Des gens viennent téléphoner. À quelques mètres du fauteuil où il est assis. Il entend les bribes de conversations, mais cela ne le dérange pas. De ces vieilles cabines téléphoniques, des hommes et des femmes essaient de joindre leurs proches, dans le monde entier. Bientôt il n’y prête plus attention. Il est plongé dans ses pensées.

 

Ella. Tu portes une petite robe bleue. À bretelles. Il fait chaud. Tu as mis du rouge à lèvres. Tu relèves la tête. Tu me souris. Tu prends ton temps. J’attends avec inquiétude ton verdict. C’est la première fois que je te fais lire ce que j’écris. “Tu es un grand poète, Mo’. Un grand poète. Ils vont trembler en te lisant.”

Si tu savais, Ella. J’ai écrit depuis, plusieurs livres. Des années d’écriture et personne n’a tremblé, tu sais, personne d’autre que moi, dans la solitude de mes nuits. Ella. J’ai l’impression que cela fait trente ans que je n’avais pas pensé à toi. Comment est-ce possible ? Trente ans d’oubli. Tu es fâchée ? Bien sûr que tu es fâchée. Je n’ai pas prononcé ton nom depuis si longtemps. Ella. Ella. Ne sois plus fâchée.

 

Oui. C’est moi. Oui. Je suis arrivé. Oui, oui, c’est bien. Alors quand est-ce que tu viens ? Tu ne peux pas plus tôt ? Oui, je t’en prie. OK. Chambre 256. Je t’attends.”

 

J’y suis. Tu vois, j’ai tenu parole. Tu les entends, à côté. Ils se téléphonent, se donnent des rendez-vous, se renversent sur des lits. Comme nous, Ella. Tu les entends. J’aimerais qu’ils fassent l’amour dans les cinq cents chambres en même temps. Quel foutoir ce serait ! Cinq cents étreintes simultanées. Tu ne pourrais pas ne pas les entendre. On aurait dû faire ça, Ella. Il y a tant de choses qu’on aurait dû faire autrefois. J’ai mal à la tête. Je n’ai plus la force que j’avais. Est-ce que tu me reconnaîtrais, Ella ? Je ne sais pas. Tu t’es arrêtée de vieillir, toi, figée à jamais dans ton visage de trente ans. Je meurs chaque jour, moi. La peau se détend, les muscles s’usent, je me courbe doucement. J’entends moins, je me répète souvent. Est-ce que tu me reconnaîtrais ? Tu as bien fait de mourir, Ella. Je préfère que tu ne voies pas cela : ton cher Mo tout usé qui ne peut plus ni trop rire, ni trop danser. Je m’imagine parfois que tu reviens. Tu es telle que tu fus lorsque tu es morte. Trente ans, à peine. Pleine de vie et d’allant. Trente ans et tu traverses ce hall sinistre où je me tiens prostré. Est-ce que tu me verrais seulement ? Tu me dépasserais peut-être sans même me voir, comme tous ceux-là. Est-ce que quelque chose t’arrêterait, quelque chose dans le regard qui pourrait ne pas avoir vieilli ?

Tu vois, je suis revenu. Cela m’a pris du temps. Qu’est-ce que j’ai fait pendant toutes ces années ? Je ne sais pas. Je n’ai pas beaucoup vécu, Ella. J’attendais, je crois. Trente ans sans revenir ici une seule fois. Trente ans sans avoir remis les pieds une seule fois dans notre ancien quartier. Tu devrais m’en vouloir car vraiment je crois que j’ai tout fait pour oublier. J’ai tant de choses à te dire. Tu sais, les gens sont jeunes ici. Ils passent sans même me voir. Je les épie discrètement. Tout continue, Ella. Les amants. Les hommes d’affaires. Les employés, les étrangers. Ils sont tous jeunes. Et la ville aussi. Je l’ai vue tout à l’heure, par la vitre du taxi. Les affiches ont changé. Le nom des marques. La couleur des publicités. Il y a plus de lumière. Tout a grandi. Tout est plus vif et plus nerveux qu’autrefois. Cela te plairait, Ella. Combien de fois t’es-tu fâchée parce que je pleurais sur un café qui avait disparu, sur un trottoir qui avait été refait, sur un jardin réaménagé ? Tu disais que si je voulais pleurer sur les vieilles pierres, ce n’était pas à New York que je devais vivre. Tu disais que je ferais mieux de me trouver un petit patelin paumé au fond de l’Arkansas ou du Nouveau-Mexique, où rien ne change, où on crève dans les mêmes décors que ses grands-parents. Tu avais raison. Tu serais heureuse de voir combien tout a changé. Tout s’est accéléré. C’est une ville qui ne vieillit pas. C’est ça, sûrement, qui m’a fait oublier.

Tu sais, les trois gamins qui m’ont renversé, j’ai pensé, un instant, leur courir après. J’étais tombé dans le caniveau, je perdais du sang, tout mon corps tremblait, et je me suis dit : “Allez, Mo’, lève-toi, rattrape-les, bats-toi.” Je n’ai pas compris tout de suite que j’étais brisé. Il leur a suffi d’une petite gifle pour me faire tomber. Je suis devenu plus léger qu’un enfant et plus encombrant qu’un handicapé. J’avais oublié, Ella, que le temps ronge les muscles. Je ne me croyais pas si vieux. Je suis une montagne prête à s’effondrer. Mais tu vois, j’ai eu la force de revenir. Il a fallu que les gamins me frappent pour que tout remonte à ma mémoire. C’est eux, finalement, qui m’ont guidé jusqu’ici. Il a fallu qu’ils frappent fort sur mon vieux crâne pour en secouer la poussière.

 

Allô, maman ? Oui. Ça y est. Oui, un peu fatigant, mais ça va. Oui, génial. On est sorti jeter un coup d’œil. C’est super, c’est haut, c’est grand, ça bouge dans tous les sens. Oui, je te raconterai. Bisous.”