“Allô ? Oui. Bonsoir. Je téléphone pour réserver six places pour ce soit Deuxième set. Birns. B.I.R.N.S. 22 h 30 ? OK. Merci.”

 

Des hommes continuent à danser. Dimitri n’est plus là, pourtant. Ils continuent sans lui. Il n’y avait pas un concert où il n’était. Comparés à lui, nous étions tous de pauvres nains fatigués. C’était un titan et il ne cessait jamais de rire et de trinquer, arpentant New York en tous sens pour ne rien rater, écrivant dans un anglais abominable un article après chaque concert. Il te les faisait relire, Ella. Tu les corrigeais. Il n’avait pas un sou, mais pour te remercier, il te serrait fort dans ses bras et t’embrassait. Tu étais une poupée de chiffon sous son étreinte de colosse. Je l’aimais pour cette gentillesse qu’il avait avec toi. Je l’aimais parce qu’il te respectait, te murmurait des petits mots en russe et ne se moquait jamais de toi. Il n’avait pas peur non plus. Il est venu jusqu’au bout. Il était fidèle, Dimitri. J’aimais le bien qu’il te faisait, la lumière qui était sur ton visage lorsqu’il s’en allait. Le grand Dimitri qui n’arrivait pas à parler anglais.

Lorsqu’il a frappé à la porte, un soir de semaine, tu t’es réveillée en sursautant. Il est entré avec la petite Maria, toute maigre et tout effacée, la petite Maria si gênée qu’elle se cachait derrière lui.

Dimitri nous a annoncé qu’ils se mariaient ce soir-là et partaient le lendemain. Qu’il fallait vite enfiler quelque chose, que la fête serait longue et qu’ils nous voulaient à leurs côtés. Nous sommes allés dans la cave d’un café. Ils avaient tout préparé. Des musiciens étaient là qui attendaient. Je t’ai vue rire cette nuit-là. Je ne me souvenais plus que ton visage pouvait avoir tant de lumière. Cette noce, jamais je ne l’oublierai. Tu pleurais souvent, assise au banquet. Tu pleurais parce que Dimitri et Maria allaient partir, quitter New York et notre petit monde. Tu pleurais sur cet adieu, et Dimitri le voyait. Alors, chaque fois, il disait à ses musiciens de jouer plus fort, il disait qu’Ella ne devait pas pleurer, que si elle pleurait c’était de leur faute parce que la musique n’était pas assez forte. Il les traitait d’incapables et t’invitait à danser. J’ai pleuré, moi aussi, en te regardant danser. Cela faisait si longtemps, Ella. Nous avions déjà tellement commencé à nous blesser l’un l’autre. Et tu dansais, maintenant, sous mes yeux, exsangue et épuisée de maladie. Tu n’aurais pas dû. Tes forces te quittaient, mais je n’ai pas osé te demander d’arrêter. Plusieurs fois tu as vacillé, plusieurs fois j’ai cru que tu te trouverais mal et qu’il faudrait appeler une ambulance, mais tu dansais. Et je ne pouvais détacher mes yeux de ton visage livide mais joyeux. Je pris Maria par la taille et je la pressai contre moi. Nos pieds frappaient le sol. Je dansais avec toi, avec Maria, avec Dimitri et ma tristesse. Nous disions au revoir aux amis, au revoir à cette vie et chaque fois que tu t’écartais des danseurs, chaque fois que tu marchais pour reprendre ton souffle et que le voile de la mort te recouvrait le visage, Dimitri s’immobilisait, te cherchait des yeux et hurlait : “Où est Ella ? Je veux danser avec petite Ella !” Et lorsqu’il voyait tes yeux rouges de pleurs, il te grondait comme un maître sévère Tu ne dois pas pleurer, petite Ella, tu dois danser avec Dimitri. Dimitri veut danser. Ce soir, Dimitri est roi.” Je croyais que tu étais sans force, que tu allais t’effondrer, mais tu tenais encore et tu dansais à nouveau. C’était un supplice. J’en voulais à Dimitri de te pousser ainsi au-delà de tes forces, mais je lui étais reconnaissant de faire naître sur ton visage une joie que je ne te connaissais plus depuis longtemps. Dimitri et Maria. Nous ne les avons plus jamais revus. Ils ont quitté les États-Unis. Retournés en Russie, peut-être. Ou passés au Mexique où la vie est moins chère et où Maria a pu élever ses enfants sous le soleil de ses ancêtres. De tous nos amis, Dimitri, seul, t’a aimée comme tu le méritais. Cette noce résonne dans ma tête. “Je veux danser avec petite Ella.” Où sont-ils maintenant ? Ont-ils vieilli aussi ? Vieux et courbés comme moi ? Allant et venant dans les rues d’un petit village mexicain ? Est-ce qu’ils se souviennent d’Ella ? de ses dernières larmes de joie ? Je voudrais demander à la vie d’épargner Maria et Dimitri. Qu’ils n’aient pas vieilli. Qu’eux seuls restent comme ils furent. Ivres et fous de joie. Qu’ils continuent de danser dans la sueur et les cris. Qu’ils dansent encore de toutes leurs forces. Cela leur allait si bien. Que la vie n’ait pas tout défait. Qu’ils ne se soient pas tassés, eux aussi, le dos voûté, répétant les mêmes phrases, attendant de mourir. Je voudrais que Maria et Dimitri dansent encore avec toi. Je voudrais entendre à nouveau cette voix puissante qui résonne dans mon crâne : “Tu ne dois pas pleurer, petite Ella !” Faites qu’ils ne meurent pas. C’est trop triste. Qu’ils soient jeunes encore, qu’aucune ride ne leur ait flétri le visage, qu’ils soient pour toujours comme durant cette nuit de noces, faites qu’ils dansent encore pour nous qui sommes morts, pour nous qui avons tant pleuré, faites qu’ils dansent, je ne demande que cela.