Une main le saisit. Il voudrait ouvrir les yeux mais il ne le peut pas. Il pense que les trois gamins sont revenus, qu’ils veulent peut-être s’excuser, l’aider à se relever. Il ne sent plus l’eau froide de la pluie couler sur sa nuque. Il lui semble même qu’il fait chaud maintenant. Il est presque bien. Il entend des voix qui l’appellent. On ne dit plus “pépé” mais “monsieur”. On lui dit de ne pas s’inquiéter. Qu’on s’occupe de lui. Une voix de femme lui demande son nom à plusieurs reprises. Il ne répond pas. Il pense qu’il est fatigué, qu’il faut qu’on le laisse tranquille, que tout cela va cesser. Mais la voix insiste. Des mains fouillent ses poches. La voix pose des questions. Elle explique qu’elle a sous les yeux une carte d’identité, sur laquelle il est écrit qu’il s’appelle “Moshe S. Cravicz”. Elle lui demande si c’est bien là son nom. Il sourit en son esprit. Il voudrait répondre que oui. Il essaie mais ses lèvres ne lui obéissent plus. Il est fatigué. Il sent un épuisement lourd envahir son corps. Il entend encore la voix de la femme qui lui explique qu’il est dans une ambulance et qu’on va l’emmener à l’hôpital. Il voudrait s’excuser, dire que ce n’est pas la peine, que tout cela est ridicule. Il voudrait demander qu’on le ramène chez lui, mais il sent qu’un sommeil est là auquel il ne peut se soustraire, un sommeil des muscles contre lequel il ne peut rien, comme un coma de l’esprit dans lequel il plonge avec, au fond de lui, un peu de réticence et de tristesse.

 

Du temps a dû passer. Une heure. Peut-être davantage. Il lui semble n’avoir pas parlé pendant plusieurs années et lorsqu’il ouvre la bouche pour répondre à la question d’une femme qui s’est penchée sur lui, il constate avec surprise que les mots sont difficiles, que cette voix qu’il entend et qui est la sienne, il la reconnaît à peine tant elle est lointaine et fatiguée. La femme l’a interrogé sur son nom. Elle a dit : “Moshe S. Cravicz ? C’est bien ça votre nom ?” Il a voulu répondre. Il s’est concentré. Mais tout ce qu’il a pu dire du bout des lèvres, de toutes ses forces, c’est “Mo”. La femme s’est levée. Elle a dit qu’il avait eu de la chance. Que ce n’était rien. Impressionnant, bien sûr, mais pas grave. Elle dit qu’il va pouvoir rentrer chez lui, en taxi, accompagné d’une infirmière. Que ce sera mieux ainsi. Et que tout va aller très bien. Qu’il ne faut pas se faire de soucis. Plus de soucis du tout.