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Ice habitait une maison en brique à deux étages dans le parc Desnoyer à Saint Paul, non loin du Mississippi. Seul l'étage supérieur était éclairé. En appuyant sur la sonnette, Del dit sans regarder derrière lui : « Rien. »

Lucas était installé à l'arrière de la camionnette de Del, invisible derrière les vitres teintées, une radio dans une main, un téléphone dans l'autre. Son .45 était posé à ses pieds. Il ne distinguait presque rien dans l'obscurité. Derrière eux, il y avait une palissade antiouragans et, de l'autre côté, le parcours de golf du Town & Country Club. « L'homme qui attend sur votre perron ne voit rien, dit Lucas dans le portable.

— Il faut que je descende ? demanda Ice.

— Non, non, ne bougez pas. Il va monter, si la porte est ouverte.

— Elle doit l'être...

— Ne raccrochez pas », continua Lucas. Puis, à Del, par radio : « Entre. Tout droit jusqu'à la porte blanche. Tu la franchis et, après, tu grimpes jusqu'en haut.

— J'adore ce genre de conneries », dit Del. Il portait un chapeau melon, une chemise blanche dont les pans sortaient de son pantalon trop large et trop court, et une veste en coton. Une housse de guitare était accrochée à son épaule. Dans l'obscurité, de loin, il pouvait passer pour un musicien d'une vingtaine d'années. « J'entre », annonça-t-il.

Del poussa la porte d'entrée, la main droite bizarrement crispée sur son ventre. Il tenait un Ruger 357 de façon que personne ne puisse le voir de la rue.

Dès qu'il eut disparu à l'intérieur, Lucas rampa de l'autre côté de la camionnette et regarda dehors, puis vérifia rapidement la rue par le pare-brise et la lucarne arrière. Seules quelques lumières étaient allumées. Rien ne bougeait dans la rue. Chez Ice, des lampes s'allumèrent, s'éteignirent. Puis la voix de Del retentit dans la radio : « Je suis en bas des marches. Pas un bruit. Je monte. »

Lucas parla dans le portable : « Il est en train de monter. » Et pour lui-même, il ajouta : Il est parti...

 

Mail n'avait pas encore décidé ce qu'il allait faire au sujet d'Ice. En fait, il aurait bien aimé sortir avec elle. Ils devraient s'entendre. Mais ça ne semblait plus possible, plus maintenant. Il commençait à sentir la pression, les parois de la bulle qui s'effondraient sur lui. Il commençait à penser au-delà d'Andi Manette et de son corps.

Quand il en prit conscience — quand il réalisa qu'il s'était mis, presque inconsciemment, à envisager 1'« après » —, une sorte de dépression s'empara de lui. Andi et lui avaient construit quelque chose : une relation.

S'il partait, il faudrait prendre des mesures, pour elle et pour sa fille. Il avait déjà commencé à y réfléchir. La meilleure façon de procéder, à son avis, serait de faire sortir Andi de la cellule, de l'emmener en haut de l'escalier, puis dehors, et là, de lui tirer dessus. Il n'y aurait aucune trace de son acte dans la maison. Il pourrait jeter son corps dans la citerne. Ensuite, la petite. Tout simple : descendre, ouvrir la porte, la tuer. Et après, il n'aurait plus qu'à jeter des saletés dans la citerne — il y avait une vieille herse qu'il pouvait traîner jusque-là, et d'autres outils de rebut en métal que personne ne voudrait jamais récupérer. Ainsi, le jour où quelqu'un d'autre louerait l'endroit, même s'ils regardaient à l'intérieur de la citerne, ils ne seraient pas tentés de la nettoyer. Seulement de la combler avec de la terre et de la recouvrir.

On approche de la dernière heure, pensa-t-il.

Mais ça le déprimait. Ces derniers jours avaient été les plus épanouissants qu'il ait connus. Cependant, il était encore jeune. Il pourrait tomber de nouveau amoureux.

De quelqu'un comme Ice, par exemple.

Mail était garé à une rue de chez elle, dans l'allée d'une maison balisée par une pancarte « À vendre ». Il était passé devant au moment où une employée de l'agence immobilière tirait les rideaux de la baie vitrée pour montrer la vue à un jeune couple de Cedar Rapids. Mail avait jeté un coup d'œil : l'endroit n'était pas meublé. Personne ne vivait là. Après leur départ, il s'était engagé dans l'allée, avait roulé jusqu'au garage puis il était resté tranquillement dans sa voiture à surveiller les lumières chez Ice. Il connaissait le plan du quartier pour avoir fait le tour du parcours de golf pendant une quinzaine de minutes. S'il le désirait, il n'aurait probablement qu'à prendre l'allée pour rejoindre l'arrière de la maison d'Ice et forcer la porte de service.

Mais il n'était pas sûr d'en avoir envie. Il ne savait pas vraiment où il en était — sinon que l'image d'Ice occupait son esprit.

Il attendait encore quand le guitariste arriva dans une petite camionnette bleue. Et il attendait toujours quand le guitariste repartit en compagnie d'Ice. Une drôle d'heure pour sortir, se dit-il.

Il les suivit à distance.

 

Ice et Del sortirent ensemble dans la rue. Ice, une cigarette allumée à la main, portait un collant et un blouson de l'armée qui datait de la guerre de Corée. Elle jeta la cigarette sur le trottoir, exhala la fumée et monta dans la camionnette, côté passager.

Comme ils reprenaient l'autoroute pour aller au bureau de la société, elle se retourna à moitié pour parler à Lucas. Il fut frappé par sa jeunesse : le visage pas du tout marqué, cette façon de sauter sur son siège, vivant la chose à fond, tout excitée.

Elle était enthousiaste : « Trois personnes l'ont vu, deux devant la maison, la troisième près de l'allée. Il passait en camionnette, et M. Turner, qui habite la maison derrière la mienne, a vu son visage de près. Quand je lui ai montré les portraits-robots que nous avions faits, il a désigné celui où nous avons vieilli Mail. Il est catégorique. Il dit que c'est Mail qui était dans l'allée.

— Il vous a vue à la télévision, expliqua Lucas. Je pensais qu'il s'en prendrait à la boîte, pas à vous, personnellement.

— Pourquoi moi?

— À cause de votre physique, avoua Del après quelques secondes de silence. Nous avons une idée du genre de type que c'est. Nous pensions que vous risquiez de lui plaire.

— C'est pour ça que les techniciens de la télé vous ont si bien chouchoutée. Vous ne passez pas inaperçue au milieu d'un groupe d'informaticiens. »

Elle regarda Lucas droit dans les yeux. « C'est pour ça que vous étiez si content de me voir dans le coup ? »

Lucas allait répondre par la négative ; finalement, il acquiesça.

« Ouais.

— Très bien », dit-elle en lui tournant le dos. Il voyait ses yeux dans le rétroviseur. « C'est peut-être le moment de demander une augmentation ?

— On peut en parler, répondit Lucas avec un grand sourire.

— Pourquoi n'êtes-vous pas monté avec Del?

— Parce que le type sait qui je suis, que j'invente des jeux. Et il me connaît probablement de vue. D'ailleurs, je pense l'avoir croisé le lendemain de l'enlèvement.

— En tout cas, il est en train de flairer ce qui se passe dans le coin, dit Del.

— Oui. » Lucas opina tout en surveillant la lucarne arrière. Il y avait encore une camionnette derrière eux, et une autre qui attendait à un croisement. « Il est tout près.

— Heureusement que j'avais une arme », déclara Ice.

Lucas se retourna brusquement vers elle. « Quoi ? »

Elle porta la main à sa ceinture et en sortit un automatique .38 en acier bleui, le tourna à la lumière du plafonnier, actionna la sécurité.

Enervé, Lucas tendit la main : « Donnez-moi ça.

— Risque pas, mon vieux, fit-elle en replaçant l'arme dans sa ceinture. Je le garde.

— Vous allez avoir des ennuis, expliqua Lucas. Raconte-lui, Del. »

Del haussa les épaules. « Je viens d'en acheter un pour ma bonne femme. Pas un vieux clou comme ça, remarquez. Si vous en voulez vraiment un, prenez-en un plus gros. »

Ice secoua la tête. « Celui-ci me plaît. Je le trouve mignon.

— Il y a une cartouche dans la chambre ?

— Non.

— Tant mieux. Au moins, vous ne risquez pas de vous faire sauter les roupettes, à le porter comme ça dans votre slip. »

 

Mail les suivit à deux rues de distance, le long de Saint Anthony jusqu'à Crétin Avenue, et traversa derrière eux l'Interstate qui mène à University Avenue. Quand ils bifurquèrent à gauche, il les laissa continuer seuls.

Ils vont chez Davenport, pensa-t-il. Elle retourne travailler.

Il se demanda qui était le musicien — une relation sérieuse ou une simple rencontre?

Il aurait bien aimé aller jeter un coup d'oeil du côté de la société Davenport, mais ça sentait le roussi par là. Bien sûr, il était peut-être un peu parano. Mail rit tout seul. Voyons, bien sûr qu'il était parano, tout le monde le disait. N'empêche, avant d'aller chez Davenport, mieux valait tenter un coup d'essai. Envoyer une doublure.

Je me demande où est Ricky Brennan...