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Mail appuya sur la touche « Off » et, sans lâcher le téléphone, se précipita dehors. Au-dessus de sa tête, un avion de ligne passa, fonçant vers Minneapolis-Saint Paul. Voilà comment ils viendront, se dit-il en scrutant le ciel à l'affût des lumières clignotantes, rouges ou blanches, qui allaient se concentrer vers lui. Avec des hélicos. Un encerclement.

Il courut jusqu'à l'allée, sauta dans la camionnette, extirpa fébrilement les clés de sa poche de jean, sortit en marche arrière, plein gaz, et rejoignit la route gravillonnée. S'ils arrivaient, il suffirait qu'il aille un peu vers le nord, et peut-être parviendrait-il à se fondre dans la foule des banlieusards...

Mail était plus excité qu'affolé. Et en colère, aussi. Ils l'avaient pris pour une poire. Il aurait parié à cent contre un que Davenport était à l'origine de cet appel. À mille contre un, même. C'était vachement malin. Tellement qu'il se surprit à sourire dans la nuit, puis à bouder avec mauvaise humeur, et à sourire de nouveau, malgré lui. Malin. Mais pas assez malin pour lui.

À plus d'un kilomètre de là, du sommet d'une colline, Mail regarda sa maison. Il ne la voyait pas exactement, mais il pouvait distinguer la porte d'entrée éclairée, qu'il avait laissée ouverte, mince candélabre sur un fond de champs obscurs. Il n'y avait rien autour de lui, rien qui s'approchait. Il se mit en position « parking » mais laissa le moteur tourner. Rien du tout.

Au bout d'un moment, il coupa le contact et sortit pour écouter : rien d'autre qu'une brise légère soufflant dans le halo doré de ses phares...

 

Andi et Grace avaient plus ou moins abandonné l'idée de l'arme. La seule chose qui aurait pu s'en approcher était un gros clou qui s'était recourbé lorsqu'on l'avait enfoncé dans la solive du plafond. Andi pensait que si elles parvenaient à l'arracher, elles pourraient peut-être l'aiguiser contre le granit des murs.

« Ça ferait comme un pic à glace raccourci, je suppose », dit-elle. En guise d'outil, elles n'avaient .en tout et pour tout que les boîtes d'aluminium contenant le soda à la fraise. Elles se demandèrent d'abord comment utiliser les boîtes pour extraire le clou du bois, puis s'intéressèrent aux boîtes elles-mêmes. Le dessus et le fond s'enlevaient sans trop de difficulté : Andi entortilla sa chemise autour de ses doigts et ôta d'un coup la pellicule d'aluminium. Elles disposaient maintenant d'une mince feuille de métal souple. Elles tentèrent de la plier puis de l'aplatir, dans l'idée d'effiler la pointe et d'en faire une sorte de lame de couteau.

Andi et Grace obtinrent une pointe, mais pas assez dure pour entamer efficacement l'épiderme et le muscle. Cependant, cela pouvait convenir pour un œil.

Elles essayèrent alors de tordre le métal en spirale... c'était moins bien que de le plier. Puisque les bords de la feuille d'aluminium étaient assez tranchants quand on venait de la déchirer, elles pourraient peut-être l'utiliser comme une lame de rasoir, suggéra Grace, à condition de la serrer entre deux morceaux pliés. Là encore, il apparut que l'instrument était coupant, mais pas assez pour blesser gravement.

« S'il était... sur toi et que j'essayais de lui trancher la gorge... », proposa Grace, blême.

Andi secoua la tête et appuya le bord d'une feuille d'aluminium à l'intérieur de son bras. « Cela demande trop de force. Regarde. »

Elle appuya plus fort et n'obtint qu'une mince traînée rouge et juste un peu de sang à une extrémité. « Couper en profondeur est plus difficile que tu ne le crois. Je me rappelle, à la fac de médecine : couper les corps, c'était comme couper de l'argile. » Elle considéra le plafond et le clou recourbé. « Le clou ferait l'affaire, en revanche. Si on arrivait à l'enlever de là.

— Il faut essayer. »

Ce qu'elles firent. Grace s'assit sur les épaules d'Andi et attaqua le bois avec de petits morceaux d'aluminium. La tête du clou était dégagée mais résistait obstinément quand elles entendirent Mail arriver.

Grace prit le bras de sa mère, et Andi constata avec effarement à quel point sa fille avait vieilli. « Ne lutte pas, supplia Grace. S'il te plaît, ne résiste pas. »

 

Néanmoins elle se battrait.

Il le fallait. Sinon il allait se désintéresser d'elle et se tourner vers Grace, ou... se débarrasser d'elles deux, simplement. Mail voulait qu'elle résiste. Il voulait la conquérir par la force, du moins le pensait-elle.

Mail la fit sortir de la cellule, qu'il verrouilla de l'extérieur, et la poussa vers le matelas en la faisant tourner sur elle-même. Andi se laissa faire, trébucha et retomba durement. Mieux valait s'effondrer tout de suite que d'être allongée d'un coup de poing.

Et puis, il aimait entendre le son de la peur dans sa voix. Il la battrait pour ça, si nécessaire, aussi avait-elle appris à supplier : « John, je vous en prie. S'il vous plaît, vous n'êtes pas obligé de me faire mal.

— Déshabillez-vous. » Andi commença à enlever son chemisier tout en regardant attentivement autour d'elle, sans quitter son expression affolée. Y avait-il quoi que ce soit, dans ce sous-sol, dont elle pourrait se servir dans une lutte ?

« Allez, dépêchez-vous, nom de Dieu. » Nu, le sexe en érection, Mail approchait.

« John... »

Il vint se placer devant elle, la dominant. « On va essayer autre chose, cette fois. Si vous me mordez — je n'ai pas du tout envie d'être mordu —, si vous me mordez, je vous cognerai comme jamais, puis j'emmènerai Grace à la maison, je lui mettrai les mains dans le broyeur d'ordures, et après, je la ramènerai ici pour que vous puissiez la voir. Vous avez bien compris ? »

Elle acquiesça de la tête, incapable de parler.

« Bon, alors... », dit-il.

 

Plus tard, allongé sur le matelas à côté d'elle, Mail lui demanda : « Vous savez ce que ce salaud de Davenport a fait?» Il lui raconta l'histoire de la radio. « J'ai vite compris, remarquez. Ils m'ont eu pendant une minute, mais je les ai démasqués, et je l'ai même dit à l'antenne, "Hein, Davenport, espèce d'enfoiré", je lui ai dit. » Il parlait avec animation, et on aurait pu les prendre pour un couple d'adolescents couchés sur un matelas dans un appartement sans eau chaude, évoquant leurs rêves. « Il se croit foutrement malin, mais il y a un truc qu'il ne sait pas et qui le fait souffrir.

— Je... quoi ? »

Elle réagissait automatiquement, entretenant la conversation pour avoir le temps d'inventorier le sous-sol. Mail ne l'avait pas battue cette fois, et le sexe était devenu sans intérêt. Il ne pouvait pas lui faire grand-chose de plus, et elle était capable d'assumer. Enfin, elle l'espérait.

Inventaire : une pile de vieux pots en terre cuite dans un coin — elle pouvait les lancer, ou s'en servir comme d'une matraque. Et là-bas, était-ce donc une bouteille de bière ? Ah, si elle pouvait mettre la main dessus, elles pourraient la briser ensuite, récupérer des morceaux de verre. Ça, ce seraient des armes...

«J'ai un espion qui surveille le moindre de ses mouvements», poursuivit Mail. Absorbée par -son examen des lieux, Andi avait perdu le fil de la conversation. Un espion ? « Un espion ? » demanda-t-elle. Un mensonge?

« Quelqu'un que vous connaissez, dit Mail en se tournant pour observer sa réaction. Un de vos proches. C'est comme ça qu'on s'est rencontrés.

— Qui ? » Il était trop sûr de lui pour que ce soit un mensonge.

« Peux pas vous le dire.

— Pourquoi?

— Parce que j'ai envie que vous y pensiez. C'est peut-être votre mari, pour se débarrasser de vous et des filles. Peut-être votre mère...

— Ma mère est morte.

— Ah bon? De quoi est-elle morte?

— Elle s'est noyée.

— Oh. » Mail fut sur le point d'ajouter quelque chose, mais il se mit à genoux et la toisa : « Eh bien, c'est peut-être votre associée, ou votre père. »

Elle prit le risque.

« John, je crois que vous inventez tout ça. »

Elle craignit un instant qu'il ne la frappe — ses paupières se dilatèrent, un réflexe de colère, puis il eut l'air de plonger en lui-même, comme lorsqu'il la battait. Pourtant, il sourit légèrement, et dit : « Oui, je vous raconte des histoires. Il y a effectivement un espion mais j'ignore qui c'est. »

Elle secoua la tête, incrédule.

« C'est quelqu'un qui m'a appelé comme ça, sans prévenir. Qui m'a dit : "Vous vous souvenez d'Andi Manette, qui vous a fait interner? Elle n'arrête pas de parler de vous..."

— Quelqu'un a dit ça? » Elle le croyait, maintenant, et elle était effarée.

« Quais. Cette personne a dit que vous me considériez comme une sorte de démon. Assez vite, j'ai vu que je ne pourrais plus vous sortir de ma tête. Je ne vous ai jamais oubliée, vous étiez quelque part au fond de ma mémoire. Je ne m'en souciais pas. Et puis l'espion a téléphoné...

— Oui ? » Une réaction fugitive de psychiatre. Elle eut un petit frisson de satisfaction, le pouvoir retrouvé...

« Je me rappelle, j'étais assis dans cette cellule et vous portiez toujours ces... robes, et puis vos seins, ce parfum que vous aviez, quelquefois, j'avais une vue plongeante sur vos jambes et je me disais que je voyais votre chatte, plus haut. Le soir, allongé, j'y pensais. Est-ce que je l'avais vue? Ou non?

— Je ne me suis pas rendu compte... » Là encore, elle avait réagi en psy.

« Vous n'avez jamais su ce qui me faisait fonctionner, et moi, je ne pouvais pas l'expliquer. Au bout d'un moment, je suis simplement resté assis là à regarder vos seins et à brûler de désir.

— Cette personne a continué à vous appeler?

— Je ne veux plus en parler », dit-il, repris par la colère. Ses yeux se révulsèrent. « Je veux baiser... » Il la frappa violemment, lui donna un grand coup sur l'épaule. Elle se recroquevilla, effrayée. « Venez ici, ou je vous flanque une vraie raclée, bordel ! »

 

Plus tard, elle demanda : « Est-ce que je pourrais appeler quelqu'un? Mon mari, ou une autre personne, pour leur dire que nous sommes en vie ? »

Ça l'irrita. « Merde, non.

— John, ils vont finir par nous croire mortes. Bientôt, toute cette agitation va s'éteindre, et une longue chasse impitoyable va commencer. Ils vous arrêteront fatalement, et vous serez bouclé à perpétuité. S'ils me savaient vivante... vous pourriez bouger plus facilement. Il y a peut-être une possibilité d'entente quelque part, vous pourriez négocier. »

De nouveau, ils parlaient presque comme des amants : elle s'inquiétait pour son avenir. Il ne saisit pas la perche. « Il n'y aura aucune négociation. Pas avec moi.

— Cela vous donnerait plus de pouvoir, insista-t-elle. S'ils sont persuadés que je suis morte, rien ne les arrêtera. S'ils me savent en vie, les choses seront plus compliquées pour eux. Vous qui pratiquez tous ces jeux, vous devez le savoir. Je veux simplement qu'on sache que j'existe encore. Et qu'ils ne m'oublient pas. »

Mail se leva et commença à se rhabiller. Il poussa les vêtements d'Andi du bout du pied : « Mettez ça. » Quand elle fut prête, il dit : « Je vais y réfléchir. Vous ne pouvez pas appeler directement, mais il y a peut-être moyen de vous enregistrer. Je passerai la bande d'un autre endroit.

— John, ce serait... » Elle rit presque. « Ce serait formidable. »

Cela lui fit de l'effet. Il se rengorge, songea-t-elle. Il aimait la flatterie, surtout venant d'elle. « Je vais y réfléchir. »

 

De retour dans la cellule, quand la porte fut refermée et que les pas de Mail se furent pesamment éloignés, elle dit à Grace : « Il faut qu'on pense à un message — il va peut-être enregistrer un message pour nous. On doit trouver un code, une sorte de signal. »

Elle était tout excitée. Grace la regardait, une expression solennelle, lointaine, sur son visage d'enfant. Andi finit par dire : « Quoi ? Quoi ?

— Tu as plein de sang sur le visage, maman. Il y en a partout. »

Grace tendit le doigt vers le côté droit du visage de sa mère, et soudain sa main se mit à trembler. La peur. Elle fondit en larmes en s'écartant d'Andi, qui se frotta la joue et le nez, là où le sang avait séché après que Mail, dans son excitation, l'avait giflée pendant le dernier assaut sexuel.

Elle n'avait pas remarqué qu'elle saignait. Elle commençait à s'y habituer, cela faisait partie de la servitude, pensa-t-elle, tandis que Grace se recroquevillait dans le coin.

Mais quelque chose avait changé, cette fois. Quelque chose avait changé.