Après des semaines de navigation, un jour, en fin d’après-midi, nous arrivâmes à destination. Le ciel était bas. Les remparts de la cité nous toisaient avec morgue. Les enfants, sur les quais, nous regardaient à la manœuvre avec des yeux de flétan.

J’ai voulu que la première opération soit le débarquement du cercueil du capitaine. La veuve était là. Elle avait été prévenue et attendait sur le quai, flanquée de ses enfants. Nous avons essayé de faire cela dignement. Personne ne lui a dit que son mari puait dans les cales depuis des semaines, que les nègres au-dessous vomissaient jour et nuit d’avoir à partager leur captivité avec un cadavre. Personne ne lui a dit que le vieux Bressac lui-même avait dû prier dans sa mort pour être jeté par-dessus bord plutôt que de traîner de jour en jour sur les mers du monde.

Nous avons descendu le cercueil au rythme lent de la solennité. Nous avons fait cela bien. Une calèche attendait. Nous nous sommes tous mis à sa suite et nous avons marché à travers les ruelles, escortant la veuve et ses enfants. Il y avait là l’équipage entier bien sûr, mais aussi toute la bonne société de la ville : l’armateur, certains membres de la capitainerie, les nobles, quelques prélats…

 

Nous enterrâmes Bressac sans douleur, avec seulement la tristesse des hommes face à leur finitude. Nous ne nous doutions pas que ces instants étaient les derniers moments de calme que nous connaîtrions.

 

La foule revint du cimetière en petits groupes épars. Nous avions remis nos casquettes et allumé nos pipes. Nous traînions nos sabots en devisant sur cette foutue fièvre qui vous avalait un homme plus rapidement que la mer. C’est alors que nous entendîmes des cris. Une nuée de gamins venait à notre rencontre en hurlant : “Ils essaient de s’échapper ! Ils essaient de s’échapper !” Je compris tout de suite qu’il s’agissait de mon navire. Toute la ville était là. La honte me monta aux joues. Comment était-ce possible ? Les nègres étaient sortis ? Comment avaient-ils pu s’échapper du ventre du navire ? Les voix des gamins continuaient à résonner sur le pavé. Le brouhaha s’emparait de la foule. Je sentis que l’on me tiendrait responsable de tout. Il fallait les calmer, les rassurer, leur montrer que je n’étais pas un écervelé inconséquent. “Je m’en occupe”, dis-je à voix haute en regardant les visages dans la foule tout autour de moi. Je fis un signe de la tête à mes hommes pour qu’ils me suivent et, tandis que nous étions déjà en train de courir vers le port, je leur lançai avec rage : “On va retrouver ces nègres et on va leur faire passer le goût de la liberté !”