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Sloan roula vers la ferme, sans arme, momentanément suspendu, ennuyé de rater l'action. Il trouva une douzaine de policiers à quatre pattes près d'un drain, et Lucas assis sur les marches de la ferme en ruine.

« Tu as envie de faire un tour, mon cher ?

— Plutôt d'une cigarette, dit Lucas. Je me demande vraiment pourquoi j'ai arrêté de fumer. »

En rentrant en ville, Sloan lui raconta comment ça s'était passé de son côté.

« Wolfe ne voulait pas entendre parler de moi, alors je suis allé avec Franklin et Helen Manette. J'ai été gentil avec elle, je l'ai entortillée avec mes bonnes paroles, et elle a fini par l'ouvrir, elle a tout sorti en bloc.

— Ça ne servira pas à grand-chose, répliqua Lucas. Le tribunal ne retiendra rien de ce qu'elle a dit après avoir demandé un avocat, vu qu'on n'a pas accédé à sa requête.

— Ce n'est pas à ça que je pensais. Je voulais juste savoir pourquoi elle l'avait fait.

— L'argent. D'une manière ou d'une autre. »

Sloan opina.

« Elle était parfaitement au courant, pour Tower et

Wolfe. La situation financière de Tower est bien pire qu'on ne croit. Il n'a presque plus rien. Son salaire de la fondation a été supprimé, ils ont pris une grosse hypothèque sur la maison il y a cinq ans et ils ont du mal à payer les mensualités. La seule chose qui rapportait encore était le fonds en fidéicommis — et selon une disposition de l'acte, si les curateurs admettent que le dernier fidéicommissaire ne peut pas avoir d'enfant, le fonds sera dissous et c'est lui qui empochera la totalité. En un seul paiement. À ce jour, treize millions de dollars.

— Doux Jésus. Autant que ça?

— Oui. Le fonds était sous forme d'obligations. La société en fidéicommis devait mettre chaque année assez d'argent de côté pour couvrir l'inflation, et ce qui restait des revenus était partagé entre les fidéicommissaires désignés, Tower, Andi et ses deux filles. Chacun touchait cent mille dollars par an. Si Andi et ses deux filles mouraient et que Tower invoquait la fameuse disposition, la société serait dissoute, et il toucherait la somme. Voilà ce que Helen Manette avait en vue. Elle pensait que Tower allait la plaquer. Et elle espérait empocher la moitié.

— Et elle a rencontré Mail à l'appartement?

— Oui. Il lui a demandé son nom, dit qu'il avait un médecin nommé Manette. Et il a ajouté deux ou trois choses qui ont permis à Helen de comprendre qu'il était le patient dont Andi avait parlé à plusieurs reprises — celui qui était tellement dingue qu'il lui foutait les jetons. Il lui a donné son nom, Martin LaDoux. Elle a trouvé son numéro de téléphone et a commencé à l'appeler.

— On aurait pu le prévoir, remarqua Lucas.

— On aurait dû, mais écoute, mon vieux, cela n'a duré que cinq jours. Même pas cinq jours, à l'heure qu'il est.

— J'ai l'impression que ça fait un siècle. »

Un moment plus tard, Sloan reprit la parole : « Tu sais ce qu'elle m'a demandé ?

— Quoi?

— Si le fait de nous aider lui donnait droit à la récompense offerte par Dunn... »

Ils avaient parcouru la moitié du chemin quand la secrétaire du chef les appela pour leur annoncer que Roux était en route pour l'hôpital. Elle voulait que Lucas et Sloan s'arrêtent au passage. Quand ils arrivèrent, l'accès à l'hôpital était bloqué par les voitures. Sloan regarda Lucas : « Je ferais peut-être mieux de te déposer aux urgences. Tu as vraiment une sale gueule.

— Je vais très bien », affirma Lucas en descendant de voiture. Ses chaussures étaient fichues, son pantalon humide collait à ses jambes. Ses sous-vêtements et sa chemise, également trempés, lui semblaient pleins de sable. Sa cravate n'était plus qu'un lamentable tortillon saturé d'eau. Il n'était pas rasé.

Sloan lui lança un autre coup d'œil. « Ta veste de costard est impec. »

 

Roux l'aperçut, se précipita dans le couloir carrelé et le prit dans ses bras avec chaleur. « Seigneur, vous les avez ramenées ! Je ne l'aurais pas cru. »

Dunn était également là, lui tambourinant le dos. « Nom de Dieu ! Toutes les trois ! » Il était radieux.

« Pas de problème, dit Lucas. Comment va Geneviève ?

— Hypothermie. Elle n'aurait pas pu tenir jusqu'à demain. Et elle risque d'avoir des séquelles aux jambes. Ce n'est peut-être pas très grave, il est trop tôt pour savoir. Mais elle était immobilisée dans son imperméable d'une telle manière que les terminaisons nerveuses ont souffert...

— Andi et Grace ? »

Dunn baissa les yeux vers le sol, puis détourna le regard. « Physiquement, ça devrait aller. Psychologiquement... elles sont dans un état catastrophique. Andi... Andi divague, tout simplement. Mon Dieu, je ne sais pas... » Il tourna les talons et alla rejoindre un groupe de médecins sans prononcer un mot de plus.

« Vous êtes au courant, pour Helen Manette ? demanda Lucas à Roux.

— Franklin m'a tout raconté. » Elle secoua la tête. « Je ne sais pas ce qui va se passer. Il faut que nous parlions avec tous les gens du bureau du procureur. On va l'arrêter, mais si on arrive à la traîner devant le tribunal, je ne peux rien garantir. Ce n'est pas elle qui nous pose le plus de problèmes.

— Wolfe? lâcha Lucas.

— Oui. Nous avons rendez-vous avec elle et son avocat. » Roux consulta sa montre. « Dans à peu près trois quarts d'heure. Mieux vaut que vous restiez dans les parages, au cas où j'aurais besoin de vous.

— J'espérais qu'elle partirait sans faire d'histoires, dit Lucas.

— Eh bien, non », répondit Roux, l'air contrarié.

Il y eut soudain beaucoup de bruit à la porte de l'hôpital. Lucas regarda au bout du couloir. Le maire fit son entrée, et Roux lança : « Il faut que j'y aille. Ne bougez pas de votre bureau.

— Bien sûr. »

 

Roux appela une heure plus tard. Lucas bavardait dans son bureau avec Sloan et Del. « Vous feriez mieux de descendre. » La secrétaire de Roux lui fit signe d'avancer : « Ils vous attendent. » Et elle ajouta : « Oh, vraiment, c'était formidable, ce matin. Vous êtes mon héros ! — D'accord, mais pour combien de temps?

— Le reste de la semaine », promit-elle.

Nancy Wolfe, un homme aux chairs molles, taches de rousseur et cheveux roux brillants, Lester et Rose Marie Roux se faisaient face de part et d'autre du bureau. Le rouquin, vêtu d'un costume gris impeccable avec épingle de cravate dorée, avait les mains jointes. Un avocat, diagnostiqua Lucas.

Roux désigna la chaise vide à côté de Lester. «Asseyez-vous. Nous essayons de reconstituer ce qui s'est passé ce matin.

— Vous savez très bien ce qui s'est passé », dit sèchement Wolfe. Elle braqua sur Lucas un regard incendiaire. « La question est : Qu'allez-vous faire à ce sujet?

— Que voulez-vous ? demanda Lucas.

— Je veux qu'on vous saque. Je me réserve le droit d'aller devant les tribunaux quoi qu'il arrive, mais je veux que vous quittiez immédiatement la police.

— Nous avons sauvé la vie de votre associée, plaida Lucas.

— Vous auriez dû trouver un autre moyen d'y parvenir...

— Nous n'avions pas le temps.

— ... sans... me molester. »

Lucas secoua la tête. « Pas le temps.

— Vous n'aviez qu'à en trouver. »

Rose Marie Roux s'éclaircit la gorge. « Lucas restera avec nous. Je ne le mettrai pas dehors. De fait, je l'ai même proposé pour une citation. Je suis désolée que vous ayez été incommodée.

— Incommodée? reprit Wolfe d'une voix stridente. J'ai subi une fouille au corps, j'ai dû porter des vêtements de détenue et rester assise pendant qu'ils me hurlaient des horreurs... » Sa lèvre inférieure se mit à trembler. « ... et ils ne m'ont laissé appeler personne, ni avocat ni personne.

— Rose Marie, nous parlons d'une grosse somme d'argent, dit l'avocat d'un ton sec. Il y a des policiers qui ont fait, beaucoup moins que Davenport à des gens qui méritaient infiniment plus, et ils se sont fait saquer. On commence à en avoir assez de cette division, de la façon dont les gens y sont traités. Vous risquez de perdre un, deux, voire cinq millions dans cette affaire, c'est une chose possible, et vous perdrez aussi votre poste. Si vous renvoyez Davenport, cela signifiera au moins que vous étiez en désaccord avec lui. »

Rose Marie secoua la tête : « Ne comptez pas sur moi. »

L'avocat adressa un signe à Wolfe et reprit : « Puisque c'est ainsi, restons-en là. »

Wolfe ramassa son sac. « Nous allons poursuivre, croyez-moi. »

La voix de Lester surgit de nulle part. « Vous pouvez très bien porter l'affaire en justice mais je ne pense pas que nous perdrons. Nous avions d'excellentes raisons d'interroger le Dr Wolfe. »

Lucas lança un regard incertain à Lester, puis à Roux, qui haussa les épaules. Elle ne savait pas plus que lui à quoi Lester faisait allusion.

L'avocat, qui avait posé les mains sur ses genoux en évoquant les cinq millions, joignit de nouveau les doigts devant sa bouche et regarda Lester avec attention. « Je sais ce que vous pensez. Et si le jury devait prendre une décision dans la minute, vous vous en sortiriez peut-être. Mme Manette et ses filles sont hospitalisées, les médias sont dans tous leurs états et ce que le commissaire Davenport a fait lui vaut une grande popularité. Mais quand nous comparaîtrons devant le tribunal, dans six mois, voire un an, qu'en sera-t-il ? Vous perdrez. Et Mme Wolfe a exprimé sa volonté de poursuivre l'action en justice. »

Lester ne réussit pas à l'interrompre pendant son petit discours ; à la fin il lâcha cependant : « Je ne pense pas du tout à ça. Je ne parle pas de l'affaire Manette.

— Eh bien, de quoi parlez-vous, alors ?

— Je parle de William Charles Aakers et de Carlos Neroda Sonches, deux patients du Dr Wolfe... et d'Andi Manette. Nous nous apprêtions à interroger le Dr Wolfe sur ces deux cas lorsque le commissaire Davenport a appris où le suspect John Mail se cachait. Il a alors dû partir. Mais nous interrogerons de nouveau le Dr Wolfe à ce sujet... »

Il tenait deux chemises" en carton. Elles étaient vides, mais on pouvait lire sur les étiquettes, d'une écriture féminine, en lettres anglaises Aakers et Sonches. Il passa les chemises à l'avocat.

«Qu'est-ce que c'est? demanda le rouquin à Wolfe.

— Deux patients, siffla-t-elle. Cet homme essaie de me faire chanter.

— Rien de tel, protesta Lester. Le contenu de ces deux dossiers a été momentanément déplacé, à la suite d'une confusion administrative avec d'autres cas relatifs à cette affaire, mais nous les retrouverons et nous poursuivrons notre enquête. Nous pensons qu'il y a là matière à action publique.

— Quoi?» demanda l'avocat, se tournant vers Lucas, qui haussa les épaules. Lester s'expliqua : « Votre cliente a soigné des maniaques pédophiles sans en informer les autorités compétentes selon la loi en usage. Tout est dans les dossiers. Et nous les retrouverons. Je mettrai notre division en pièces si nécessaire. »

Roux se rencogna dans son fauteuil. Lucas détourna le regard. Lester avait l'air déterminé. Au bout d'un moment, Wolfe cracha : « Bande d'enfoirés. »

 

« Du chantage, dit Weather en terminant une moitié de homard.

— Probablement, répondit Lucas. Elle s'est réservé le droit de faire ce qu'elle voudrait mais elle ne fera rien. Elle va laisser filer.

— Je ne suis pas sûre d'approuver.

— Je suppose que je devrais brûler les documents si j'arrivais à mettre la main dessus. Après quoi, je l'appellerais en disant que je suis désolé, et je la laisserais nous attaquer.

— Tu as été drôlement brutal avec elle.

— Il faut savoir prendre des risques. » Lucas bâilla, s'étira et sourit. « Comme disait l'autocollant sur le pare-chocs. »

 

«Est-ce que ça va?» demanda-t-elle. Ils étaient passés au salon. Weather était allongée sur le canapé, la tête sur l'épaule de Lucas.

« Je suis fatigué, dit-il. Vraiment fatigué.

— J'ai entendu dire qu'un policier était blessé, qu'il y avait eu des coups de feu, un chirurgien m'a raconté... » Les mots se bousculaient en un torrent confus, il la sentait tendue contre lui. « Je ne pouvais pas le croire, j'ai appelé Phil Orris à Ramsey, tu te souviens de lui, l'orthopéd...

— Oui.

— Non, non, ce n'est pas Lucas, m'a-t-il dit, c'est une femme. Je me suis sentie soulagée, merci mon Dieu. J'étais tellement contente que cette pauvre femme ait été blessée, que ce ne soit pas toi.

— Elle est salement abîmée, Sherrill. L'os est brisé.

— C'est toujours mieux que si c'était toi. Tu as eu assez de blessures comme ça. »

Ils restèrent silencieux un instant, enfin Lucas déclara : « Je trouve que nous devrions nous marier. » Elle ne dit rien, ne bougea pas ; une seconde plus tard, avoua : « Je trouve aussi.

— J'ai une bague pour toi.

— Je sais. Ça a rendu tout le monde fou. »

Il sourit, mais elle ne pouvait pas le voir. Elle regardait de l'autre côté, le sommet de sa tête affleurant le nez de Lucas.

« Pourquoi ne vas-tu pas prendre un bain? suggéra-t-elle. Et ensuite, au lit. Je suis sûre que tu pourrais dormir quinze heures.

— D'accord. Allez, pousse-toi. » Il la repoussa, fouilla dans sa poche, trouva la bague. « Je n'ai toujours pas décidé ce que j'allais te dire en te la donnant. Sinon que je t'aime. »

Elle la passa à son doigt. La bague lui allait parfaitement. « Tu pourrais étoffer un peu ton discours, remarqua-t-elle. Mais c'est assurément un très bon départ. »

Lucas resta un quart d'heure dans la baignoire; ce n'était pourtant pas son genre que de se détendre dans de l'eau chaude. Il sortit du bain, s'essuya, passa un peignoir et fit le tour de la maison, cherchant Weather pour lui dire bonsoir. Elle téléphonait dans la cuisine. Il surprit : « Tu sais quoi ? »

Elle racontait la demande en mariage et la bague à ses copines. Il l'observa un moment. Elle était radieuse, comme Dunn à l'hôpital, rayonnant d'une lumière rien qu'à elle.

Soudain, il eut peur : c'était trop beau pour durer. Il se ressaisit, entra dans la cuisine, lui effleura les cheveux et la joue, l'embrassa sur le menton. « Je vais faire un petit somme », annonça-t-il.

Elle posa le récepteur sur ses genoux. « Del est furieux, expliqua-t-elle. Il avait parié sur avant aujourd'hui midi, pour la demande en mariage. Un dénommé Wood a gagné six cent vingt dollars.

— C'est follement romantique, non? dit Lucas en souriant.

— Va te coucher. » Il repartit vers la chambre, s'arrêta en chemin, tendit l'oreille.

Et l'entendit appuyer sur les touches de l'appareil : « Tu sais quoi ? »