L’eau est tiède. Je me suis baigné, souvent, dans le fleuve. Je sens sa chaleur qui entoure la barque et traverse le bois.

Je pourrais essayer de me lever et basculer dans les flots. En finir ainsi. Mais je préfère glisser encore. Je vois l’Afrique défiler une dernière fois. Les grands arbres secouent le ciel. Je veux jouir de cette tiédeur le plus longtemps possible.

 

Ce jour-là, à Bandiagara, le ciel semblait plus vaste qu’à sa création.

 

Des traînées de nuages, rougis par le soleil, flottaient dans les airs, comme de longs étendards délavés. Tout était beau. J’étais au pied de la muraille de la cité, là où se pressent les échoppes des marchands de tissus. Le marché de Bandiagara s’étendait sur des kilomètres. Je me souviens du brouhaha des hommes mêlé au bruit des oiseaux en cage et aux cris stridents des singes. Tout le monde avait quelque chose à vendre. Les soldats patrouillaient avec flegme, pour montrer leur présence, pour que personne n’oublie que si ce marché existait, c’était le bon vouloir de la France. J’attendais un acheteur. Nous nous étions donné rendez-vous ici pour ne pas être dérangés et je me laissais envahir par ce vacarme marchand.

 

Il n’y avait que là, dans cette foule en sueur, que je trouvais une forme de soulagement.

 

Je n’ai rien vu venir. Rien. À croire que mon instinct de soldat s’était assoupi.

Je n’ai pas remarqué que les femmes avaient disparu. Je n’ai pas remarqué que des hommes qui n’avaient rien à vendre et ne désiraient manifestement rien acheter avaient pris place un peu partout. Je n’ai pas senti les regards qui se fermaient. Les oiseaux se sont tus dans les cages, comme s’ils attendaient. Et d’un coup, subitement, des lames ont jailli de sous les étoles. Il n’y eut d’abord pas un cri. Juste la violence des corps qui se précipitent sur les soldats. Le bruit sourd du couteau qui entre jusqu’à la garde dans les côtes. Puis, enfin, le cri des assassinés. Les soldats comprirent. Hurlèrent. Quelques coups de feu furent tirés, au hasard. Des échoppes furent renversées. Ce fut alors un soulèvement de toute la foule autour de moi.

 

J’ai compris que j’étais blanc. Au milieu de la foule. Blanc. Comme une cible dans la nuit.

 

J’ai à peine eu le temps de me cacher le visage entre les poings. Cinq ou six hommes m’entouraient. Ils me rouaient de coups. Je suis tombé à genoux. Ils me frappaient à toute force. Je me suis effondré dans la poussière. Je sentais leurs pieds, leurs poings, leur rage qui me martelait les flancs. Ils allaient me tuer, avec obstination, à mains nues. Ils allaient frapper jusqu’à ce que mon visage ne ressemble plus à rien. J’ai eu le temps de penser à tout cela. Ma main a fouillé sous les plis de ma chemise, dans mon dos, à la ceinture. Je n’ai décidé de rien. C’était comme si le corps faisait selon sa propre volonté, obéissant à son seul instinct de survie. Ils continuaient à frapper. J’ai saisi la crosse de mon pistolet. J’ai encore eu la force de hurler en les mettant en joue et de me relever. J’ai brandi mon arme. Je titubais. Ils ont reculé, faisant cercle autour de moi. Je les discernais à peine. Du sang me coulait dans les yeux. Je ne voyais que des corps encore chauds de la mêlée. Ils attendaient de voir ce que j’allais faire. Ils savaient que certains d’entre eux allaient mourir. Au premier coup de feu, ils bondiraient sur moi. Mais ils hésitaient encore. Je les voyais mieux maintenant. De jeunes hommes aux traits sévères.

 

C’est là, dans le temps infini qui s’étirait, que tout a basculé.

 

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. J’ai vu un soldat français, devant moi, à terre. Il avait profité de la surprise causée par mon arme brandie pour reprendre ses esprits. La veste déchirée, il observait les assaillants avec rage. Il me regardait. Je l’entendais. “Tuez-les ! Tuez-les tous !” Ce regard, je l’ai croisé et cela m’a semblé évident. Lentement, j’ai dirigé mon arme sur lui. Les nègres se sont immobilisés. J’ai tiré trois coups de feu sur le soldat dans la poussière et ce fut comme si ces coups de feu délivraient à nouveau la fureur de la foule.

 

Les coups plurent à nouveau. Des ombres se jetèrent sur des hommes pour les étrangler. On hurla. Quelques coups de feu, encore, firent trembler le soleil. Mais plus personne ne me toucha…On me frôlait à peine. La foule chassait maintenant les survivants. La garnison de Bandiagara – dix-sept hommes au total – fut anéantie ce jour-là, comme dévorée par un essaim de jaguars.

Puis d’un coup ce fut le silence. Il n’y avait plus d’ennemis vivants. Les échoppes avaient été renversées, les marchandises piétinées. Dix-sept corps de Français gisaient dans la chaleur écœurante de l’été. Et je restais là, moi, ébahi, parmi ceux qui avaient voulu me tuer. C’est alors que je l’entendis pour la première fois. Ce nom. Il monta de la foule. Les hommes me regardaient. Je n’avais pas bougé. Le visage ensanglanté, le pistolet à la main, je les fixais dans les yeux et je les entendis reprendre un à un ce nom dont ils me baptisaient : “Le colonel Barbaque… Le colonel Barbaque…” Le sang finissait de couler. Le vent caressait les corps. Ils m’avaient épargné. J’étais des leurs désormais.