Je les entends derrière moi. Tout le monde se donne des nouvelles. Ils appellent. Ils parlent fort dans le combiné. Je les entends tous. Tout le monde est bien arrivé. Tout le monde est un peu fatigué par le voyage, mais content. Dans toutes les langues du monde. Je les entends tous.

Ce petit rouquin qui passe, là, celui qui vient de téléphoner à l’étranger, qui a parlé une langue que je n’ai pas comprise, c’est étrange comme il ressemble à Sean.

Je me souviens de Sean. Il est mort d’ennui, sous un métro, sans commentaire ni lettre posthume. Et toute sa famille est venue me voir pour me demander si je pouvais expliquer ce geste, si je savais quelque chose, s’il m’avait fait part de son projet. Et plus tard toute sa famille est revenue me voir en m’insultant, me disant que c’était parce qu’il fréquentait des types comme moi que Sean était mort. Je me souviens. Ils ont employé le mot “dégénéré”. Est-ce que je sais, moi, de quoi est mort Sean ? Le bon Sean. Il marchait dans les rues avec un parapluie ouvert. Il faisait chaud. Le soleil brillait. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait ce parapluie, il répondait que c’était parce qu’il pleuvait à Bombay. Sean et ses soirées poétiques. Il nous accueillait tous. Il nous versait à boire, nous faisait manger et chacun lisait ses derniers écrits. Des poèmes contre une ration de pommes de terre. C’était la règle sous le toit de Sean. “Rien écrit, rien à manger.” Il écoutait chacun de nous avec avidité. Nous autres, les goinfres, une fois qu’on avait lu nos poèmes, on ne pensait qu’à bâfrer. Personne n’écoutait plus personne. Il n’y a que Sean qui restait attentif, tendu et souriant. Il n’a pas écrit une seule ligne, Sean, et c’est peut-être ça qui l’a tué. C’est à une de ces soirées que je t’ai rencontrée, Ella. Tu te souviens ? Oui. Bien sûr, tu te souviens. Tu étais venue avec Greg. Nous sommes sortis tous les trois de chez Sean. Nous sommes allés prendre quelques clichés de nuit. Je t’ai embrassée. Tu te souviens, Ella ?

Est-ce que c’est Sean qui vient me rendre visite ? Pourquoi a-t-il sauté ? Qu’est-ce que je pouvais dire à sa famille ? Que leur petit Sean était mort parce qu’il n’arrivait pas à écrire de poèmes, parce qu’il ne dansait pas comme nous et rougissait, souvent, lorsqu’on lui tendait la main. Est-ce qu’on peut mourir de cela ? Ils m’ont dit que j’étais responsable. Tu te souviens, Ella ? Ils ont dit “seul responsable”. Est-ce qu’ils avaient raison ? Et si Sean n’avait pas les épaules assez larges pour nos jeux d’aliénés ? Si nous l’avions emmené sur une pente trop glissante pour lui ? Est-ce que ce n’est pas pour cela qu’il nous faisait rire, Sean, avec ses yeux écarquillés ? Il trouvait tout si beau, si original. Il nous admirait et nous le faisions boire sans nous soucier de ses désirs. Est-ce qu’il n’est pas mort de nous avoir suivis ? Et toi, est-ce que ce n’est pas comme cela aussi que je t’ai tuée ?

Regarde-le, celui-là, le petit rouquin qui disparaît. Personne ne le tire là où il ne veut pas aller. Personne ne l’entraîne au-delà de ses forces. Il vivra longtemps la vie qu’il doit mener. J’ai présumé souvent de la force de mes compagnons. De la tienne aussi, Ella. Est-ce que ce n’est pas cela que tu me reprochais ? “Vas-y, va retrouver ta bande d’insomniaques !” Tu pleurais, et j’y allais. Il ne faut pas m’en vouloir. Repense à notre vie, dans ce minuscule appartement où nous faisions des économies d’électricité. Je te tenais serrée dans mes bras. Nous dormions en pull et en chaussettes. Tu riais en disant qu’il n’y avait que chez nous que les invités, en entrant, mettaient des gants et un bonnet. Oui, nous avons eu froid et cela nous a usés.

Je te demande pardon, Sean, de t’avoir exposé à une peur que tu ne pouvais pas supporter. Je te demande pardon pour la vie de petit employé que tu n’as pas osé mener de crainte que nous nous moquions de toi. Tu avais raison d’avoir peur, nous nous serions moqués de toi. Mais cela n’aurait pas dû t’arrêter. Nous n’étions que des imbéciles, Sean. Je te demande pardon pour toutes ces heures que j’ai passées à manger tes rations de pommes de terre sans prendre un instant pour te regarder. C’est chez toi que je l’ai rencontrée et je ne t’ai jamais remercié. Tu as sauté trop vite, Sean. Je te demande pardon de n’avoir pas réussi à pleurer sur ta tombe. Je voudrais juste te dire que je me souviens de toi. Tu n’aurais pas dû sauter. Tu aurais dû nous chasser de chez toi. Tu n’avais à rougir de rien. Tu aurais fait un homme honnête, Sean. Pourquoi est-ce que tu pars ainsi, sans te retourner ? Est-ce que tu ne m’as pas reconnu ? C’est bien comme ça. C’est juste. Ne te retourne pas. Je te demande pardon. Ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que je suis triste. Qu’as-tu fait, Sean ? Tu nous imaginais plus grands que nous n’étions. Tu voyais en nous des génies, nous n’étions que de pauvres gamins. Aujourd’hui, je t’enterre vraiment. Aujourd’hui je pleure sur ce que fut ta vie. Et sur ton nom, Sean, je jette une poignée de terre de ma mémoire retrouvée.