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John Mail regarda le journal de la nuit avec un sentiment de bien-être. Il était seul avec son grand écran de télévision et ses ordinateurs. Connecté à Internet, il pouvait naviguer sur vingt-quatre groupes d'informations spécialisés dans le sexe ou les ordinateurs, ou les deux. Il avait deux lignes téléphoniques et trois ordinateurs branchés simultanément. Tout en regardant les infos, il se promenait dans aut. sex. blondes sur le réseau et, de temps à autre, y puisait un élément qu'il expédiait sur un deuxième ordinateur.

Mail était un peu endormi et un peu crevé, avec une douleur plaisante dans le bas-ventre et les genoux râpés. Andi Manette était un sacré coup, il l'avait su la première fois qu'il avait posé les yeux sur elle, dix ans plus tôt. Elle était tout ce qu'il souhaitait : bien roulée, et combative. Il aimait leurs luttes et il aimait prendre le dessus. Chaque fois qu'il la baisait, il en retirait un sentiment de victoire.

Et voilà qu'il passait à la télévision, la vedette des actualités. Tout le monde était à sa recherche — et ils arriveraient peut-être à le trouver, se disait-il, d'ici à quelques semaines ou quelques mois. Il faudrait qu'il s'occupe de ça, un de ces jours.

Il écarta cette pensée et se concentra sur son sujet favori : Davenport. Davenport se planquait. On ne parlait pas de lui. Pas du tout.

Mail surfa entre les forums d'Internet tout en continuant à regarder la télévision, classant les messages par sujets. Il était tenté d'envoyer quelque chose à propos de Manette et de ce qu'il lui faisait. Il pourrait se le permettre s'il avait accès au matériel de l'université. Certains amateurs du groupe aux. sex. apprécieraient sûrement ce qu'il avait à dire.

Peut-être un bref message tout de suite, une simple suggestion? Non. Il existait une voie par laquelle il leur serait possible de remonter jusqu'à lui, de retrouver sa trace : sa liaison Internet avait son vrai numéro de téléphone.

Mais pas son vrai nom.

Sur l'Internet, il était Tab Post et Pete Rate, des noms qu'il avait sortis de son clavier d'ordinateur. En bas, à l'entrepôt, et avec la camionnette de l'entrepôt, il était Larry F. Roses. Le vrai Larry F. Roses vivait quelque part dans le Sud, en Ronde ou en Louisiane. Il lui avait cédé la camionnette et les papiers contre un paiement en espèces, pour éviter d'avoir à partager avec son ex-femme. Pour l'établissement du crédit hypothécaire, il était Martin LaDoux. Il avait les papiers de Marty — permis de conduire avec sa propre photo, carte de Sécurité sociale et même un passeport. Il payait les impôts de Marty.

Il n'était John Mail nulle part. John Mail était mort...

Mail se redressa et repoussa le plateau contenant des restes de tourte au poulet dans une barquette en alu. Tourte au poulet et Coca : parmi ses préférés. Alors, il pensa à Grace. Il se leva, alla à la cuisine, prit une autre boîte de Coca, et repensa à elle.

Grace pouvait être un bon coup. Fraîche. Son corps commençait tout juste à se transformer, et elle allait se débattre, tant mieux. Il se laissa tomber sur le canapé et ferma les yeux. Pourtant, quand il la regardait, il n'éprouvait pas le même désir que pour la mère. Ça l'étonnait encore. La première fois qu'il avait entraîné Andi Manette sur le matelas, il avait ressenti une joie telle qu'il avait failli s'évanouir. Grace, peut-être... Un jour. Pour l'expérience. Mais elle allait paniquer en voyant ce qui se préparait-

Il terminait son Coca quand le téléphone sonna sur la table d'angle, derrière sa tête. Il tâtonna pour l'attraper. «Allô?

— Oui, monsieur LaDoux. » Mail se redressa : cette voix-là retenait toute son attention.

« Ils sont en train de chercher votre bateau. La police sait que vous l'observiez depuis le lac. » Déclic. Mail fixa le téléphone. Merde. Il aurait bien aimé savoir qui c'était : une conversation entre quat'z'yeux serait drôlement intéressante.

Quant au bateau... Il fronça les sourcils. Pour le louer, il avait dû produire une carte d'identité, le permis de conduire de LaDoux, son adresse. Le vieux type qui louait les bateaux l'avait inscrite au dos d'un formulaire. Où il rangeait les formulaires, Mail l'ignorait Il n'avait pas fait attention. Merde. C'est comme ça que Davenport finirait par le rattraper: parce qu'il ne faisait pas attention.

Mail se leva, prit un blouson et une lampe-torche et sortit Frisquet, mais les nuages étaient partis en même temps que le soleil, et, là-haut, la Voie lactée s'étirait dans le ciel comme si c'était la Rolex du Seigneur. Prendre la voiture? Non. C'était une nuit idéale pour se promener. Et il y avait peut-être une nana à tirer au bout du chemin. D'un autre côté, ses testicules commençaient à lui faire mal.

Sa lampe électrique repérant les bosses et les trous, Mail descendit le chemin jusqu'à la route gravillonnée et regarda par habitude dans la boîte aux lettres. Rien. Le facteur passait toujours avant dix heures, et Mail avait pris son courrier à son réveil. Il referma la boîte et s'engagea sur la route.

Vers le nord, les lumières des Villes jumelles dégageaient une mince lueur orangée au-dessus des arbres qui bordaient la route. Mais quand il bifurqua vers le sud et remonta le sentier conduisant à la cabane où il avait enfermé les femmes, l'obscurité devint totale. Ça sentait les feuilles de maïs.

Mail habitait ce qui avait été autrefois une petite exploitation agricole. Un voisin l'avait achetée quand la ferme avait fait faillite, avait détaché soixante-quinze hectares de la surface d'origine et vendu ce qui restait, cinq hectares avec le bâtiment principal et quelques dépendances dans un état de délabrement avancé. Le nouveau propriétaire, un employé des abattoirs complètement alcoolique, avait laissé la ferme s'effondrer définitivement avant de se suicider. Le propriétaire suivant construisit une maison plus petite à proximité de la route, et une écurie pouvant abriter deux chevaux. Quand ses enfants furent grands, il alla s'installer en Floride. Le propriétaire qui lui succéda transforma les boxes des chevaux en garage, souffrit d'être isolé en rase campagne l'hiver venu et retourna en ville. Le dernier propriétaire en date était John Mail.

Quand il racheta les lieux, le vieux bâtiment de ferme n'était plus qu'une ruine. Derrière, il y avait un poulailler complètement écroulé, et les vestiges de ce qui avait pu être un appentis pour les machines se résumaient maintenant à un amas de planches pourries. Sur le côté, encore identifiable, un double urinoir, presque entièrement recouvert de maïs. Plus loin encore dans le fond, on voyait les fondations d'une grange.

Si la ferme proprement dite était dévastée, la cave et le cellier tenaient bon. Mail avait dérivé une ligne électrique de sa propre maison, opération qui lui avait pris deux heures.

Il avait hésité, au début, à les garder dans cette bicoque. Un chasseur d'antiquités pouvait tomber dessus par hasard. Ces gens-là proliféraient partout, dépouillant les vieilles fermes de leurs boutons et butoirs de portes en cuivre, grilles d'aération et pots de grès pour faire macérer les achards — ça, c'était devenu vraiment rare —, et même de leurs clous pour peu qu'ils soient anciens et pas trop tordus.

Mais ce genre de personnes était d'une nature trouillarde. Les juges les mettaient dans le même panier que les cambrioleurs, ce qu'ils étaient d'ailleurs, aussi Mail avait-il installé deux systèmes d'alarme alimentés par une pile électrique, ce qui le rassurait raisonnablement. Le moindre brocanteur déclenchant l'alarme décamperait dans la seconde. Et s'il s'agissait de quelqu'un d'autre, les flics par exemple, ce serait foutu de toute manière.

L'autre danger venait de Hecht, le fermier voisin. Hecht était un Allemand flegmatique, membre d'une secte religieuse louche. Il n'avait pas la télévision, pas de boîte réservée aux journaux là où on déposait son courrier. Il n'avait jamais manifesté grand intérêt pour autre chose que son tracteur et ses terres. Mail ne l'avait jamais vu à proximité de la vieille ferme, sauf au temps des semailles et de la moisson, lorsqu'il travaillait dans le champ contigu. Mais d'ici là, les femmes seraient parties depuis longtemps.

Mail marchait dans l'ovale de lumière dessiné par la lampe électrique, humant le maïs et la poussière. Parvenu en haut de la colline, il brandit le faisceau de la torche vers la vieille ferme, et celle-ci surgit telle la maison de la sorcière dans un roman gothique, irradiant une de ces lueurs pâlottes et fantomatiques que l'on voit souvent sur les vieilles bicoques en bardeaux qui ont jadis été peintes en blanc.

En franchissant le porche et en se dirigeant vers l'arrière, Mail sentit un frisson nerveux lui traverser l'échiné, cette sorte de peur qu'on éprouve dans les cimetières. Des grincements ? Non.

D'un pas pesant, il entra.

 

Grace l'entendit arriver et se colla contre le mur. Elle n'était pas sûre que sa mère ait entendu : Andi gisait sur le matelas depuis plusieurs heures, un bras plié sur les yeux, ni endormie ni consciente. Après le dernier viol, elle s'était de nouveau laissée dériver. Grace avait essayé de la ramener à elle, mais Andi n'avait pas répondu à ses sollicitations.

Grace avait décidé d'attaquer Mail.

Mail avait agressé sa mère à quatre reprises. Chaque fois, il l'avait battue, et violée après la raclée. Elle avait entendu le claquement de sa main derrière la porte métallique, et des bruits plus étouffés, difficilement perceptibles, qui devaient être les supplications d'Andi. Il la giflait, lui avait raconté sa mère. Du plat de la paume, mais c'était comme s'il la battait avec une planche. La dernière fois, quelque chose s'était cassé, et Andi n'était plus elle-même, pensait Grace.

Il allait falloir qu'elle attaque Mail, même si elle n'avait que ses ongles pour se battre. Il était en train de tuer sa mère, et après ce serait son tour à elle.

« Non », dit Andi, se soulevant en s'aidant des mains. Du sang cernait ses narines, une croûte sombre d'un rouge noirâtre. Ses yeux étaient comme des trous, ses lèvres gonflées. Mais en entendant les pas, elle s'était réveillée et péniblement tournée pour émettre ce croassement : « Non. »

« Il faut que je fasse quelque chose », murmura Grace. Il se rapprochait.

« Non. » Andi secoua la tête. « Je ne pense pas... Je ne pense pas qu'il tente quelque chose en me voyant dans cet état.

— Il va te tuer. Je croyais que tu étais en train de mourir », chuchota Grace. Elle est tapie au bout du matelas comme un chien effrayé à la fourrière, pensa sa mère. Les yeux de la petite fille étaient trop brillants, ses lèvres toutes pâles, sa peau tendue comme du papier calque.

« Peut-être, mais nous ne pouvons pas nous défendre pour l'instant. Il est trop fort. Il nous faudrait... quelque chose. » Elle se redressa avec effort, percevant l'impact des pas de Mail sur les marches de l'escalier. « Un objet avec lequel on pourrait le tuer.

— Quoi?» Les yeux affolés de Grace firent le tour de la cellule. Il n'y avait rien.

« Nous devons réfléchir... mais je n'y arrive pas. Je ne peux pas réfléchir. » Andi se prit la tête entre les mains à la hauteur des tempes, comme pour empêcher son crâne d'éclater.

Il était tout près, dans l'escalier.

« Rallonge-toi exactement comme tu étais, déclara Grace avec fermeté. Les mains sur les yeux. Ne dis rien, surtout, quoi qu'il arrive. »

Elle aida sa mère à se coucher, et elles entendirent le verrou glisser. Andi, trop faible pour discuter, n'ayant d'ailleurs plus le temps, acquiesça de la tête, leva le bras et ferma les yeux. Grace se rencoigna, les pieds ramassés sous les cuisses, les bras autour des jambes, les yeux levés vers la porte.

Mail les scruta dans l'entrebâillement, les vit, dégagea la chaîne et ouvrit la porte.

« Debout », ordonna-t-il à Andi.

Tremblante de peur, Grace dit alors : « Vous lui avez fait quelque chose. Elle n'a pas bougé depuis votre départ. »

Ça le fit reculer.

Il plissa le front et lança d'un ton brusque: «Allez, debout», et poussa le pied d'Andi de la pointe de sa chaussure.

Andi roula sur le côté et s'éloigna de lui, se tournant vers le mur comme une ferme mourant de soif en plein désert, dans un dessin animé. Elle fit un effort surhumain pour s'éloigner un peu plus, pathétique.

« Vous l'avez blessée pour de bon, cette fois. » Et Grace se mit à geindre.

«La ferme, aboya violemment Mail. La ferme, bon Dieu, espèce de sale petite pleurnicheuse... »

Il fit un pas vers elle comme pour la frapper. Grace ravala ses sanglots et tenta de se blottir davantage contre le mur. Mail hésita avant de secouer Andi une deuxième fois : « Debout. »

Andi roula encore, essayant de gagner quelques centimètres. Mail lui saisit les pieds et les tordit. Elle retomba sur le dos. « De l'eau, gémit-elle.

— Quoi?»

Elle gisait, molle comme une poupée de chiffon, les yeux clos. Grace se remit à couiner, et Mail cria : « La ferme, j'ai dit », mais il recula, hésitant.

« Vous l'avez blessée, reprit Grace.

— Elle n'était pas comme ça quand je l'ai ramenée. Elle pouvait marcher.

— Je crois que vous lui avez fait quelque chose... à la tête. Elle parle à Geneviève et à papa. Où est Genny? Qu'en avez-vous fait? Est-ce qu'elle est avec papa?

— Ah, la barbe ! » s'exclama Mail, exaspéré. Il tâcha une nouvelle fois de faire bouger Andi, la poussant du pied. « Vous feriez mieux de vous rétablir parce que je n'en ai pas fini avec vous. On n'a pas terminé, pas du tout. »

Il ressortit de la pièce en disant à Grace : « Donne-lui de l'eau.

— C'est ce que j'ai fait, répondit-elle en sanglotant. Mais après, elle fait... pipi par terre.

— Ah, pour l'amour du ciel ! » Il claqua la porte, mais le verrou ne glissa pas. Grace retint son souffle. Aurait-il oublié? Non. La porte se rouvrit; et Mail lança une serviette dans la pièce.

Grace avait déjà vu cette serviette, quand il avait emmené Andi dehors. Elle était par terre, à côté du matelas où il violait sa mère.

«Lave-la, dit Mail. Je reviendrai dans la matinée. »

La porte se referma, et elles entendirent ses pas dans l'escalier. Elles attendirent sans bouger, mais cette fois il ne revint pas.

« C'était formidable », murmura Andi. Elle se redressa, consciente des larmes qui coulaient sur ses joues, et ses lèvres fendues ébauchèrent un sourire. « Grace, c'était formidable.

— C'est la première fois que nous l'emportons sur lui, répondit sa fille à voix basse.

— On peut le refaire. » Elle réussit à s'asseoir et rejeta la tête en arrière. « Nous devons trouver quelque chose.

— Trouver quoi ?

— Une arme. Un objet avec lequel on puisse le tuer.

— Ici ? » Grace regarda autour de la pièce, les yeux écarquillés mais non dépourvus d'espoir. « Où ?

— On trouvera quelque chose, dit Andi. Il le faut. »

 

Mail prit la camionnette — elle était bleue, maintenant, et l'inscription sur les portes coulissantes était bien visible : « Ordinateurs Roses » — et roula sur la route 3 puis sur la 1-494, fit le plein d'essence et versa un peu plus de quinze litres dans le bidon en plastique rouge d'une contenance de vingt qu'il gardait à l'arrière. À la boutique, il acheta deux bidons d'un litre d'huile de moteur et paya l'ensemble avec un billet de vingt dollars.

Pendant les quarante minutes que dura le trajet jusqu'au Minnetonka, Mail réfléchit à la situation. Il pensa au crime, à la façon dont les choses se déroulaient. S'il était dans un film, il s'introduirait chez le loueur de bateaux, allumerait sa lampe électrique pour fouiller les dossiers, et ça se terminerait par une course-poursuite infernale avec le gardien de la sécurité.

Mais on n'était pas dans un film, et sa meilleure protection était de jouer avec le temps et de rester invisible.

L'établissement Irv's Boat Works était niché dans un virage, au bord du lac, à côté d'une station-service miteuse, d'une épicerie et d'un glacier, tous fermés. Il passa une première fois devant pour s'assurer qu'il n'y avait aucun mouvement, pas de flics. Il vit deux voitures qui roulaient, une devant, une derrière, mais ce n'était pas la police. Pas le moindre piéton. La seule lumière visible sur les lieux était celle du congélateur du glacier.

Il roula encore sur cinq cents mètres, jusqu'à un croisement, fit demi-tour et revint sur ses pas. Une autre voiture passa. Une maison était illuminée à moins de quatre cents mètres de la station-service, mais il ne vit personne. Il continua jusqu'à un centre SuperAmerica, se gara, fit le tour de sa camionnette et monta à l'arrière. Il lui fallut à peine une minute pour mélanger l'huile et l'essence. Les vapeurs qui se dégagèrent lui firent effectuer un petit voyage dans le temps : il n'avait pas fait ça depuis sa sortie d'hôpital — il n'en avait plus besoin —, mais ça lui donnait encore un petit frisson.

Quand il eut terminé son mélange, il entra dans la boutique Tom Thumb pour acheter un briquet en plastique et une canette de Coca. Il avait un rouleau de chatterton dans la boîte à gants. De retour dans la camionnette, il colla un morceau de chatterton sur la molette du briquet pour que tout soit prêt, ouvrit la boîte de Coca, la posa dans la niche prévue à cet effet, et repartit en direction d'Irv's.

L'endroit était un peu plus élaboré qu'une simple cabane en bois, avec un ponton, une pompe à essence et une rampe de lancement. Une vingtaine de bateaux de pêche en aluminium se balançaient le long du ponton. Il se rappelait qu'à l'intérieur il y avait un comptoir avec une caisse enregistreuse, une demi-douzaine de bacs pour les vairons et cyprins, quelques articles de pêche bon marché sur des présentoirs muraux et un grand tas, en vrac, de flotteurs verts et de bouées de sauvetage orange. L'endroit sentait le gazole et l'essence, les algues et la moisissure.

Mail repassa devant l'établissement, fit son demi-tour, regarda s'il y avait des voitures derrière lui, laissa passer celle qui arrivait et la suivit jusqu'à la hauteur d'Irv's. Rien en vue à l'avant. Il s'engagea dans le parking et stoppa juste devant la vitrine poussiéreuse où l'inscription irv's boat work s'étalait en lettres rouges décolorées, avec le dernier s en moins.

Il laissa tourner le moteur, gagna rapidement l'arrière de la camionnette, sortit un couteau de sa poche et découpa un trou gros comme un pamplemousse en haut du bidon de plastique. Ça sentait fort l'essence. Il souleva le bidon, s'apprêtant à le sortir, quand des phares percèrent l'obscurité. Il s'arrêta, aux aguets, mais la voiture continua.

Il descendit de la camionnette, récupéra le briquet sur le siège du passager, l'alluma en réglant la flamme au maximum, immobilisa la molette avec le chatterton, se confectionnant ainsi une minitorche. Puis il souleva le bidon contenant le mélange et le balança dans la vitrine.

Le verre éclata en faisant autant de bruit qu'une pile d'assiettes échappées des mains d'une serveuse de restaurant. Pourtant, personne ne cria, personne , n'arriva en courant. Il lança le briquet à la suite du carburant, et le bâtiment s'embrasa avec un whoom caverneux. Le temps qu'il ressorte du parking, le feu avait gagné l'intérieur.

Merde. Ç'aurait été bien de pouvoir rester.

Il suivit le bâtiment du regard dans son rétroviseur jusqu'au moment où il disparut de sa vue à la faveur d'un virage. Quand il était gosse, il avait mis le feu à une maison dans le quartier North Saint Paul et était venu s'asseoir sur le mur d'une école élémentaire pour assister au spectacle. Il aimait les flammes. Mieux, il aimait l'excitation et la compagnie de la foule qui se réunissait pour regarder. Il se prenait pour un artiste, une vedette de cinéma : c'est lui qui avait fait ça.

En repensant à cet épisode, il réalisa que chacun pouvait éprouva- du plaisir à regarder un voisin partir en fumée.

Sur le chemin du retour, sous le ciel étoilé, il songea à Andi Manette. Peut-être que cet intermède était bienvenu, après tout. Il l'avait beaucoup baisée, un peu de repos ne lui ferait pas de mal.

Demain, cependant, il aurait envie d'elle — d'une des deux en tout cas.

Il le sentait déjà.