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Lucas et Haywood passèrent devant l'immeuble de Lucas à cent dix à l'heure. Sloan se trouvait toujours sur les lieux, au centre d'un cercle de policiers en civil; une ambulance avait emmené Ricky. Ils s'engagèrent à toute allure sur la route 280, prirent l'autoroute I-35E, traversèrent Saint Paul en continuant vers le sud, Haywood cramponné à sa ceinture de sécurité. Trois voitures fonçaient dans leur sillage, toutes lumières allumées. Le policier chargé d'assurer la liaison depuis le siège annonça : « Ceux d'Eagan sont prévenus. Ils sollicitent un mandat de perquisition en ce moment, il devraient l'avoir quand vous arriverez.

— Branchez-moi sur eux et dites-leur de nous guider jusque là-bas. »

Les indications envoyées par Eagan sortaient en rafales de la radio, et ils franchirent le Mississippi comme un vol d'oiseaux à gros cul, bondirent sur Yankee Doodle Road, coupèrent les gyrophares et bifurquèrent vers l'est.

« Les voilà », dit Haywood. Il s'agrippait d'une main à sa ceinture de sécurité et, de l'autre, se retenait au tableau de bord. Plus bas, dans une vallée peu encaissée, deux voitures de police et une berline grise étaient alignées le long du trottoir. Lucas s'arrêta près de la berline et sauta à terre. Un homme en costume contourna le capot en hâte.

« Commissaire Davenport ? Danny Carlton. Je suis le chef ici. » Carlton était jeune, roux et bouclé, le teint rose. « Nous avons bien un mandat, mais je ne pense pas que vous serez content.

— Ah oui ? »

Carlton désigna la route à l'endroit où elle remontait sur l'autre versant de la vallée. « L'endroit que vous cherchez est juste là-haut. Mais c'est un de ces entrepôts privés. Vous savez, l'équivalent de deux cents garages en location.

— Merde, dit Lucas en secouant la tête : ça ne collait pas. Il faut qu'on aille vérifier. On n'a pas droit à l'erreur. »

 

L'entrepôt était un agglomérat de parallélépipèdes en béton à un étage dont la longueur était percée de vingt portes de garage blanches. L'ensemble était entouré d'une clôture de grillage de deux mètres cinquante de haut, coiffée de barbelés. Une petite guérite bleue jouxtait la seule grille d'entrée ménagée dans le périmètre. Un homme âgé, pâle et soucieux, les accueillit à la grille. Il tenait un .38 qui avait l'air encore plus vieux que lui.

« Pas de problème, fit-il après avoir examiné le mandat. Roses, c'est le cinquante-sept.

— Vous l'avez vu? demanda Lucas.

— Il n'est pas passé, pas ce soir. »

Lucas lui montra un exemplaire du portrait de Mail vieilli par les soins de l'ordinateur. «C'est lui ? »

Le gardien inclina la feuille sous la lumière, releva la tête pour ajuster l'angle de ses lunettes à double foyer, fit une moue en avançant la lèvre inférieure, haussa les sourcils et lui rendit le portrait. « C'est lui. C'est lui tout craché. »

 

La porte du garage était fermée par un cadenas, mais, avec ses pinces, l'un des flics d'Eagan fit sauter l'anneau. Lucas dégagea le cadenas et, aidé d'un autre flic, souleva la porte.

« Des ordinateurs », dit Haywood.

Il actionna l'interrupteur. La pièce était remplie de tables, sur lesquelles s'empilaient les ordinateurs, des dizaines de boîtes beiges et de moniteurs aux écrans gris maussade. Sous les tables, il y avait des paniers en plastique remplis d'accessoires — lecteurs de disquettes, modems, cartes son et cartes couleur, une souris entortillée dans son cordon, tout un fatras d'engins électroniques.

Mais rien d'humain.

Un bureau et une vieille caisse enregistreuse étaient poussés sur la gauche. Lucas s'approcha du bureau, ouvrit un tiroir. Du papier ordinaire, un stylo-bille. Il en tira un autre, trouva des étiquettes autocollantes, un stylo à encre indélébile dépouillé de son capuchon, un bloc-notes jaune couvert de poussière. Le tiroir du milieu renfermait un autre stylo et trois bandes dessinées X-Men recouvertes de jaquettes en plastique.

« Mettez cet endroit en pièces, ordonna Lucas aux flics de Minneapolis qui se tenaient derrière lui. N'importe quel bout de papier, n'importe quel détail qui pourrait nous conduire à ce type. Chèques, reçus, numéros de cartes de crédit, factures, tout quoi. »

Le chef de la police d'Eagan alluma une cigarette et regarda autour de lui : « C'est bien lui, hein ?

— Oui, c'est bien lui.

— Je me demande où elles sont.

— Moi aussi », fit Lucas.

Il sortit et releva la tête. Le flic d'Eagan crut un instant qu'il flairait le vent. « Je parie qu'elles sont tout près — je parie que cet entrepôt est à proximité de sa maison. Bon sang, on est tout près. »

Le gardien, poussé par la curiosité, les avait rejoints mais, ne voyant rien de spectaculaire, repartit en trottant vers sa loge. Lucas lui emboîta le pas.

« Hé, un instant ! »

Le gardien se retourna.

« Quoi ?

— Ce type, vous le voyiez aller et venir, mais est-ce qu'il passait du temps à l'intérieur, quelquefois ? »

Le gardien tourna lentement la tête à gauche, puis à droite, comme s'il craignait d'être entendu, «Il tient boutique ici les week-ends. Il y a un tas de jeunes chevelus qui se pointent.

— Boutique ? »

Le chef d'Eagan était arrivé derrière lui. « C'est illégal mais ça se voit de plus en plus souvent, ces temps-ci. Des magasins à temps partiel, personne ne déclare rien à personne, pas d'impôts. Ils appellent ça marché aux puces ou ventes de garage, mais vous savez bien que c'est autre chose.

— Est-ce qu'il a des employés? Des gens qui travaillent régulièrement pour lui ? »

Le gardien se frotta doucement les lèvres avec l'index et le majeur, réfléchit, se gratta les fesses de l'autre main, et finit par secouer la tête. « Celui-ci, non. Mais le type de... euh, l'espace voisin, il vend des tondeuses à gazon et des débroussailleuses, ce genre de trucs. Il aurait peut-être une idée.

— Où est-il?

— J'ai une liste. »

Lucas le suivit dans sa guérite. Le type fouilla sous un comptoir et finit par sortir une liste de noms assortis de numéros de téléphone.

«Qu'est-ce qu'il y a en face de Roses? Quel numéro ? »

Le vieil homme promena un index tremblotant le long de la colonne, s'arrêta devant Roses, suivit la ligne et tomba sur un espace blanc. « Il n'y en a pas. Ça devrait, pourtant.

— Donnez-moi le nom de l'autre, celui des tondeuses à gazon. »

 

Le flic n'allait pas partir.

Couché dans un buisson à une dizaine de mètres de lui, Mail l'observait. Le flic vérifia son fusil, une fois, puis deux, joua avec, éjectant une cartouche, l'attrapant en l'air, la remettant en place tout en fredonnant. Il parla deux ou trois fois dans sa radio, fit les cent pas et, après avoir regardé rapidement autour de lui, il s'approcha d'un érable et urina.

Mais il ne s'éloignait pas. Il traînait de-ci, de-là, regardait les voitures passer au bout du pâté de maisons, faisait tourner son fusil comme si c'était une matraque. Il siffla un bout d'une chanson de Paul Simon.

Le flic était posté au point le plus fragile du périmètre de surveillance, là où, avant de repartir tout droit, la rue dessinait un drôle de petit tournant comme pour contourner un obstacle. Le tournant avait pour effet de modifier les angles et l'alignement des pelouses suivantes.

Si seulement Mail avait pu traverser à cet endroit. 0 envisagea d'utiliser son .45, mais si le flic luttait pour le désarmer ou, tentant de sortir son arme, le forçait à tirer, alors là ce serait la fin. S'il voulait se débarrasser de lui, ce devait être d'une manière «lapide, silencieuse et sûre.

Mail recula, pas à pas, jusqu'à la façade arrière "¡d'une maison, où il se mit à quatre pattes. Il ne voyait pas grand-chose, mais il parvenait à distinguer la forme sombre d'une sorte de cabanon de jardin. Il trotta jusque-là, jeta un coup d'œil rapide autour de lui, ouvrit la porte et se glissa à l'intérieur. '

Et se sentit aussitôt en sécurité avec un toit au-dessus de la tête. Personne ne pouvait le voir, aucune lumière ne pouvait l'atteindre. La cabane, remplie d'outils de jardinage, sentait les feuilles mortes et le vieux mélange d'essence. Tâtonnant dans l'obscurité, il tomba sur des râteaux, une binette, une pelle. Il aurait pu essayer avec la pelle mais c'était risqué, et il chercha autre chose à tâtons. Il trouva un morceau de bois de charpente, réfléchit, et décida que la pelle ferait mieux l'affaire. Poursuivant son exploration, il mit la main sur deux pelles à neige, une paire de cisailles pour les haies, effleura un bidon d'essence dont il sentit l'odeur sur ses doigts ; et enfin, dans un recoin, il trouva un manche de bêche.

Le manche était brisé juste à l'endroit où il y avait eu la bêche. Il le soupesa, fit un petit geste sec, comme s'il abattait un couperet. Parfait. Voilà qui ferait l'affaire.

Il ne voulait pas ressortir, mais il le fallait. Il se glissa dehors, se faufila jusqu'au coin, longea le côté de la maison et regagna le taillis d'où il avait observé le flic. Lequel était toujours à son poste. Il avait enlevé sa casquette et se grattait la tête. Puis il se recoiffa, dit quelque chose dans sa radio, écouta la réponse et recommença à siffler l'air de Paul Simon.

Comme s'il n'arrivait pas à se le sortir de la tête, pensa Mail.

Le flic se détourna, regardant à l'opposé de Mail, et s'éloigna vers l'érable contre lequel il avait précédemment pissé. Mail se tendit et, quand la tête du flic disparut derrière l'arbre, se releva et avança lentement, puis plus vite lorsqu'il réapparut, lui tournant toujours le dos.

Cependant, le flic l'entendit approcher.

Quand Mail ne fut plus qu'à dix pas, le policier tressaillit et tourna la tête, bouche bée. Même le plus lent des hommes est capable de franchir dix pas en une petite fraction de seconde, et Mail le frappa avec le manche de la bêche, le fragment de fer s'enfonçant dans le front du policier en produisant un son d'écrasement mou.

L'homme s'effondra, et son fusil alla voltiger sur le trottoir avec un bruit de casserole. Mail laissa tomber le manche de bêche, prit le policier sous les aisselles et le traîna entre les deux maisons. En quelques secondes, il lui subtilisa son blouson, sa casquette et son étui. Le jean sombre qu'il portait passerait facilement pour un pantalon d'uniforme. L'étui à pistolet était lourd et encombrant. Il eut du mal à le passer.

Le policier marmonna quelque chose. Mail baissa les yeux vers lui, le poussa du pied, pour voir. La tête du flic roula de l'autre côté, molle, lâche.

« Crève, connard. » Et Mail s'éloigna sur le trottoir en coiffant la casquette. Trop petite, elle était bizarrement perchée au sommet de son crâne. Mais ça irait. Il ramassa le fusil, traversa la rue, marcha entre une maison sans lumière et une autre, éclairée, et se remit à courir.

 

Dans la maison obscure, un homme qui buvait du café debout dans sa cuisine le vit passer. Le regarda franchir la palissade et n'identifia pas l'uniforme de policier. Il ne vit que les mouvements d'un homme qui courait. Il traversa en hâte sa maison pour prévenir le flic posté devant la façade. Mais celui-ci avait disparu.

«L'homme, qui avait froid vêtu de ses seuls sous-vêtements, sortit sur son perron et ramassa le journal.

Dans la lumière ténue de l'aube naissante, il aperçut sur le trottoir quelque chose qui ressemblait à un fusil... et autre chose, un peu plus loin. Où était ce policier?

L'homme examina tout autour de lui et traversa la rue en courant. Ce qu'il avait pris pour un fusil n'était qu'un manche de bêche. Il secoua la tête et tourna les talons pour rentrer chez lui. C'est alors que l'autre objet retint son attention. Une radio de police.

Le policier à terre poussa un grognement et l'homme en T-shirt demanda : « Qu'est-ce que c'est? Qui est là? »

 

Ils avaient trouvé une épaisse liasse de sorties d'imprimante, que Lucas et Haywood étaient en train d'éplucher page par page, à la recherche du moindre indice. Ils levèrent les yeux en entendant les pas précipités. Le chef de la police d'Eagan apparut, agrippant le chambranle de la porte pour freiner sa course.

« Lucas, vous feriez mieux de venir. Ils ont un gros problème là-bas.

— Continuez de lire ça, dit Lucas à Haywood, et il fonça vers sa voiture. Que s'est-il passé?

— Je crois que votre type a tué un policier. Et il se peut qu'il soit sorti de votre péri mètre.

— Quel fils de pute ! »

En arrivant à la voiture, Lucas demanda : « Avez-vous parlé à MacElroy? » C'était celui qui vendait des tondeuses à gazon.

« On l'interroge en ce moment. »

Lucas prit la radio et appela le central. Le coordinateur l'informa que le policier était encore en vie. « C'est Larry White, le fils de Bob White. Il est dans un sale état, votre type l'a frappé avec un genre de tuyau. Ils l'emmènent à Ramsey.

— Bon sang! Et Mail? Il a filé?

— Pas forcément. Un habitant du voisinage a appelé le 911 quelques minutes après l'agression de White. Ils ont redéployé le périmètre de sécurité en prenant la maison du type comme centre. Normalement, il devrait encore être à l'intérieur.

— D'accord. J'y vais immédiatement. Appelez Roux et Lester, dites-leur qu'on doit se parler.

— Ils sont partis à Ramsey. Tous les deux, avec Gemmons. » Clemmons dirigeait la section des agents en tenue.

« Ils ont un contact radio ?

— Oui.

— Dites-leur de m'attendre. »

 

Mail réussit à franchir le nouveau périmètre, mais de justesse. Une fois sorti de la limite précédente, il longea deux pâtés de maisons sans se faire voir, puis courut simplement le long d'une allée obscure, trébuchant de temps en temps sur le sol inégal. Il courait depuis une minute, peut-être une minute et demie, quand il entendit les sirènes hurler dans son dos. Bon Dieu, ils avaient trouvé le flic ! Il courut de plus belle.

Une minute plus tard, une voiture de police passa devant lui, tous gyrophares allumés, dans une rue transversale, mais elle ne s'arrêta pas. Mail ralentit légèrement l'allure. Il respirait avec difficulté, le fusil à la main, la casquette perchée trop haut sur son crâne.

Au bout de l'allée, il se rapprocha de la rue avec les plus grandes précautions. Non loin de là, la voiture de police déposa deux agents de patrouille. Ils se penchèrent vers la fenêtre, écoutant avec attention ce que disait le conducteur, ou la radio. Mail inspira à fond, fit deux pas rapides qui l'amenèrent derrière une voiture, puis un autre pour atteindre un érable. Les flics parlaient toujours. Mail inspira encore une fois et traversa la rue d'un pas accéléré pour se cacher derrière un érable sur le trottoir d'en face.

Puis il attendit. Mais les flics ne l'avaient pas vu.

Sans cesser de les surveiller, il recula vers une allée en veillant à rester caché par l'arbre. Quand il l'atteignit, il fit volte-face et détala à toutes jambes. Un chien aboya, et Mail courut plus vite. Les aboiements du chien redoublèrent. Néanmoins, comme ça aboyait partout en même temps, personne ne vint voir ce qui se passait.

Mail demeura dans l'allée jusqu'à ce que le chien se taise, puis marcha dans la rue et s'engouffra dans l'allée suivante. Les sirènes semblaient plus distantes, et il ne distinguait plus de lumières. En revanche, il voyait les maisons se détacher sur le ciel. L'aube approchait, et les voitures allaient commencer à circuler.

Il serait plus visible, et il y aurait plus de monde dans les rues.

Il lui fallait un véhicule.