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Le chef habitait une maison de brique brune à un étage datant des années vingt, dans un quartier boisé de Minneapolis à l'est du lac Harriet, tout comme la moitié des autres politiciens chics de la ville. Une maison qu'on ne pouvait s'acheter, en 1978, que si l'on avait un certain âge.

Le brouhaha d'un match de football s'entendait de l'autre côté de la porte d'entrée. Un instant après que Lucas eut sonné, le mari du chef ouvrit et inspecta le seuil de son regard de myope : ses lunettes étaient perchées sur son front. « Entrez donc, dit-il en ouvrant largement le battant. Rose Marie est dans le bureau.

— Comment est-elle?

— Malheureuse. » C'était un avocat de haute taille, à la calvitie naissante, qui portait un gilet boutonné et sentait vaguement le tabac. Il lui rappelait Adlai Stevenson. Lucas le suivit à l'intérieur, accumulation de canapés confortables et de fauteuils recouverts de tissu au milieu de meubles en chêne du début du siècle, probablement hérités de parents fermiers et prospères.

Rose Marie Roux, chef de la police de Minneapolis, se trouvait dans une petite pièce intime, assise dans un fauteuil inclinable La-Z-Boy, les pieds en l'air. Elle portait un tailleur-pantalon bleu strict et des chaussettes de sport blanches. Elle fumait.

« Dites-moi que vous les avez retrouvées, déclara-t-elle en agitant ses doigts de pieds à l'intention de Lucas.

— Oui, elles faisaient leurs courses au Mail of America. » Lucas se laissa tomber dans le La-Z-Boy en face du chef. « Tout le monde va bien, et Tower Manette parle de vous envoyer au Sénat.

— Bon, bon », répondit-elle d'un ton amer. Son mari hocha la tête. « Allez, racontez-moi.

— Elle a été frappée avec une telle force qu'elle a été éjectée de ses chaussures. Il y a du sang sur l'une d'elles. Nous avons un témoin oculaire qui raconte qu'Andi Manette et sa plus jeune fille étaient couvertes de sang, mais il se peut que ce soit en réalité de la peinture. Et nous avons le signalement du type qui a fait ça...

— L'auteur du crime », dit le mari.

Les deux autres le regardèrent. Il n'avait pas mis les pieds dans une salle d'audience depuis l'âge de vingt-cinq ans. Son vocabulaire criminel venait directement des séries télévisées. « Oui, l'auteur, reprit Lucas, qui ajouta à l'intention de Rose Marie : La description est plutôt vague. Grand, costaud, les cheveux blond crasseux.

— Merde. » Roux tira une bouffée, expédia la fumée au plafond et annonça : « Le FBI se met sur l'affaire demain...

— Je sais. L'agent en charge du bureau de Minneapolis a contacté Lester, dit Lucas. Il voulait savoir si nous allions qualifier ça d'enlèvement. Lester a répondu que oui, probablement. Nous surveillons les lignes téléphoniques de Tower Manette chez lui et au bureau. Pareil pour Dunn et Andi Manette, domicile et bureau.

— C'est forcément un enlèvement, affirma le mari, qui commençait à s'intégrer à la conversation. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre? »

Lucas le regarda : « Ça pourrait être un cinglé. Manette est psy. Ça pourrait aussi être un meurtre. Un meurtre conjugal, ou bien lié à la famille. Il y a énormément d'argent dans le décor. Un tas de mobiles possibles.

— Je ne veux pas envisager cet aspect-là, déclara Rose Marie Roux. Et du côté de Dunn ?

— Shaffer lui a parlé. Il n'a pas d'alibi, pas vraiment. Mais nous savons qu'il n'est pas l'homme de la camionnette. Il affirme qu'il était dans sa voiture, où il a un téléphone, mais il ne s'en est pas servi pendant la demi-heure qui a suivi l'enlèvement.

— Vous ne le connaissez pas, Dunn? demanda Rose Marie.

— Non. Je vais aller le voir ce soir.

— C'est un dur, mais il n'est pas cinglé. À moins que quelque chose ne se soit produit depuis notre dernière rencontre.

— Des problèmes conjugaux, suggéra Lucas pour la deuxième fois.

— C'est en effet le genre de type à en avoir, reconnut-elle, mais capable de les résoudre. Il ne perdrait pas la tête. » Elle s'extirpa du fauteuil avec un grognement. « Allons-y, nous avons un rendez-vous. »

Lucas consulta sa montre. Huit heures. « Où ça ? J'avais l'intention de passer voir Dunn.

— Il faut que nous parlions d'abord à Tower Manette. Chez lui, lac des îles.

— Ma présence est nécessaire?

— Oui. Il m'a appelée et m'a demandé si j'allais vous mettre sur l'affaire. J'ai répondu que c'était fait. Il veut vous rencontrer. »

 

Le chef troqua ses chaussettes de sport contre un collant et des escarpins à petits talons, et ils partirent en Porsche pour le lac des îles, à cinq minutes au nord de chez elle.

« Votre mari a utilisé l'expression "auteur du crime", lui dit Lucas.

— Je l'aime quand même », répondit-elle.

La maison de Tower Manette était un monument repérable de loin, de style Prairie, posé sur la rive ouest du lac et précédé d'une allée carrossable en lacet. L'allée était bordée d'un mur de pierres plates, et Lucas perçut les teintes préautomnales d'un jardin de plantes vivaces dans la lumière de ses phares. La maison, bâtie avec la même brique brune que celle de Roux, comportait trois étages en surplomb, chacun brillamment éclairé. Des taches de lumière traversaient les feuillages persistants, au pied des fenêtres, mouchetant l'allée.

« Tout le monde est sur le pont, dit Lucas.

— C'est sa fille unique.

— Quel âge a-t-il, maintenant?

— Soixante-dix, je crois. Il a été malade, récemment.

— Le cœur?

— Il a fait une rupture d'anévrisme en... au printemps dernier. Et quelques jours après qu'ils eurent réglé le problème, il a eu une petite attaque. Il est censé s'être complètement rétabli mais, depuis, il n'a plus jamais été le même. Il est fragile, enfin, il y a quelque chose.

— Vous le connaissez bien, apparemment.

— Je le connais depuis des années. Il a dirigé le Parti avec Humphrey dans les années soixante et soixante-dix. »

Lucas se gara à côté d'une Mazda Miata verte.

Roux sortit de son siège avec quelque difficulté, récupéra son sac, claqua la portière et dit : « C'est un peu petit pour moi, comme voiture.

— Les Porsche sont une fâcheuse manie », admit Lucas alors qu'ils traversaient la véranda.

Un homme en costume gris strict, arborant l'expression professionnellement soucieuse d'un entrepreneur de pompes funèbres, se tenait derrière la porte d'entrée vitrée. Il ouvrit dès qu'il vit Roux tendre la main vers la sonnette. Il se présenta : « Ralph Enright, chef, nous nous sommes parlé au bal des œuvres de la police.

— Bien sûr. Comment allez-vous? Je ne savais pas que vous étiez un ami de Tower.

— Hum... Il m'a demandé de l'assister de mes conseils », dit Enright. Il avait l'air encaustiqué de frais.

« Très bien, acquiesça Roux avec un signe de tête indiquant que l'entretien était terminé. Tower est dans le coin ?

— À l'intérieur», dit Enright. Puis, se tournant vers Lucas : « Et vous êtes...

— Lucas Davenport.

— Bien sûr. Par ici, je vous prie.

— Avocat », chuchota Roux quand Enright s'engagea dans les profondeurs de la maison. Lucas remarqua les reflets dans ses cheveux. « Garçon de course. »

 

La maison donnait à fond dans le style Prairie canadienne, avec d'épais tapis d'Orient servant d'écrin à un mobilier artisanal à prétention artistique. Une touche d'art déco ajoutait de l'éclat à l'ensemble, et cette tendance était nettement soulignée par les tableaux des années trente. Lucas n'y connaissait rien en art et en décoration, mais un fort parfum d'argent suintait des murs, et ça, il savait le reconnaître.

Enright les conduisit dans une vaste pièce centrale, où deux ensembles de chaises et de canapés s'imbriquaient. Trois hommes en costume conversaient debout. Deux femmes très élégantes étaient assises face à face. Tous avaient cet air d'expectative d'un groupe attendant d'être pris en photo.

« Rose Marie... » Tower Manette vint à leur rencontre. C'était un homme de grande taille, aux pommettes hautes, coiffé d'une singulière crinière blanche qui descendait sur de gros sourcils floconneux. En l'un des autres hommes, solide, bronzé, les mâchoires carrées, Lucas reconnut un agent du bureau du FBI à Minneapolis. Il inclina la tête, et Lucas le salua en retour. Le troisième était Danny Kupicek, un enquêteur qui avait travaillé pour Lucas sur des affaires particulières. Il leva la main à leur approche.

Les deux femmes ne lui évoquaient rien.

« Merci d'être venus », dit Manette. Il était plus mince que le souvenir qu'en gardait Lucas pour l'avoir vu à la télévision, et plus pâle, mais il y avait une lueur vive et agressive dans son regard. Son costume, soulignant sa taille mince, était de coupe française et classique. Sa cravate aurait pu être celle d'un président français : il avait tout du tombeur de femmes.

Mais la commissure de ses lèvres trembla au moment où il tendit la main à Roux. Quand ce fut le tour de Lucas, celui-ci la trouva froide et fragile et remarqua la chair fripée et les veines apparentes. « Ah, Lucas Davenport. J'entends parler de vous depuis des années. Est-ce qu'il y a du nouveau? Venez, nous allons passer dans la bibliothèque. Je reviens tout de suite, vous autres. »

La bibliothèque était une petite pièce rectangulaire garnie de livres à reliures de cuir, brun, sang de bœuf, vert, avec des lettres dorées à la feuille. Ils étaient rangés par catégories : grands classiques, grands penseurs, grandes théories, grandes batailles, grands hommes.

« C'est une grande bibliothèque, remarqua Lucas.

— Merci, dit Tower. Y a-t-il du nouveau?

— Nous avons quelques éléments... perturbants », répondit Roux.

Tower détourna le visage comme s'il craignait de recevoir une gifle.

«C'est-à-dire?»

Roux fit un signe de tête à Lucas, qui prit la parole : « Je reviens de l'école. Nous avons retrouvé une des chaussures de votre fille sur le parking, sous sa voiture, à l'abri de la pluie. Il y avait du sang dessus. Nous avons obtenu son groupe sanguin par la fac de médecine, aussi saurons-nous assez rapidement s'il s'agit de son sang. Si c'est bien le sien, il est probable qu'elle a saigné assez abondamment — mais cela peut très bien provenir d'un coup sur le nez ou d'une coupure à la lèvre, ou même d'une petite blessure au cuir chevelu. Ce sont des zones qui saignent énormément. En tout cas, il y avait du sang. Des témoins suggèrent également que votre fille et sa cadette, Geneviève...

— Oui, Genny, dit Manette d'une voix blanche.

— ... ont dû saigner après l'agression, quand elles ont été vues à l'arrière de la camionnette du ravisseur. Mais nous avons aussi découvert que celui-ci avait sans doute essayé de camoufler son véhicule en le peignant avec une espèce de peinture rouge soluble à l'eau, et il est possible que ce soit ça qu'on ait vu sur votre fille. Sur ce point, nous sommes dans l'incertitude.

— Oh, Seigneur ! » Manette émit une sorte de coassement. Son émotion était sincère.

« Cela pourrait tourner mal, dit Roux. Nous espérons qu'il n'en sera rien, mais il faut vous y préparer.

— Il y a certainement quelque chose que je peux faire, suggéra Manette. Une récompense, à votre avis? Une déclaration publique?

— On pourrait envisager une récompense, dit Roux, mais il faut attendre un peu, au cas où quelqu'un réclamerait une rançon.

— Avez-vous la moindre idée, n'importe quoi, de ce qui a pu se passer? demanda Lucas. Pensez-vous à quelqu'un qui aurait eu une raison de vous en vouloir, à vous ou à votre fille ?

— Non... » Il prononça le mot avec lenteur, comme s'il avait dû y réfléchir à deux fois. « Pourquoi ?

— Il se peut qu'elle ait été traquée. Ça n'a pas l'air d'être une agression impulsive, reconnut Lucas, mais il y a tout de même un élément de démence. Un tas de choses auraient pu ne pas marcher. Il a tout de même enlevé trois personnes en plein jour !

— Je vais vous dire une chose, monsieur Davenport. » Manette gagna d'un pas vacillant un vaste fauteuil capitonné et s'assit. « J'ai plus d'ennemis que la plupart des gens. Il doit y avoir plusieurs dizaines de personnes qui me haïssent dans cet État — des gens qui me reprochent d'avoir détruit leur carrière, leur avenir et probablement leur famille. C'est ça, la politique. C'est regrettable, mais c'est ainsi que cela se passe lorsque votre parti perd dans une lutte électorale. Vous perdez aussi. Il y a donc des individus...

— Ça n'a pas l'air d'être un truc politique », dit Roux. Lucas remarqua qu'elle avait sorti une cigarette de sa poche et qu'elle la triturait, non allumée, dans sa main gauche.

Manette hocha la tête. « Je suis d'accord. Certains d'entre eux sont complètement fêlés, pourtant je ne pense tout de même pas qu'une chose pareille leur viendrait à l'idée.

— Reste la possibilité... » intervint Lucas.

Roux le regarda. « Les politiciens se ménagent toujours une issue de secours. Dans ce cas-ci, il n'y en a aucune. Même s'il les a relâchées au premier carrefour, il risque plusieurs années de prison pour le seul fait de les avoir enlevées. Un esprit politique ne ferait pas une chose pareille.

— Sauf s'il est fou », fit observer Lucas.

Roux acquiesça et regarda Manette : « Il reste cette possibilité.

— Ce qui nous amène à la profession de psychiatre qu'exerce votre fille, fit Lucas à Manette. Nous avons besoin de consulter ses fichiers.

— La femme sur le canapé, dit Manette, inclinant la tête en direction du salon, la plus jeune, est Nancy Wolfe, l'associée d'Andi. Je lui en parlerai.

— Nous aimerions démarrer le plus tôt possible, insista Lucas. Demain matin.

— J'espère que c'est un enlèvement, reprit Manette. J'espère qu'il a fait ça pour de l'argent — je ne veux pas envisager qu'un cinglé se soit emparé d'elles.

— Que pensez-vous de George Dunn? demanda Lucas. Il a dit qu'il se trouvait dans sa voiture au moment de l'agression. Sans témoins.

— Ce salopard », dit Manette. Il s'extirpa du fauteuil, fit rapidement le tour de la pièce et poussa un grognement qui aurait pu être celui d'un chien. « Il est complètement psychotique. Avant ce soir, je ne le pensais pas capable de nuire à Andi ou aux filles, mais maintenant... je ne sais plus.

— Vous croyez qu'il en serait capable?

— C'est un salaud qui n'a pas une once de sensibilité. Il est capable de n'importe quoi. »

Ils poursuivirent leur conversation pendant quelques minutes, jusqu'au moment où les deux femmes apparurent sur le seuil.

« Tower, ça va?

— Je vais bien. »

Elles entrèrent dans la pièce. La plus jeune des deux, Nancy Wolfe, était mince et très bronzée. Elle portait une robe en lainage moelleux, ni bijoux ni maquillage, et ses cheveux auburn étaient striés de quelques fils gris. Elle s'adressa à Manette : « Vous avez besoin de repos. Je vous parle en médecin, pas en psychiatre. »

L'autre femme était plus âgée, plus pâle, et son visage relâché, aux bajoues affaissées, était fardé de rouge avec art. Elle hocha la tête d'un air entendu, s'approcha de Manette et le prit par le bras. « Allons, Tower, viens là-haut. Même si tu n'arrives pas à dormir, tu pourras en tout cas t'allonger.

— Je ne me couche jamais avant deux heures du matin, rétorqua Manette. Ça ne sert à rien de monter maintenant.

— Mais cela a été épuisant. » Elle semblait parler en son nom personnel, et Lucas comprit que ce devait être son épouse. Elle poursuivit à l'intention de Roux : « Tower a été soumis à une très forte pression et, en plus, il a eu des problèmes de santé.

— Nous voulions lui montrer que nous faisons tout notre possible », affirma Roux. Elle se tourna vers Manette. «J'ai chargé Lucas de superviser l'enquête.

— Merci », dit Manette. Puis, se tournant vers Lucas : « Si vous avez besoin de quoi que ce soit, s'il y a quelqu'un de ma connaissance à qui vous voulez parler, appelez-moi. Et tenez-moi au courant pour cette récompense, si vous pensez que cela peut servir à quelque chose.

— George Dunn, fit Lucas.

— Appelle-le, veux-tu, Helen ? demanda Manette à sa femme. Je vais lui parler.

— Et après ça, Tower, je tiens à ce que vous vous allongiez et fermiez les yeux, même si ce n'est qu'une demi-heure, reprit Wolfe en lui touchant la main. Prenez un peu le temps de réfléchir. »

 

Lucas déposa le chef chez elle en promettant de lui téléphoner à minuit, ou avant s'il se produisait du nouveau.

« Lester mène l'enquête de routine, annonça-t-elle quand la voiture s'engagea dans son allée. Je veux que vous alliez me chercher cette aiguille dans la botte de foin, si l'on peut dire.

— J'ai l'impression qu'il s'agit plutôt d'une pelote d'aiguilles. Ce qui se passe est plus compliqué qu'il n'y paraît.

— Si vous n'y arrivez pas, c'est nous qui allons nous faire piquer au sang, affirma Roux. Vous voulez un petit cours de politique en quinze secondes ?

— Bien sûr.

— C'est une de ces affaires dont les gens parlent encore à la génération suivante. Si nous retrouvons la fille Manette et ses enfants, nous décrochons la médaille d'or. Nous serons intouchables. Mais si on se plante... » Sa voix resta en suspens.

 

« D'accord, je vais plonger dans le foin. » La maison de George Dunn était un modeste ranch blanc, isolé sur un terrain couvert de grands arbres dans une rue sans issue d'Edina. Lucas laissa la Porsche dans l'allée, gravit le chemin dallé qui menait à la porte d'entrée et appuya sur la sonnette.

Un flic au visage épais, qui se présentait d'habitude en tenue mais était vêtu ce soir-là d'un pantalon et d'une chemisette de golf, lui ouvrit la porte.

« Davenport...

— Salut, Rick, dit Lucas. On t'a mis à la surveillance du téléphone ?

— Ouais. » Puis baissant le ton : « Et de Dunn.

— Où est-il?

— Derrière, dans son bureau — là où c'est allumé », dit le flic en tournant la tête vers la gauche.

La maison était remplie de cartons de déménagement, une douzaine dans la pièce principale, davantage dans la cuisine et le coin petit déjeuner. Il n'y avait pas beaucoup de mobilier — un canapé et un fauteuil dans le salon, une table ronde en chêne dans l'alcôve réservée au petit déjeuner. Lucas longea un couloir en direction de la lumière et trouva Dunn assis à une table rectangulaire dans ce qui aurait dû être une salle de séjour familiale. Un grand écran de télévision était adossé à l'un des murs. Des images défilaient, mais il n'y avait pas de son. Une chaîne stéréo était remisée sur une colonne de trois cartons.

Dunn était penché sur une pile de documents éclairés par une lampe de bureau, et la moitié de son visage échappait au faisceau de lumière. A sa gauche, une demi-douzaine de classeurs s'alignaient le long du mur. Les casiers de la moitié d'entre eux étaient ouverts. Un autre tas de cartons était empilé par terre à côté des classeurs. Dans le fond, trois fauteuils se faisaient face de part et d'autre d'une table basse à plateau de verre.

Lucas entra dans la pièce. « Monsieur Dunn. » Dunn leva les yeux : « Davenport. » Il posa son stylo et se leva pour lui serrer la main. Dunn était un arrière de foot qui n'avait pas mis les pieds sur un terrain depuis une bonne dizaine d'années : baraqué, la tête comme un boulet de canon, et le visage d'un bagarreur. Sa denture était si régulière, si blanche et si irréprochable qu'il avait forcément un bridge. Il portait un jean, un chandail en cachemire beige dont les manches retroussées révélaient à son poignet une Rolex en or, et ses pieds nus étaient chaussés de mocassins. Q serra longuement la main de Lucas, inclina la tête, désigna un fauteuil, s'assit et dit : « Posez vos questions.

— Vous voulez un avocat? demanda Lucas.

— J'en ai eu un. De l'argent jeté par les fenêtres. »

Lucas s'assit et se pencha en avant, le coude en

appui sur la cuisse.

« Vous dites que vous étiez dans votre voiture quand votre femme a été enlevée. Mais vous n'avez pas de témoins et vous n'avez passé aucun coup de téléphone qui pourrait confirmer votre déclaration.

— Je l'ai appelée, elle, quand elle était en route pour l'école. Je l'ai dit à vos agents...

— Mais c'était une heure avant l'enlèvement. Un procureur pourrait arguer que cet appel vous a renseigné sur sa destination et que ça vous laissait le temps de vous y rendre aussi. Ou d'y envoyer quelqu'un. Et, après avoir passé ce coup de fil, vous avez quitté votre bureau et plus personne ne vous a vu.

— Je sais. Mais si j'avais fait... cette chose... j'aurais un meilleur alibi. » Il balaya l'air de sa main. « Je serais allé n'importe où sauf dans ma voiture. Seulement voilà, j'ai passé la moitié de ma journée de travail au volant. J'ai une demi-douzaine de chantiers en cours entre les deux Villes jumelles, de l'ouest du Minnetonka à Sainte Croix. Je visite chacun d'entre eux tous les jours.

— Et vous utilisez votre téléphone de voiture à longueur de journée ? souligna Lucas.

— Pas en dehors des heures de travail, répondit Dunn en secouant la tête. J'ai appelé le bureau quand j'étais à Yorkville — c'est le chantier de Woodbury

— et après ça j'ai parlé à Andi. Puis je suis rentré ici. À mon arrivée, les flics m'attendaient.

— À votre avis, qui l'a enlevée? »

Dunn secoua la tête. « Ça doit être un de ces cinglés qu'elle soigne. Elle récolte ce qu'il y a de pire. Maniaques sexuels, pyromanes, meurtriers. Personne n'est assez tordu pour elle. »

Lucas le considéra longuement. La lampe de bureau projetait une flaque de lumière autour de ses mains, mais sa tête de pugiliste était à moitié dans l'ombre. Dans un vieux film en noir et blanc, il aurait pu incarner le diable.

« À quel point la détestez-vous ? demanda Lucas. Votre femme.

— Je ne la déteste pas, répondit Dunn en sursautant dans son fauteuil. Je l'aime.

— Ce n'est pas ce qu'on raconte en ville.

— Oui, oui, je sais. » Il se massa le front du bout des doigts. «J'ai sauté une fille du bureau. Une fois. » Lucas laissa le silence s'éterniser, et Dunn finit par se lever de son fauteuil. Il se dirigea vers un carton, l'ouvrit et en sortit une bouteille de scotch.

« Un whisky ?

— Non merci. » Le silence s'installa à nouveau. « Elle était roulée comme une Chrysler, cette fille, et je l'avais sous le nez cinq jours par semaine. » Il mima des deux mains une silhouette tout en courbes avantageuses. « Andi et moi avions quelques petits désaccords, rien de très grave, mais nous avons beaucoup de poids sur les épaules. Notre carrière, toujours occupés, pas assez de temps ensemble, ce genre de choses. Donc, j'ai cette bombe, là, dans le bureau

— c'était ma directrice de la communication —- et finalement, un beau jour, je me la tape. Directement sur sa table, au milieu des crayons et des Bic, avec les Post-it qui lui collent aux fesses. Et qu'est-ce qu'elle a fait, aussitôt après ? Elle a pris son petit sac à main, passé son tailleur chicos et elle s'est pointée dans le bureau d'Andi pour lui annoncer qu'elle m'aimait et que je l'aimais aussi. » Il se passa la main dans les cheveux et rit, une manière d'aboiement bref, à demi comique. « Seigneur, ça a dû être un vrai cauchemar.

— Sans doute pas la meilleure journée de votre vie », reconnut Lucas. Lui aussi avait quelques souvenirs de journées de ce genre.

«Écoutez, je donnerais n'importe quoi pour ne pas l'avoir fait. » Il porta la bouteille de whisky à ses lèvres. « J'ai perdu le même jour ma femme et une excellente directrice de la communication. »

Lucas l'observa un long moment. Ce type-là ne jouait pas la comédie.

« Est-ce que vous auriez pu tuer votre femme par intérêt?» Dunn le regarda, vaguement dérouté: « Bon sang, vous n'y allez pas par quatre chemins, dites-moi. »

Lucas secoua la tête.

« Est-ce que vous auriez eu une raison de faire une chose pareille ?

— Non. Entre nous... il n'y a pas tant d'argent que ça en jeu.

— Ben...

— Je sais, Tower Manette et ses millions, la société en fidéicommis Manette, la fondation Manette, toutes ces conneries. » Il agita la main comme pour écarter une toile d'araignée, puis il traversa la pièce et s'approcha de la porte où il actionna un interrupteur. Il ouvrit un réfrigérateur, laissa tomber quelques glaçons dans son verre et revint dans la pièce.

«Les revenus de la société en fidéicommis rapportent à Andi plus ou moins cent mille dollars par an. À dix-huit ans, les gamines en recevront une part. Et une part encore plus grosse à vingt-cinq, puis à quarante ans. Si elles venaient à... mourir..., je n'en verrais pas la couleur. Je ne récolterais que la maison et ce qu'il y a dedans. Franchement, je n'en ai pas besoin.

— Et Manette? Vous disiez...

— Tower pesait sans doute une dizaine de millions de dollars dans les années cinquante, plus les revenus de la société et ses jetons d'administrateur de la fondation. Mais il sillonnait le monde sans arrêt, achetant des yachts, une maison à Palm Beach, baisant tout ce qui portait une jupe. Et il avait le nez dans la poudre — il y est allé fort sur la cocaïne dès les années soixante-dix. Bref, quelque temps plus tard, les intérêts des dix millions ne suffisaient plus. Il a commencé à taper dans le capital. Puis il s'est mis à la politique — il a payé ce qu'il fallait pour y entrer, plus exactement — et il a dû entamer le capital un peu plus sérieusement. Cela devait faire le même effet que de vider l'océan avec une tasse à thé mais, à la longue, ça a commencé à chiffrer. Puis vers la fin des années soixante-dix et pendant les années quatre-vingt, il a tout fait de travers — trop d'argent bloqué dans des obligations au moment de la grande inflation, dont il s'est finalement débarrassé en réalisant une énorme perte. C'est environ à ce moment-là qu'il a rencontré Helen...

— Helen est sa seconde femme, c'est ça? demanda Lucas. Elle a l'air un peu plus jeune que lui, ou je me trompe ?

— Elle doit avoir... quoi? Cinquante-trois, cinquante-quatre? Pas si jeune que ça. La première femme de Tower, Bernie — la mère d'Andi —, est morte il y a une dizaine d'années. Il fréquentait déjà Helen à l'époque. C'était une belle femme, un superbe visage et des seins de star. Tower a toujours eu un faible pour les jolis seins. Bref, Helen était dans l'immobilier et elle l'a embarqué à fond dans la Simi pour le remplumer après l'histoire des obligations.

— Qu'est-ce que c'est qu'une Simi?

— Société d'investissement sur le marché immobilier. Toujours est-il que ça se passait juste avant que l'immobilier ne se casse la figure, et il a replongé de plus belle. Après ça, le krach de 87... Seigneur, ce type était le mauvais œil incarné. Personne ne voulait s'asseoir à côté de lui.

— Donc, il n'a plus un sou? »

Dunn contempla le plafond comme s'il avait une calculatrice dans la tête. Un instant plus tard, il répondit : « Au jour d'aujourd'hui, si Tower ratissait ses fonds de tiroir, il arriverait à aligner, disons, un million. Bien sûr, la maison est à lui et elle vaut plus d'un bâton, mais il ne peut pas vraiment y toucher. Il faut bien qu'il vive quelque part et dans un endroit digne de son standing, qui plus est... Donc, admettons que son million placé lui rapporte soixante mille par an et qu'il touche une centaine de mille de la société en fidéicommis. Et il siège encore au conseil d'administration de la fondation, mais ça ne doit pas faire plus de vingt ou trente mille. Bon, ça donne quoi? Pas même deux cent mille?

— Bon sang, il doit se nourrir de boîtes pour chiens », dit Lucas avec une infime trace de sarcasme dans la voix.

Dunn pointa l'index vers lui. « Mais c'est exactement l'impression qu'il a. Exactement. Il dépensait un demi-million par an à l'époque où une Cadillac coûtait six mille dollars et où un bâton représentait vraiment quelque chose. Aujourd'hui, il essaie de tenir avec, disons, un quart de million, et une Cad vaut quarante mille.

— Pauvre type.

— Écoutez, un million, ce n'est plus grand-chose de nos jours, remarqua George Dunn avec une ironie désabusée. Le type qui possède deux bonnes stations-service Exxon pèse certainement un million, sinon plus. Deux stations-service. On est loin des yachts et du polo.

— Donc, si vous aviez enlevé votre femme, ce n'aurait pas été pour de l'argent.

— Ciel, celui qu'il fallait enlever, c'est moi. Je pèse quinze ou vingt fois plus lourd que Tower. Bien sûr, ce n'est pas le même genre d'argent.

— Comment ça ? demanda Lucas.

— Parce que je l'ai gagné. Comme vous avec votre société de jeux vidéo. J'ai lu un article sur vous dans Cities'Biz. Ils disent que vous valez sans doute cinq bâtons, et vous êtes en pleine croissance. Vous devez bien le sentir que votre argent est contaminé.

— Je n'en ai jamais vu la couleur, fit Lucas. Ce n'est que du papier, à ce niveau. » Après une pause. « Au fait, et l'assurance? Est-ce qu'Andi a souscrit une assurance vie?

— Euh, oui. » Le front de Dunn se plissa, et il se gratta le menton. « Assez importante, il se trouve.

— Qui toucherait l'indemnité? »

Dunn haussa les épaules. « Les enfants... à moins... Ah, mon Dieu ! Si les petites mouraient, ce serait moi le bénéficiaire.

— L'unique bénéficiaire?

— Oui... Sinon que Nancy Wolfe, vous savez, toucherait un demi-million. Leur association marche très fort, et elles ont souscrit une assurance couplée pour pouvoir continuer à rembourser l'emprunt et le reste en cas de décès de l'une ou l'autre.

— Est-ce qu'un demi-million représente beaucoup d'argent pour Nancy Wolfe? »

Dunn réfléchit un instant. « Ce serait une belle somme. Elle doit se faire entre cent cinquante et cent soixante-quinze mille dollars par an et elle ne peut rien épargner, les impôts la dévorent vivante, donc un demi-million en plus serait bienvenu.

— Pouvez-vous me signer une décharge déclarant que nous sommes autorisés à consulter les dossiers de votre femme ? demanda Lucas.

— Bien sûr. Pourquoi ne le ferais-je pas ?

— Parce que beaucoup de membres du corps médical estiment que les dossiers psychiatriques devraient être protégés. Que les malades ont besoin de soins, pas de la police.

— Foutaises. Je vais signer. Vous avez le document sur vous ?

— Je vous en ferai porter un ce soir. »

Dunn, qui observait la main de Lucas, finit par demander : « Avec quoi jouez-vous ? »

Lucas baissa les yeux et vit la bague dans sa main.

« Une bague.

— Oh, oh ! Ça commence ou ça se termine ?

— J'ai des projets, dit Lucas.

— Le mariage est une chose merveilleuse, affirma Dunn en écartant les bras. Regardez autour de vous. Un carton pour chaque chose et chaque chose dans son carton.

— Vous me paraissez assez désinvolte, vu les circonstances. »

Dunn se pencha soudain en avant, les mâchoires serrées. « Écoutez, Davenport, j'ai une telle putain de trouille que j'en ai la bouche sèche. Et je prends Dieu à témoin que jusqu'ici j'ignorais ce que cela signifiait, une peur qui vous assèche la bouche. Je croyais que c'était une formule, eh bien, non... Il faut absolument que vous me les retrouviez. »

Lucas grogna et se leva « Restez dans les parages. » Ce n'était pas une question.

« Bien sûr. » Dunn se leva à son tour et lui fit face. « Vous êtes drôlement costaud, hein ?

— Ça se peut, fit Lucas.

— Football, je suppose.

— Hockey.

— C'est vrai, vous avez les cicatrices... Vous pensez que vous pourriez m'arrêter? » Dunn était de nouveau détendu, il avait même l'air légèrement amusé.

Lucas acquiesça de la tête. « Oui.

— Hum», dit Dunn comme s'il n'en était pas aussi sûr. Puis, sans une trace de sourire : « À votre avis, vous allez retrouver ma femme et mes filles ?

— Je les trouverai.

— Mais vous ne garantissez pas dans quel état. » Lucas détourna le regard, fixa les ténèbres de la maison. Il avait l'impression que quelque chose lui maintenait le visage dans cette direction. « Non », répondit-il, s'adressant à l'obscurité.