C’est Greg qui m’a prévenu. Il est entré dans le bar tout essoufflé et il a dit : “Mo’, il y a une ambulance en bas de chez toi.” J’ai couru comme un dératé. New York continuait de vivre. Chacun vaquait à ses occupations. C’était un jour comme les autres. Les bus, les taxis, tout roulait normalement. J’ai monté les escaliers quatre à quatre. J’ai entendu des cris, des hurlements. Dans le couloir, à l’étage, il y avait deux policiers et des ambulanciers. Ils m’ont laissé approcher. Tu étais là, au fond du couloir, à moitié nue et tout ébouriffée. Une vieille robe de chambre tombait sur tes reins. Tu avais l’air d’une furie avec cet extincteur à la main que tu brandissais comme une arme. Tu gueulais aux policiers de reculer. Lorsque tu m’as vu, ta colère a redoublé d’intensité. “Fous le camp, fous le camp, je te dis ! Ne le laissez pas s’approcher de moi !” Tes pauvres seins nus dodelinaient sous la fureur de tes mouvements. Une pauvre folle au corps décharné, une possédée. Tu bavais de fureur. La démence, seule, te portait. Les policiers m’ont demandé de reculer. Ils ont mis du temps, mais ils t’ont raisonnée. Tu t’es calmée. Ils t’ont rhabillée. Dans l’appartement, ils t’ont fait une piqûre et, comme un enfant, en te tenant par la main, ils t’ont emmenée dans l’ambulance.

 

“Elle va mourir.”

 

Combien de temps était-ce après ? Je ne sais plus. Je ne dormais plus. Je ne me levais qu’avec des comprimés. Mon corps ne se nourrissait que de médicaments. “Elle va mourir.” Je revois sa tête. Est-ce qu’il comprend ce qu’il vient de me dire ? Est-ce qu’il fait l’effort, une minute, de réaliser ce qu’il me dit ? Il est assis à côté de moi, sur une chaise d’hôpital inconfortable. Il pose sa main sur mon genou. Je ne peux plus bouger. Je suis écrasé, sans douleur, sans pensée, comme anesthésié. Je n’ai pas écouté ce qu’il a dit ensuite. Tu vois, Ella, je ne sais même pas de quoi tu es morte. Il m’a expliqué pourtant. Je n’entendais pas. Je n’ai même pas attendu qu’il finisse, je me suis levé et je suis entré dans ta chambre. Odeur aseptisée d’hôpital. Murs blancs. Tout est impeccable. J’étouffe. Tu es calme. Tu tournes la tête vers moi. Je m’assieds à ton chevet. J’étouffe. Je ne parle pas. Je pleure, je crois. Tu te mets à parler. Doucement. D’une autre voix que celle que je te connaissais. J’ai la bouche grande ouverte. Je t’écoute. Je manque d’air. Tu parles tout bas. Tu essaies de sourire. Tu dis : “Mo’, je voudrais retourner au Gramercy Park Hotel, juste une dernière fois.” Tes yeux brillent. Je suis assommé. Je ne réponds pas. Plus de force pour hurler. Plus de force. Tu fermes les yeux. Un temps infini s’écoule. J’ai le sentiment que je vais mourir, là, avec toi. Que je n’y survivrai pas. Que tout va s’achever ainsi. Que je vais mourir d’un coup. Tu veux parler à nouveau. Tu sembles plus triste, plus résignée. Comme si tu avais longuement réfléchi. Comme un enfant qui se reprend. Tu te corriges et ajoutes : “Promets-moi d’y retourner, Mo’, promets-moi.” Je te le promets. Je serre ta main contre moi. Tu dis merci, tu souris comme un mort et fermes les yeux. Tu ne les as plus ouverts, Ella. Tu es morte quelques heures plus tard. Je n’ai plus jamais revu ton regard. On est venu me trouver dans une salle d’attente où je m’étais endormi. Ils m’ont dit : “C’est fini, monsieur, nous sommes désolés.” Quelque chose comme ça, je crois. Je ne me souviens plus du reste, de ce que je fis après. Cela n’avait plus aucune importance.

 

Trente ans d’oubli. Oui, Ella, j’ai écrit sans toi. J’ai été publié. On me salue parfois dans les librairies et les universités. Oui, Ella, tu es morte et moi pas. Je serre ta main de toutes mes forces. Je veux que tu vives. Que tu reviennes à toi. Je veux que tu écoutes ce que j’ai rêvé pour toi. Oui, Ella, je te l’ai promis. Trente ans d’oubli. Et mon corps qui faiblit. Je ne t’ai pas amenée au Gramercy. Je n’ai pas eu la force. J’aurais dû. Même à l’agonie, même morte, j’aurais dû te porter et te coucher dans ce lit où tu fus heureuse toute une nuit. Je n’ai pas eu la force. C’est la dernière chose que tu aies demandée. Le Gramercy Park Hotel. Je te l’ai promis, Ella. J’ai mis du temps, tu vois, mais j’y suis revenu. Je suis là maintenant. Je suis vieux et fatigué. C’est à ton tour, aujourd’hui, de me serrer la main et de sangloter. Je ne suis pas triste, je suis faible. Oui, faible. Mais je suis heureux de m’être souvenu à temps. Le Gramercy Park Hotel. Je te prends dans mes bras. Tu n’es pas lourde. N’aie pas peur. Tu ne tomberas pas. Tu retrouveras la chambre, tu retrouveras la joie. Ne crains rien. Regarde comme je suis fort. Je t’avais promis, Ella. Regarde.