24

Assise dans la pénombre de son bureau, Roux considérait pensivement la rue baignée par la nuit. L'extrémité incandescente de sa cigarette ressemblait à une luciole.

« J'ai arrangé les choses pour Stillwater, annonça-t-elle sans tourner la tête.

— Merci. » Lucas fit sauter la languette d'un Coca Light et s'assit. « Et pour Dunn ? Est-ce que les fédés vont l'accuser de quelque chose?

— Ils grognent un peu, mais ils ne feront rien. Dunn est déjà en conversation avec Washington. » Elle souffla un rond de fumée vers les rideaux.

« On aurait dû deviner que c'était trop facile, que Mail nous menait en bateau, dit Lucas. Au fait, je ne sais pas si Lester vous l'a appris, mais Crosby était déjà morte quand il l'a emmenée là-bas. Ce n'est pas nous qui l'avons tuée.

— Oui, il me l'a dit. Vous étiez parfait à la télévision, d'ailleurs. Vous auriez presque pu dire la vérité, quand vous racontiez que vous aviez pressenti le piège.

— Les fédés nous soutiennent.

— Ils n'ont pas vraiment le choix. Sinon, ils passeront pour des imbéciles. » Roux se tourna pour

écraser sa cigarette dans un cendrier, fouilla dans son paquet pour en sortir une autre et l'alluma avec un briquet jetable. « Vous êtes sûr que c'est le dénommé Mail que nous cherchons ?

— Oui. Pour ainsi dire certain.

— Mais vous ne voulez pas l'annoncer publiquement.

— Je crains qu'il ne panique. Si nous montrons son vrai visage aux informations, il sera obligé de prendre la fuite. Et il ne laissera pas âme qui vive derrière lui.

— Hum. » Roux tapota sa cigarette pour faire tomber la cendre. « Ça m'arrangerait bien de pouvoir annoncer un semblant de progrès.

— Je n'ai rien de ce genre à vous offrir.

— Le nom de Mail va finir par sortir.

— Oui, mais pas avant un jour ou deux. Je ne pense pas que ça tienne plus longtemps.

— Je me demande si elle est toujours en vie. Andi Manette.

— Je pense que oui, dit Lucas. Quand il l'aura tuée, il ne nous donnera plus de nouvelles. Ça ne lui servira plus à rien. Tant qu'il s'amuse avec nous et qu'il me téléphone, c'est qu'elle est vivante. Et une des filles aussi, à mon avis.

— Mon Dieu, que je suis fatiguée.

— Ne m'en parlez pas, fit Lucas en bâillant. Je dors au siège de ma société ce soir. Sur un lit de camp.

— Qui sera avec vous?

— Des types du renseignement. Et Sloan sera également là.

— Vous pensez vraiment que l'autre va venir?

— S'il regarde la télévision, c'est possible. Ça a dû stimuler sa curiosité. Et, dans l'intervalle, nous essayons d'arrêter ses copains. »

Quelques nuages s'étaient manifestés en fin de soirée, libérant suffisamment de pluie pour alléger l'air. Ils étaient repartis, et les étoiles les plus brillantes se distinguaient des lumières des maisons et des rues. Lucas prit sa voiture et traversa la ville pour rejoindre University Avenue. Il repéra une camionnette dans son rétroviseur et pensa qu'il y en avait des dizaines de milliers dans les Villes jumelles. Si Mail s'approchait du bureau de sa société dans la journée et qu'ils avaient cerné le secteur avec des voitures de police, comme ils l'envisageaient, combien de camionnettes prendraient-ils dans leurs filets? Cent? Une centaine, c'était gérable. Mais s'il y en avait cinq cents, mille?

Les techniciens du bureau possédaient peut-être un logiciel de statistiques permettant de calculer combien de camionnettes on pouvait attendre dans une période de... disons dix minutes, sur une surface de deux kilomètres carrés et demi? La densité de camionnettes était-elle supérieure dans une zone industrielle ou dans une banlieue?

Il retournait encore l'idée dans sa tête quand il s'arrêta devant l'établissement Subway de University Avenue. Derrière la vitrine, deux jeunes confectionnaient des sandwichs. Roux l'un et l'autre, peut-être des jumeaux. Personne dans le magasin. Il bâilla, entra. L'endroit sentait les achards et le condiment, l'odeur propre, acqueuse, de la laitue mélangée à celle de la levure de pain.

« Donnez-moi un grand bacon-tomate-mayonnaise sur pain blanc. Tout sauf les piments. »

L'un des rouquins disparut dans l'arrière-boutique. L'autre attaqua le sandwich. Lucas s'accouda au comptoir, bâilla et tourna la tête. Une camionnette vint se garer de l'autre côté de la rue. Au moment où Lucas tournait la tête, les feux arrière clignotèrent.

Quelqu'un avait appuyé sur la pédale de frein, dans l'habitacle obscur. La camionnette ressemblait à celle qu'il avait vue dans son rétro. Lucas se retourna vers le préposé au sandwich.

« Écoute, petit, je suis flic et j'ai un coup de fil important à passer. Tant que je parlerai, tu ne lèves pas la tête et tu continues à t'occuper du sandwich. Compris ? »

Le gamin ne bougea pas. « Qu'est-ce qui se passe?

— Il y a une camionnette de l'autre côté de la rue et ça pourrait tourner au vinaigre. Je vais demander une voiture pour qu'ils vérifient ça. Passe-moi un de ces grands gobelets de root beer et continue avec le sandwich.

— J'ai presque fini, dit le gamin en regardant Lucas.

— Fais-en un autre. Le même. Ne regarde surtout pas par la fenêtre. »

Lucas emporta le gobelet jusqu'au distributeur de boissons gazeuses, sortit son portable de sa poche et appela : « C'est Davenport. Il y a une camionnette qui m'a suivi jusqu'au Subway de University Avenue. Envoyez-moi deux voitures en vitesse. » Il donna l'adresse au responsable et demanda que les voitures viennent se poster à l'angle des deux rues, de part et d'autre de la camionnette. « Prenez un gars de chaque voiture et envoyez-les à pied jusqu'au coin de la rue. Prévenez-moi quand ils seront en place, je sortirai.

— Ne quittez pas. » Le type de la coordination revint quinze secondes plus tard. « Les deux voitures sont en route, Lucas. Elles seront là d'ici une minute ou deux. Ne bougez pas, on vous préviendra.

— Ils savent ce qu'ils ont à faire?

— Oui. Ils attendront que vous sortiez du Subway. »

Le gosse avait terminé le deuxième sandwich quand Lucas retourna au comptoir, son portable planqué dans le gobelet géant.

« On va se faire dévaliser? demanda le petit gars en rentrant la tête dans les épaules.

— Je ne pense pas. Il s'agit d'autre chose, à mon avis.

— Deux fois, qu'on s'est fait dévaliser ici. Je n'étais pas là, mais mon frère, si.

— Il n'y a qu'à leur donner le fric, c'est tout, affirma Lucas en lui tendant un billet de dix dollars.

— C'est ce que tout le monde dit. » Le gamin lui rendit la monnaie, et le cellulaire crachouilla dans le gobelet. Lucas le leva à la hauteur de son visage et demanda : « Répétez-moi ça?

— On est parés.

— Je sors. »

 

Une sale façon d'en finir, pensa Lucas en allant vers l'entrée. Il était tendu : quelque chose clochait avec cette camionnette. Un truc se préparait. Il suffisait d'avoir passé un peu de temps sur le terrain pour le sentir.

Il s'arrêta un instant à la porte, le sac contenant les sandwichs dans une main, le téléphone-gobelet dans l'autre. Il mit la main à sa poche comme s'il cherchait ses clés de voiture et observa la camionnette. Vieille, avec des trous de rouille dans les pare-chocs, sur les flancs et autour des feux de position. Le gobelet lui parla, il le porta à ses lèvres. « Quoi ?

— Deux mecs viennent de sortir par l'autre côté, là où vous ne pouvez pas les voir. Ils sont peut-être armés.

— D'accord. Deux mecs? »

Lucas poussa la porte et se dirigea vers la Porsche. Il avait fait la moitié du chemin quand les deux hommes contournèrent l'arrière de la voiture et avancèrent droit sur lui. L'un était grand et mince, avec un petit bouc. L'autre, petit et râblé, avait des bras musclés très longs. Le grand portait une veste en coton léger; le petit, un blouson d'université dont une lettre était effacée. Ils le montraient du doigt. Il pensa : Une simple agression ? Rien à voir avec Mail?

Ils étaient à vingt mètres de lui et marchaient d'un pas décidé, mains dans les poches, en le fixant. Ils lui coupaient l'accès à sa voiture. Lucas stoppa brusquement, et ils dévièrent un peu. Il se pencha, posa les sandwichs sur le bitume, sortit son pistolet et le braqua sur eux.

« Police. Pas un geste. Les mains en l'air, les mains en l'air. »

Deux agents en tenue arrivèrent au pas de course derrière les types, l'arme au poing. L'un d'eux cria « Police ! ».

La camionnette voulut filer — le chauffeur, invisible derrière la vitre teintée, passa la première et fonça; aussitôt, une voiture de patrouille surgit d'une rue, au milieu du pâté de maisons, et s'arrêta. Le conducteur de la camionnette se gara le long du trottoir. Les deux types, au milieu de la chaussée, regardèrent autour d'eux, indécis. L'un sortit lentement les mains de ses poches et demanda : « Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez? » L'autre leva les mains en l'air en prenant son temps.

« Par terre, aboya Lucas. Allons, vous connaissez la procédure. J'ai dit par terre. »

Oui, ils connaissaient. Ils se laissèrent tomber à genoux, puis s'allongèrent à plat ventre, les mains croisées sur la tête.

Lucas s'approcha d'eux, tout près.

« Mail est dans la camionnette ?

— Quoi? s'exclama le plus grand. Qu'est-ce que vous nous voulez?

— Vous le savez très bien, dit Lucas d'un ton cassant. Vous tenez Andi Manette et ses filles, et si vous ne nous dites pas immédiatement où elles sont, je vous passe aux agents du FBI. Pour un enlèvement, vous risquez la chaise électrique, mes chers amis. »

Le plus petit le dévisagea, affolé, n'y comprenant rien.

« Quoi ? De quoi parlez-vous ? »

Les deux flics à pied les rejoignirent pendant que leurs voitures coinçaient la camionnette.

« Passez-leur les menottes », ordonna Lucas.

Il marcha jusqu'à la camionnette, dont le conducteur descendait, les mains bien en vue. C'était un Noir. Lucas dit « Merde » et retourna auprès des deux autres. Les agents en tenue les avaient fouillés et trouvé un Davis .32 et une cartouche de gaz au poivre.

«Bon, qu'est-ce qu'on fait? demanda un des agents, un sergent nommé Harper Coos.

— Ils s'apprêtaient à m'agresser, dit Lucas. Ils devaient avoir des vues sur ma voiture. J'ai pensé qu'il s'agissait de l'autre affaire. »

Les flics qui s'occupaient de la camionnette crièrent : « On a trouvé un pistolet.

— Vérifiez s'ils sont fichés quelque part, et si vous pouvez les épingler pour port d'arme illégal, allez-y. Sinon, il faudra bien les relâcher. Je ne leur ai pas laissé le temps de commencer à m'attaquer.

— Dommage, regretta Coos.

— Oui, dit Lucas. Ces enfoirés m'ont fait perdre mon sang-froid. »

Il y avait une demi-douzaine de voitures sur le parking du siège de la société de Lucas, et presque toutes les lumières de l'immeuble étaient allumées.

« Vous m'apportez un sandwich? » La voix flottait au-dessus de sa tête, comme descendue du ciel.

« Qui est là ? » Lucas leva les yeux mais, dans l'obscurité, avec toutes ces lampes allumées, il ne pouvait pas voir la ligne du toit.

« Haywood.

— Il me reste un Subway.

— Je donnerais cent dollars pour un Subway.

— Je vous le livre tout de suite.

— Trois dollars suffiront? C'est tout ce que j'ai en poche.

— Je vous fais crédit des quatre-vingt-dix-sept restants. »

Sloan et trois jeunes programmeurs étaient penchés sur un écran, quand l'un d'eux vit Lucas entrer. Il poussa du coude celui qui travaillait à la console, lequel se retourna et dit « Salut ! ». L'écran devant lui se vida.

« Salut. Je monte ce sandwich sur le toit. Vous êtes sur quoi ?

— Hum, pas grand-chose, on bricole.

— Montrez-lui tout de même, dit Sloan. Il est capable d'en tirer un autre million de dollars.

— Oui, montrez-moi », fit Lucas en s'approchant du groupe.

Les programmeurs regardèrent en riant le garçon assis devant le clavier, qui haussa les épaules et commença à taper. « Vous connaissez les économiseurs d'écran? Les grille-pain et poissons volants, tous ces trucs-là?

— Oui.

— Et vous savez que certains magazines spécialisés proposent des, euh... des pin-up comme économiseurs d'écran ?

— Oui.

— Eh bien... » Une fille apparut sur l'écran : une jambe à demi relevée avec coquetterie, des seins incroyablement insolents exposés sans détour.

« Et alors ? » La fille était jolie, mais il n'y avait pas de quoi en faire une histoire.

Jusqu'au moment où ses seins décollèrent et se mirent à flotter d'un bout à l'autre de l'écran.

« Les nichons volants, la réponse de Davenport Simulations aux grille-pain volants, annonça le gamin.

— Si le nom de Davenport Simulations apparaît où que ce soit sur ce produit, je serai obligé de sortir mon flingue et de vous abattre tous, affirma Lucas.

— On peut effectivement trouver ça de mauvais goût, concéda le type assis sur la chaise.

— Est-ce que ça signifie que tu ne t'intéresses pas aux chattes volantes? s'enquit Sloan.

— Je préfère ne pas répondre », dit Lucas froidement.

Comme il s'éloignait, il demanda : « Qu'est-ce qu'Ice pense de tout ça?

— Elle n'est pas au courant, répondit le gamin. Si elle savait, elle nous détruirait comme de la vermine.

— Tiens, ça me fait penser..., dit un autre, elle a téléphoné pour demander si vous étiez dans le coin. Elle a dit qu'elle essaierait de vous joindre au central.

— Quand était-ce ? »

Le type haussa les épaules. « Il y a dix minutes, un quart d'heure. Elle est chez elle. J'ai son numéro. » Il tendit un morceau de papier à Lucas.

« Très bien. » Lucas glissa le bout de papier dans sa poche et se dirigea vers l'escalier du fond. Il monta au premier puis gravit les quelques marches qui menaient au toit.

Haywood faisait les cent pas en suivant le périmètre du bâtiment quand Lucas déboucha sur le toit.

« Il y a du nouveau ?

— Une bande de gamins en patins à roulettes qui vont et qui viennent, c'est tout. » Haywood portait un T-shirt noir à manches longues et un blue-jean, son visage était dissimulé par une cagoule de camouflage noir et vert, genre écorce d'arbre. On ne pouvait pas le voir de la rue. « On distribue un peu de coke devant le Bottle Cap, un peu plus bas dans l'avenue.

— Ce n'est pas nouveau. »

 

La nuit était agréable, fraîche, avec les étoiles qui étincelaient au-delà de l'éclairage puissant du périphérique. Lucas donna un sandwich à Haywood, et ils s'assirent sur le mur qui bordait le toit. Haywood mordait dans son sandwich et surveillait les rues alentour avec des jumelles Night Mariner, sans beaucoup parler.

Lucas termina le sien et sortit son téléphone portable ainsi que le papier portant le numéro d'Ice. Il le composa. Elle répondit à la deuxième sonnerie.

« Mademoiselle Ice, c'est Lucas Davenport.

— Monsieur Davenport. Lucas. » Elle lui sembla un peu essoufflée. « Je crois qu'il y a quelqu'un dehors. Qui me surveille. Qui surveille ma maison. »