8

Lucas passa le début de l'après-midi à lire les journaux, puis à zapper d'une chaîne de télévision à l'autre. Quand il eut fait le tour, il appela la criminelle et demanda que Sloan le rejoigne au bureau de Nancy Wolfe.

En arrivant devant l'immeuble, Lucas trouva Sloan penché sur l'Acura NSX que lui-même avait examinée le matin.

« C'est de la tôle épaisse, dit Sloan en traînant les pieds jusqu'à lui. À côté, la Porsche a l'air d'une putain de Packard. »

Sloan était un homme maigre, un homme qui regardait le monde en coin, avec un sourire sceptique. Il aimait les costumes marron et en possédait plusieurs de tonalités différentes : en été, il affectionnait les ocre clair et les blanc cassé, les cravates rayées et les chapeaux de paille ; en hiver, il penchait pour les tons plus sombres et les chapeaux de feutre. Il venait de passer à la ligne hivernale et formait une tache sombre sur le parking.

« Si tu la reluques de trop près, elle va finir par te mordre », dit Lucas en désignant la NSX. Il lança la bague de fiançailles en l'air, la rattrapa et la glissa à l'extrémité de son pouce. La pierre étincelait comme un incendie de forêt.

« Qu'est-ce qu'on fait? demanda Sloan.

— On va jouer à méchant flic-gentil flic avec Nancy Wolfe, l'associée de Mme Manette. Toi, tu fais le gentil.

-— Qu'est-ce qu'elle a à voir là-dedans?

— Tu es au courant, pour le coup de téléphone de ce salopard ? demanda Lucas.

— Oui, Lester m'a fait écouter la cassette.

— Je me suis renseigné un peu partout. Personne, aucun journal, aucune station de radio, aucune chaîne de télévision n'a parlé du T-shirt GenCon. Personne n'a révélé que j'étais sur l'affaire. Les seuls au courant, en dehors de notre service, étaient la famille et quelques proches. Wolfe. Un avocat.

— Bon Dieu! s'exclama Sloan en se grattant la tête. Tu crois que quelqu'un lui raconte des trucs? Au salopard?

— Ça se pourrait. Je veux bien admettre qu'il ait entendu parler de moi. Mais je ne peux expliquer comment il sait, pour le T-shirt, à moins d'être doué d'une intuition surnaturelle.

— Hum. » Ils passèrent devant la sculpture-chewing-gum.

Sloan la regarda et demanda :

« On applique Miranda[1] ?

— Tout à fait. On lui sort le grand jeu. Si elle veut un avocat, on lui dit : Parfait. Je ne vais pas la lâcher. Il faut la pousser dans ses retranchements. Pareil pour le reste de la famille, quand nous y serons. »

 

« Lucas, hé, Lucas ! » Ils venaient de s'engager sur le pont, s'étaient arrêtés un instant pour regarder les carpes, quand ils entendirent une voix féminine. Ils se retournèrent et virent Jan Reed qui courait de l'autre côté de la rue. Une camionnette de la télévision effectuait un demi-tour interdit pour entrer dans le parking.

« Celle-là me fait vraiment bander », avoua Sloan entre ses dents.

Reed avait de grands yeux bruns, des cheveux auburn qui lui tombaient sur les épaules et de longues jambes bronzées. Elle portait un tailleur couleur prune et des chaussures assorties, un sac Gucci pendait à son épaule. Elle avait des incisives légèrement saillantes, et un discret zézaiement ajoutait à son charme.

« Vous êtes sur ce coup-là? demanda Lucas quand Reed arriva à leur hauteur. Voici...

— L'inspecteur Sloan, bien entendu », dit Reed. Elle serra la main de Sloan et lui décocha un sourire à deux cents watts, se tourna vers Lucas et expliqua : « J'essaie d'interviewer Nancy Wolfe. J'ai cru comprendre que ses fichiers avaient été mis sous séquestre ce matin par les nazis locaux.

— C'était moi », fit Lucas.

Le sourire de Reed s'élargit imperceptiblement : elle s'en était doutée.

« Vraiment ? Et pourquoi avez-vous fait ça ? »

Lucas jeta un coup d'oeil au camion et répondit : « Jan, Jan, Jan. Vous avez un affreux micro, pas du tout éthique, dans ce camion, n'est-ce pas? Je veux dire, nom d'un chien, que c'est un procédé des plus vulgaires, voire répugnant, une intrusion sournoise dans ma vie privée. De fait, c'est même à la limite du délictueux. Si ce n'est pas carrément délictueux. » Reed poussa un soupir. « Lucas... »

Il se pencha à son oreille et murmura : « Allez vous branler. »

Elle se pencha vers la sienne et répondit sur le même ton : « Je ne suis pas contre le principe, mais il se trouve que je préfère travailler en équipe. »

Lucas recula, toucha la bague au fond de sa poche et dit : « Allez, Sloan, on va voir si nous pouvons parler à Mme Wolfe avant les médias...

— Bon sang, Lucas ! » s'exclama Reed en tapant du pied.

 

«Tu crois vraiment qu'ils avaient un micro? demanda Sloan quand ils furent à l'intérieur du bâtiment.

— J'en suis convaincu.

— Et tu penses qu'ils ont entendu ce que je disais? Comme quoi elle me faisait bander?

— Sans aucun doute, dit Lucas en réprimant un sourire. Et ils se serviront aussi de ça, ces infâmes planqués.

— Tu me racontes des bobards, mon vieux. Arrête, j'ai besoin de savoir. »

La réceptionniste eut l'air de vouloir rentrer sous terre lorsqu'elle vit Lucas et Sloan pénétrer dans le hall. Lucas demanda à voir Wolfe.

«Le Dr Wolfe est avec un patient. Elle devrait avoir terminé dans... » Elle jeta un coup d'œil à la pendule de bureau. « Cinq minutes environ. Je ne voudrais pas l'interrompre...

— Nous la verrons quand elle sera prête, répliqua Lucas. Nous l'attendrons dans le bureau du Dr Manette. »

Sherrill et Black étaient assis par terre, occupés à éplucher une pile de chemises en carton.

« Du nouveau? s'enquit Lucas.

— Salut, Sloan, dit Sherrill.

— Ceux-ci sont complètement fêlés, indiqua Black en tapotant un petit tas de dossiers. Ceux-là sont névrosés, poursuivit-il en désignant un autre tas, plus épais, et la grosse pile, ce sont les légèrement dérangés. Certains cinglés sont en prison ou à l'hôpital. Il y en a d'autres, mais nous ignorons où ils sont. Quand nous en repérons un, nous appelons le commissariat.

— Où en est-on, pour le banquier? demanda Sherrill.

— J'en ai fait cadeau au chef, dit Lucas. Vous en avez trouvé d'autres dans le même genre?

— Possible. Il y en a deux ou trois auxquels elle a ajouté de charmants petits commentaires... cryptiques. Des références à d'autres dossiers que nous n'avons pas trouvés. Il y a des fichiers informatiques quelque part, mais nous n'avons pas les disquettes. Anderson va venir explorer son disque dur. » Elle tourna la tête vers un ordinateur IBM qui trônait sur une tablette à côté du bureau de Manette.

Wolfe entra alors, le visage crispé, contenant à peine sa rage, et se planta devant Lucas, les bras le long du corps, poings serrés.

« Que voulez-vous ?

— Nous avons des questions à vous poser.

— Dois-je appeler mon avocat?

— Comme vous voulez, fit Lucas en haussant les épaules. Et il est de mon devoir de vous prévenir : vous avez le droit de demander un avocat. »

Wolfe blêmit lorsque Lucas lui énonça la règle Miranda.

« Vous êtes sérieux.

—- Oui, dit-il en opinant. Nous sommes très sérieux, docteur Wolfe. »

Sloan intervint d'un ton plus amène, apaisant.

« Nous n'avons que des questions de routine à vous poser. Entendez par là, c'est à vous de décider, m'dame Wolfe, mais nous ne voulons pas vous importuner. On ne va pas vous braquer de projecteur en pleine face. Nous essayons simplement de dégager quelques hypothèses. Si ce n'est pas un de ses patients qui l'a enlevée, pourquoi a-t-on fait ça? A l'évidence, le coup a été préparé, donc ce n'est pas l'œuvre d'un maniaque qui enlève des gens au hasard. Nous avons besoin de savoir qui aurait intérêt...

— Cet homme, dit Wolfe, s'adressant à Sloan mais braquant son index sur Lucas, a suggéré ce matin que je bénéficierais de la mort d'Andi. Cela me déplaît fortement. Andi est ma plus chère amie, une amie de longue date. Elle est ma meilleure amie depuis l'université et, s'il devait lui arriver quelque chose, ce serait pour moi un désastre, pas un profit. Et je déplore... »

Sloan jeta un coup d'œil à Lucas, secoua la tête et reporta son attention sur Wolfe : « Il arrive que Lucas et moi ne soyons pas en phase sur ce genre de choses...

— Sloan... » commença Lucas, sur le ton de la mise en garde. Mais Sloan leva la main.

« Ce n'est pas un méchant homme, expliqua Sloan à Wolfe, mais il n'a pas de manières. Je suis sûr qu'il ne voulait pas vous offenser mais, voyez-vous, quelquefois, il... comment dire, il est un peu trop direct. »

Lucas laissa paraître son irritation.

« Dites-moi, Sloan... »

Sloan l'arrêta de la main. « Nous cherchons des faits. Nous ne voulons pas vous contraindre. Nous essayons simplement de voir à qui profiterait la mort ou la disparition d'Andi Manette, nous ne disons pas que c'est vous. Moi pas, en tout cas. »

Nancy Wolfe secoua la tête. « Je ne vois pas comment cela pourrait profiter à qui que ce soit. Si Andi mourait, je toucherais une indemnité de la compagnie d'assurances en tant qu'associée, mais cela ne compenserait pas sa perte, ni sur le plan financier ni sur le plan affectif. Je peux imaginer que George Dunn récupérerait un paquet — vous savez, elle a démarré avec l'argent de sa famille. George serait encore menuisier s'il n'avait pas épousé Andi.

— On ne pourrait pas en parler dans votre bureau ? Nous serions mieux dans un endroit un peu plus discret, non ? » demanda Sloan, triomphant.

Sur le chemin du bureau de Wolfe, qui avait quelques pas d'avance sur eux, Sloan se pencha vers Lucas et chuchota : « Tu sais, cette Sherrill... eh bien, elle me fait bander aussi. Je me demande si je n'ai pas un problème de ce côté-là...

— On ne peut pas dire que ça soit une nouveauté », dit Lucas. Il lança la bague en l'air et la rattrapa. Sherrill... Sherrill était attirante. Jan Reed aussi. S'il n'y avait eu Weather, il aurait certainement ramené Jan Reed chez lui. Lucas aimait les femmes, beaucoup. Trop, peut-être. C'était un argument de plus sur la longue liste des problèmes que lui posait le mariage.

Il était toujours choqué quand un de ses amis mariés draguait une autre femme. Cela ne lui paraissait pas bien. Tant qu'on ne s'est pas engagé, d'accord, on peut faire ce qu'on veut. Maintenant que la perspective du mariage se profilait, il se demandait : la chasse allait-elle lui manquer? Suffisamment pour qu'il trompe Weather? Allait-il prendre cette question en compte s'il lui demandait de l'épouser? D'un autre côté, il n'avait pas vraiment envie de Reed. Ni de Sherrill. Il avait seulement envie de Weather.

«Qu'est-ce qui ne va pas? demanda doucement Sloan.

— Pardon?

— Tu avais la tête de quelqu'un qui a eu une attaque ou je ne sais quoi. » Ils étaient devant la porte de Wolfe, et Sloan le regardait d'un air intrigué.

« Oh rien. Il se passe beaucoup de choses. »

Sloan sourit « Je vois. »

 

Le bureau de Nancy Wolfe était le reflet de celui d'Andi Manette, même genre de mobilier, même alcôve remplie de dossiers plus la machine à café. Sloan, usant de tout son charme, réussit à la faire parler.

Elle n'aimait pas George Dunn. Il était confronté à un divorce imminent. Si Andi mourait, non seulement il allait hériter et toucher le montant de l'assurance, mais il sauverait la moitié de sa fortune. « C'est ce qu'elle récupérerait après la séparation. Quand ils se sont mariés, il ne possédait que sa chemise, c'est tout; son argent, il l'a gagné après leur mariage. Vous connaissez la législation du Minnesota en matière de divorce... »

Tower Manette ne toucherait rien à la mort de sa fille, expliqua Wolfe, à moins d'un concours de circonstances fort compliqué et improbable. Il faudrait qu'Andi meure, ainsi que ses deux filles, et que George Dunn soit reconnu coupable du crime.

« Ça ne vous rapporterait que l'indemnité que la compagnie d'assurances prévoit pour l'associée demeurée seule ? demanda Lucas.

— Exactement.

— Qui reprendrait les patients du Dr Manette? »

Wolfe eut l'air exaspérée. « Moi, monsieur Davenport. Et je gagnerais un peu d'argent avec eux. Mais, aussi rapidement que possible, je trouverais quelqu'un pour s'en occuper. J'ai un carnet de rendez-vous entièrement bouclé, actuellement. Je ne pourrais pas me charger de sa clientèle, pas toute seule.

— Donc, ça vous ferait l'assurance et la clientèle.

— Bon sang ! s'exclama Wolfe. Ces insinuations sont intolérables.

— Ce ne sont pas des insinuations. Nous parlons de gros sous, et vous n'êtes pas très coopérative, rétorqua Lucas d'un ton sec.

— Allons, allons, intervint Sloan. Calme-toi, Lucas. »

Ils poursuivirent l'entretien pendant une demi-heure mais ne glanèrent pas grand-chose de plus. Comme ils allaient partir, Wolfe lança à Lucas : « Je pense que vous êtes au courant, pour la plainte.

— Non.

— Nous nous sommes adressés au tribunal pour rentrer en possession de nos fichiers », expliqua-t-elle.

Lucas haussa les épaules.

« Ça ne me concerne pas. Les avocats s'en occuperont.

— Ce que vous faites est scandaleux.

— Racontez ça à Andi Manette et à ses filles, si nous les récupérons.

— Je suis sûre qu'Andi nous soutiendrait, dit Wolfe. C'est nous qui devrions examiner les fichiers et vous communiquer ce qui peut être important.

— Vous n'êtes pas de la police, répondit Lucas d'un ton cassant. Ce qui est important pour des policiers ne l'est pas forcément pour des psys.

— Vous n'avancez pas bien vite, aboya Wolfe. Autant que je sache, vous n'avez rien trouvé jusqu'ici. »

Lucas sortit le portrait-robot de sa poche : les souvenirs accumulés de deux témoins oculaires et de Marcus Paloma, le propriétaire du magasin de jeux. « Vous connaissez cet homme ? » Wolfe prit la photo, fronça les sourcils, secoua la tête.

« Non, je ne pense pas. Mais il a l'air... générique. Qui est-ce?

— Le ravisseur, dit Lucas. Voilà le rien que nous avons trouvé jusqu'ici. »

 

« Ça fait au moins une femme qui ne te trouve pas irrésistible, ironisa Sloan tandis qu'ils longeaient le couloir vers la sortie.

— Ouais, sur combien ? » Lucas supportait assez bien qu'on ne l'aime pas, mais parfois le goût était amer. « Sur les six mille que nous connaissons ?

— Je crois que c'est huit mille.

— Est-ce qu'elle te fait bander, celle-là?

— Non... non. » Sloan poussa la porte donnant sur la rue. « Ça serait plutôt elle qui bande, et ce n'est pas pour moi. » Quelques secondes plus tard, il ajouta : « Où va-t-on, maintenant ? Chez Tower Manette?

— Oui. Oh, bon sang, le temps passe. » Lucas s'arrêta pour contempler les carpes qui patrouillaient dans l'eau, leurs ouïes s'ouvrant et se refermant avec lenteur. Insouciantes, les carpes : et il eut le sentiment que quelqu'un lui ajoutait un poids sur la poitrine. « Manette et les petites... Seigneur. »

 

Tower Manette répéta que Dunn hériterait de tout, sauf si l'on établissait qu'il avait participé au crime.

« Vous l'en croyez capable ? demanda Sloan.

— Pour les filles, je ne sais pas. » Tower commença à marcher autour du tapis en se mordillant un ongle. « Il s'est toujours comporté comme s'il les aimait mais, au fond, George Dunn est capable de tout. Supposons qu'il ait payé un imbécile pour... enlever Andi. Au lieu de quoi, le type embarque les deux petites aussi parce qu'elles sont témoins de cet enlèvement qui tourne mal. George pourrait difficilement aller vous expliquer ça.

— Je ne suis pas d'accord », intervint Helen Manette. Son visage était marqué par l'inquiétude, son regard flou. «J'ai toujours bien aimé George. Plus que Tower, en tout cas. À mon avis, s'il était impliqué dans cette histoire, il veillerait à ce qu'il ne soit fait aucun mal aux petites. »

Manette s'immobilisa, fit volte-face et tendit l'index vers Lucas : « Sincèrement, je crois que vous faites fausse route. Vous devriez vous lancer sur la piste des cinglés au lieu de chercher à qui le crime profite.

— Nous suivons toutes les pistes possibles, affirma Lucas. Nous essayons tout.

— Avez-vous obtenu quelque chose? N'importe quoi?

— Quelque chose, oui : nous avons un portrait du ravisseur.

— Quoi? Je peux le voir? »

Lucas sortit le portrait-robot de sa poche. Le couple Manette le regarda et hocha la tête en même temps.

« Jamais vu, dit Tower Manette. Et sa mort ne profiterait à personne, sauf à George Dunn.

— C'est-à-dire..., commença Helen Manette avec hésitation. Je déteste...

— Qu'entendez-vous par là? demanda Sloan. La moindre chose a son importance.

— Eh bien, Nancy Wolfe. L'indemnité de La compagnie d'assurances n'est pas la seule chose qu'elle toucherait. Elles ont fondé cette affaire et elles ont six associés. Si Andi disparaissait, Nancy récupérerait l'affaire, en plus de l'argent de l'assurance.

— C'est ridicule ! s'exclama Tower Manette. Nancy est une vieille amie de la famille. Et c'est la plus ancienne amie d'Andi...

— Qui sortait avec George Dunn avant qu'Andi ne le lui prenne, précisa Helen. Quant à l'affaire, cela marche très bien...

— Mais le Dr Wolfe disait que si Andi venait à disparaître elle aurait à embaucher une autre associée.

— Bien sûr, approuva Helen. Mais ce ne serait plus une société en nom collectif. Elle serait l'unique actionnaire et toucherait un pourcentage sur ce que chacun rapporte. » Le mot rapporte était sorti tout naturellement de la bouche de Helen Manette. Cela détonnait, de la part d'une femme habitant cette maison. Cela sentait trop la rue. « Nancy Wolfe s'en... tirerait fort bien. »

 

« Voilà encore un heureux couple, constata Sloan alors qu'ils se dirigeaient vers la voiture. Helen est une tarentule déguisée en brave bourgeoise. Et Tower avait l'air du type qui se fait retirer une ligne d'hameçons du cul.

— Ouais... mais cette histoire de société en nom collectif... Wolfe ne nous a pas tout dit, ou je me trompe ? »

George Dunn avait deux bureaux. L'un était meublé en merisier de style contemporain, fauteuils de cuir, tapis bordeaux et estampes originales sur les murs. Rien sur la table en dehors d'un carnet de rendez-vous et d'une grande boîte à cigares en bois sombre.

L'autre, au fond du bâtiment, avait de la moquette synthétique au sol, des éclairages au néon, une douzaine de bureaux et de tables à dessin avec des terminaux d'ordinateur, deux femmes et deux hommes en manches de chemise. Dunn, installé derrière une table en U couverte de paperasse, était en pleine conversation téléphonique. Voyant Lucas et Sloan, il l'abrégea en quelques mots et reposa le combiné.

« Bon, tout le monde sait ce qu'il a à faire ? Tom prend les rênes, Clarice gère les affaires courantes. Je reviendrai quand nous aurons retrouvé Andi et les filles. »

Il conduisit Lucas et Sloan dans le premier bureau, où ils pouvaient parler tranquillement. « J'ai tout confié à l'équipe en attendant que ceci soit terminé, dit-il. Vous avez du nouveau ?

— Il s'est produit deux ou trois incidents troublants. Nous pensons avoir le portrait du ravisseur mais nous ignorons son nom. »

Lucas montra le portrait-robot à Dunn, qui l'étudia, se gratta le front. « Il y avait un type, un menuisier. Bon Dieu, il ressemblait un peu à ça. Les mêmes lèvres.

— Son nom? Vous avez une raison de penser... ?

— Dick... Dick, Dick... » Dunn recommença à se gratter le menton. « Seddle ! Dick Seddle. Il estimait qu'il devait devenir contremaître, et comme aucun emploi ne lui a été proposé il a pris la mouche et il est parti. Il était furieux — mais c'était l'hiver dernier. Il s'est promené partout en répétant qu'il allait me faire la peau, mais rien ne s'est produit.

— Vous avez une idée de l'endroit où on pourrait le trouver?

— Ils doivent avoir son adresse à la comptabilité.

Il est marié, il habite quelque part dans le sud de Saint Paul. Mais je ne sais pas. Il est plus âgé que le type dont vous me parlez. Trente-cinq ans, peut-être quarante.

— Où est la comptabilité?

— Au bout du couloir sur la gauche.

— J'y vais », dit Sloan à Lucas.

Comme Sloan quittait la pièce, Dunn décrocha son téléphone et appuya sur une touche : « Un policier est en route. Donnez-lui tout ce qu'il demande sur Dick Seddle. C'est un menuisier, il a travaillé sur le site Woodbury jusqu'à l'hiver dernier, janvier je crois. Oui, oui. »

Quand il eut raccroché, Lucas reprit : « Nous parlons à tout le monde, on recommence à zéro. Nous demandons qui toucherait le gros lot si Andi Manette mourait. Votre nom revient régulièrement.

— Qu'ils aillent se faire foutre ! » s'exclama Dunn avec hargne. Il donna un grand coup de son large poing en plein milieu du carnet de rendez-vous relié en cuir. « Se faire foutre.

— On raconte qu'Andi demandait le divorce, poursuivit Lucas.

— Un tissu de conneries. Nous avons résolu ça.

— ... Et que si vous divorciez, vous perdriez au moins la moitié de vos biens. On prétend que vous avez démarré votre société avec son argent et que lui verser la moitié de ce qu'elle vaut vous poserait des problèmes.

— C'est vrai, ça m'en poserait, répondit Dunn en opinant. Mais il n'y a pas un sou à elle ici. Pas un putain de sou. Cela faisait partie de notre accord, au moment de nous marier : pas question que j'aie la moindre dette à son égard. Et seul un putain de fou furieux oserait suggérer que je suis capable de faire du mal à Andi et aux enfants. Un fou furieux.

— Dans ce cas, nous avons affaire à une bande de fous furieux, car tous ceux à qui nous avons parlé l'ont suggéré, répliqua Lucas.

— Ah, eh bien...

— Je sais, qu'ils aillent se faire foutre, dit Lucas. Donc : à qui d'autre cela pourrait-il profiter?

— Personne, admit Dunn.

— Helen Manette a glissé que Nancy Wolfe récupérerait une affaire drôlement rentable. »

Dunn réfléchit un instant avant de dire : « Je pense que c'est vrai, mais elle ne s'est jamais intéressée tant que ça au cabinet... ni à l'argent. Andi a toujours été la meneuse, la femme d'affaires. Nancy était l'intellectuelle. Elle publie dans les revues spécialisées, ce genre de choses. Elle a gardé des liens avec l'université et est reconnue comme une grosse pointure par la communauté psychiatrique. C'est pour ça que leur association marchait bien, Andi s'occupe de l'aspect matériel, Nancy assoit leur réputation dans leur branche.

— À votre avis, Nancy n'est pas une coupable possible ?

— Non, je ne pense pas.

— J'ai cru comprendre que vous étiez sortis ensemble.

— Non ! Ils ne vous ont pas fait gober ça, tout de même ! J'ai invité Nancy deux fois dans ma vie. Ni elle ni moi n'avons eu envie d'aller plus loin. Même, lors de notre second rendez-vous, le dernier, elle m'a dit : 'Tu sais, je connais quelqu'un qui serait parfait pour toi." Et elle avait raison. J'ai appelé Andi et nous nous sommes mariés un an plus tard. »

Lucas hésita, puis se lança : « Est-ce que votre femme a des marques particulières sur le corps ? Une cicatrice ? »

Dunn se figea. « Vous avez trouvé un corps ?

— Non, non. Mais si nous entrons en contact avec ceux qui la séquestrent et que nous voulons poser une question... »

Dunn ne fut pas dupe.

« Que se passe-t-il ?

— Nous avons reçu un appel d'un type.

— Et il a affirmé qu'elle avait une cicatrice ?

— Oui.

— De quel genre ?

— Il prétend qu'elle a la forme d'un missile...

— Oh, non, gémit Dunn. Non... »

Sloan entra, vit les deux hommes face à face et demanda : « Qu'est-ce qu'il y a?

— On vous tient au courant », dit Lucas à Dunn.

Celui-ci abattit son énorme main de travailleur sur le bureau de merisier, envoyant valser la boîte à cigares. Les bâtons de chaise cubains voltigèrent comme un shrapnel. « Eh bien, bordel, trouvez quelque chose, cria Dunn. C'est vous, le putain de Sherlock Holmes. Lâchez-moi les baskets et sortez d'ici, faites quelque chose. »

Dans le couloir, Sloan demanda : « Qu'est-ce qui s'est passé?

— Je lui ai demandé pour le missile.

— Oh, oh!

— Je ne sais pas qui est le type mais, en tout cas, il la viole. »

 

Alors qu'ils poursuivaient leur conversation dans le parking, Greave les appela de la bibliothèque municipale de Minneapolis. « C'est dans la Bible, dit-il. Les Netinims sont mentionnés un paquet de fois, mais ils n'ont pas l'air très importants.

— Faites une photocopie des références et apportez-moi ça au bureau. Je serai là dans dix minutes », dit Lucas. Il coupa la communication avec Greave et appela le bureau d'Andi Manette, où il tomba sur Black.

« Pouvez-vous apporter un lot des meilleurs dossiers au central ?

— Oui. On est en route. Et il y a un autre cas problématique. Un type qui possède une chaîne de bornes d'arcade. »

 

« Alors, qu'est-ce qu'on fait? demanda Sloan.

— Tu veux t'occuper de ça? » dit Lucas.

Sloan haussa les épaules. «Je n'ai pas grand-chose d'autre sur le feu. Il y a bien cette affaire avec les Turcs mais, comme on a du mal à trouver quelqu'un qui parle turc correctement, ça n'avance pas beaucoup.

— Je n'ai jamais rencontré de Turcs qui ne parlaient pas couramment l'anglais.

— Ouais, eh bien, tu devrais essayer d'enquêter sur un meurtre turc, pour voir. Ils se mettent à hurler "On parle pas anglais" dès que je débarque. Le type qui a été tué venait de Détroit, il dealait de la dope, il devait en avoir pour trois briques en circulation, et personne n'a regretté sa mort.

— Parles-en à Lester, proposa Lucas. Nous avons besoin de quelqu'un pour continuer à creuser du côté de la famille Manette, de Wolfe, Dunn et de toute personne qui pourrait profiter de la mort d'Andi Manette... » Il lança la bague de fiançailles en l'air, la rattrapa et la roula entre ses paumes.

« Tu vas finir par perdre cette putain de pierre, dit Sloan. Tu vas la laisser tomber, et elle va rouler dans une bouche d'égout. »

Lucas baissa les yeux, vit la bague : il n'avait même pas eu conscience de son geste. « Il faut que je fasse quelque chose en ce qui concerne Weather.

— Tout le monde est d'accord sur ce point. Ma bonne femme en mouille sa culotte, d'attendre que tu fasses ta demande. Elle veut connaître tous les détails. Si je n'ai rien à lui raconter, elle me fera la peau. »

 

Greave les attendait avec une liasse de sorties d'imprimante qu'il tendit à Lucas. « Il n'y a pas grand-chose. La plupart du temps, les Netinims sont juste mentionnés au passage. S'il y a quelque chose d'intéressant, c'est probablement dans Néhémie. Là, 3.26. »

Lucas lut le passage. Les servants (Netinims) habitaient l'Ofel, vis-à-vis de la porte des Eaux à l'Est, et de la tour en saillie.

« Hum. » Il passa la feuille à Sloan et traversa la pièce jusqu'à une carte murale de la zone métropolitaine, où il suivit du doigt le tracé du Mississippi. « L'une des choses que l'on voit du fleuve, ce sont tous ces châteaux d'eau verts. Ils jaillissent comme des champignons du sommet des plus hautes collines. La porte des Eaux pourrait être n'importe lequel des barrages.

— Vous voulez que je vérifie ? »

Lucas sourit. « Vous en auriez pour deux jours. Appelez simplement les communes du secteur. Hastings, Cottage Grave, Saint Paul Park, Newport, Inver Grove, South Saint Paul, tout ça, dit-il en frappant la carte de l'index. Dites-leur que vous enquêtez sur l'affaire Manette et demandez-leur d'envoyer une voiture de patrouille du côté des châteaux d'eau. Pour voir s'il y a quelque chose de particulier. »

 

Black arriva dix minutes plus tard, la mine morose, et tendit à Lucas un dossier et une bande magnétique. « Un mec qui fait des saloperies avec des gosses. Quelqu'un devrait lui couper ses putains de couilles.

— C'est assez explicite?

— Tout est là-dedans, et je me fous pas mal de ce que dira le psy. Le type adore faire ce genre de choses. Et il aime en parler — il aime l'attention que lui porte Manette. Il ne s'arrêtera jamais.

— Oh si, il faudra bien, dit Lucas en feuilletant le dossier. Et pendant plusieurs années... Je porte ça au chef. Mais pour agir, il faut attendre que Manette soit sortie d'affaire. »

Black acquiesça. « On a des spécimens peu ordinaires, là-dedans. » Il s'assit en face de Lucas, étala cinq dossiers sur la table comme une donne de poker, en poussa un vers Lucas. « Regardez-moi ce type. Il doit avoir violé une demi-douzaine de femmes, mais il a réussi à les convaincre de ne pas se plaindre. Il s'en vante, même. Il fond en larmes, et ensuite il éclate de rire. Il dit qu'il est accro au sexe, et il a des Vues sur Manette... ici même, là, regardez, elle l'a noté, elle dit qu'elle envisage de modifier l'orientation de sa thérapie. »

 

Une heure plus tard, ils étaient toujours plongés dans les dossiers quand Greave entra brusquement. « Ils ont quelque chose à Cottage Grove. » Lucas se leva d'un bond. « Qu'est-ce que c'est?

— Selon eux, on dirait un bidon de pétrole, en dessous d'un des châteaux d'eau.

— Comment le savent-ils ?

— Votre nom est peint dessus.

— Mon nom? »

Greave haussa les épaules. « C'est ce qu'ils disent. Ils sont dans tous leurs états, ils veulent que vous rappliquiez tout de suite. »

 

Sur la route de Cottage Grove, le téléphone cellulaire de Lucas grésilla. Il le mit en marche : « Oui ?

— Alors, Davenport, vous avez trouvé ? » roucoula Mail.

Lucas avait reconnu la voix avant même d'entendre le troisième mot.

« Écoutez, je... »

Mais l'autre avait coupé.

 

[1]  Règle appliquée à partir de l'arrêt Miranda v. Arizona (1966), qui prévoit que le suspect, au moment de son arrestation, a le droit de garder le silence et de téléphoner à un avocat, mais que tout ce qu'il dira de son plein gré pourra être utilisé contre lui. (N.d.T.)