20

Weather dormait à poings fermés quand Lucas rentra enfin chez lui. Il se débarrassa de ses vêtements, éclairé par la lumière du couloir qui filtrait de la porte entrouverte, et posa sa veste, son pantalon et sa chemise sur une chaise. Il alla à la salle de bains sur la pointe des pieds, en ressortit, enleva sa montre, la posa sur la table de chevet et se glissa dans le lit.

Weather dégageait une chaleur confortable, mais Lucas ne put trouver le sommeil. Au bout de quelques minutes, il se leva et passa discrètement dans le bureau, où il s'assit dans le vieux fauteuil de cuir et essaya de réfléchir.

Il arrivait trop de choses à la fois. Il y avait trop à penser. Et il se perdait dans la masse de faits au lieu de chercher un schéma directeur ou des trous significatifs. Il leva les pieds, croisa les doigts, ferma les yeux et laissa son esprit vagabonder.

Dix minutes plus tard, il était parvenu à la conclusion que l'affaire pouvait se résoudre de deux manières : soit ils retrouvaient le criminel grâce aux dossiers médicaux de l'hôpital psychiatrique, soit ils découvraient l'identité de sa source. Les deux angles étaient bons, mais il fallait mettre plus de pression.

Résumons-nous : Dunn, Tower et Helen Manette, Nancy Wolfe.

À l'évidence, il y avait peu de chances que la fuite vienne d'ailleurs que de la famille. Cela pouvait aussi être un informateur interne, un flic. Mais Lucas n'y croyait pas. Le ravisseur était manifestement cinglé. Un flic n'irait pas se mouiller pour un cinglé, même un parent cinglé. Ce sont des gens trop peu fiables, tout simplement.

Non. Cela devait profiter à quelqu'un.

Wolfe. Wolfe couchait avec Manette. Manette n'avait plus beaucoup d'argent. Des boîtes de pâtée pour chiens...

Lucas fronça les sourcils, consulta sa montre. Dunn se couchait tard. Lucas chercha son numéro dans le carnet de bord d'Anderson et le composa. Dunn décrocha à la deuxième sonnerie, légèrement essoufflé. «Allô?

— Monsieur Dunn ? Lucas Davenport.

— Davenport ! Vous m'avez fait peur. J'ai pensé que c'était peut-être ce type, à une heure pareille. » En aparté, il dit à quelqu'un : Lucas Davenport Puis : « Que puis-je pour vous ?

— Quand je suis venu vous voir le soir de l'enlèvement, vous m'avez dit que Tower et Andi Manette touchaient des revenus d'une société familiale en fidéicommis.

— Exact.

— Si votre femme disparaissait et que vos filles mouraient également, que deviendrait la société? »

Après un silence prolongé, Dunn répondit. « Je ne sais pas. Cela doit dépendre des dispositions. Les seuls bénéficiaires sont Tower et ses descendants. S'il n'avait plus de descendants... je suppose que tout reviendrait à Tower.

— Si Tower cassait sa pipe... excusez-moi... <

— Oui, oui, si Tower cassait sa pipe, eh bien?

— Est-ce que sa femme toucherait?

— Non. Je veux dire, pas si Andi et les petites étaient vivantes. Seigneur, vous vous rendez compte de ce que je suis en train de dire, pour l'amour du ciel. » Et brutalement, il n'y eut plus personne au bout du fil. Lucas regarda le combiné, ne sachant pas ce qui se passait au juste. Il recomposa le numéro.

Un policier décrocha à la première sonnerie et dit sans préambule : « Commissaire Davenport?

— Oui, j'étais en ligne avec Dunn.

— Eh bien, chef, je ne sais pas ce que vous êtes allé lui raconter mais il a craqué. Il est retourné dans sa chambre.

— Ah!

•— Vous voulez que j'aille le chercher?

— Non, laissez-le tranquille. Dites-lui que je suis désolé, surtout. D'accord?

— Bien sûr, je vais le faire...

— Et quand il ira mieux, demandez-lui si je peux me procurer une copie des statuts de la société en fidéicommis de la famille Manette. Il doit en avoir une à portée de main. »

 

Lucas n'avait toujours pas sommeil quand il regagna le lit. Il resta allongé un moment, les yeux au plafond, puis roula sur le côté et prit Weather par l’épaule en murmurant dans son oreille : « Tu peux te réveiller?

— Hummmm? demanda-t-elle.

— Tu opères demain matin?

— À dix heures.

— Oh... !

— Qu'est-ce qu'il y a? » Elle se mit sur le dos et lui effleura le visage.

« Il faut que je te parle de cette affaire. J'ai besoin d'avoir l'opinion d'une femme. Mais si tu dois travailler...

— Je vais bien, dit-elle, mieux réveillée. Raconte. »

Il lui exposa la situation et conclut : « Tower peut claquer d'un moment à l'autre. Si Andi et les filles sont mortes, sa veuve va toucher un paquet. Tout ce qu'il possède, plus, peut-être, le capital du fidéicommis. Probablement quatre plaques, plus la maison qui vaut un million de dollars. Donc, la question est la suivante : est-ce que Nancy Wolfe serait capable d'une chose pareille? Et Helen? »

Weather avait écouté avec une extrême attention. « Je ne peux pas te dire. Ça pourrait aussi bien être l'une que l'autre. Normalement, je dirais non pour Wolfe. Même si elle a une liaison avec Tower, elle n'est pas complètement sûre qu'il l'épousera, donc elle ne devrait pas être en train de manœuvrer pour toucher l'argent. Pas au point de tuer trois personnes. Helen, en revanche, n'a aucun lien avec Andi et les enfants. Elle était déjà la maîtresse de Tower du vivant de la mère d'Andi. Donc, Andi et elle ne doivent pas beaucoup s'aimer. Et si elle est au courant, pour Tower et Nancy Wolfe, peut-être...

— Oui. Si Andi et ses filles disparaissent, elle tirera plus d'argent du divorce, au cas où il y en aurait un. Si Andi et les petites sont mortes et que Tower claque d'émotion, ou de la tension produite par le divorce, ou des deux, eh bien, c'est parfait. Conclusion, Helen est une suspecte parfaite.

— Sauf...

— Sauf? répéta Lucas.

— Sauf que nous ne savons pas grand-chose des relations entre Wolfe et Andi Manette. Elles sont associées, amies de longue date, nous a-t-on dit, c'est précisément le terrain où l'on trouve les haines les plus tenaces, les plus profondément enfouies. Des griefs qui remontent à des décennies. Ma meilleure amie de lycée s'est mariée à dix-neuf ans, a eu un tas d'enfants et a terminé dans un motel, à servir des hamburgers. La dernière fois que je l'ai vue, j'ai compris... je crois qu'elle me déteste. Andi a toujours été riche alors que Wolfe n'avait pas un sou. Andi a épousé un homme que Wolfe avait connu la première, et qui est devenu multimillionnaire. Andi a des enfants adorables, Wolfe arrive à un âge où elle doit envisager de ne jamais se marier et de ne jamais en avoir. Andi pourrait aussi être opposée à leur liaison, mais je me demande si elle est au courant. En tout cas, ça fait un nœud de sentiments complexes et difficiles à démêler.

— C'est vrai, et il y a autre chose. Si quelqu'un voulait lâcher un tueur dingo sur Andi Manette, qui serait en meilleure position pour le sélectionner, sinon Nancy Wolfe?

— Tu as peut-être examiné les mauvais dossiers, suggéra Weather. Tu pourrais consulter ceux de Nancy Wolfe. » Pause. « Et puis, il reste l'hypothèse George Dunn.

— À mon avis, ce n'est plus un bon candidat. Il faudrait que ce soit un sacré menteur, et un acteur exceptionnel.

— En d'autres termes, un sociopathe.

— Je suis heureux de te l'entendre dire.

— Beaucoup d'hommes d'affaires talentueux le sont, c'est du moins ce qu'on raconte. Des chirurgiens, aussi...

— Nancy Wolfe l'a traité une fois de sociopathe, affirma Lucas.

— ... et s'il était question d'un divorce qui couperait sa fortune en deux... Combien pèse-t-il, tu m'as dit?

— S'il n'a pas menti, dans les trente millions.

— Donc, la mort d'Andi Manette pourrait valoir quinze millions de dollars à ses yeux, poursuivit Weather. Je vais te dire une chose. Les riches sont terriblement attachés à leur argent. C'est comme un organe, plus encore. Si tu demandes à la plupart des gens qui possèdent deux millions de dollars s'ils préféreraient perdre un million ou un pied, à mon avis, la plupart choisiront le pied.

— Mais l'hypothèse n'est valable que si Andi souhaite vraiment divorcer, objecta Lucas. Dunn prétend qu'il essayait d'arranger les choses.

— Que voulais-tu qu'il dise d'autre? Qu'il la détestait et se réjouissait de l'enlèvement?

— Tu as raison. » Le problème n'était pas le manque de mobiles. Plutôt d'en choisir un.

« N'oublie pas la dernière possibilité, ajouta Weather. Tower. Son père.

— Tu es vraiment perverse, Karkinnen.

— Ce ne serait pas la première fois qu'on verrait un père s'en prendre à sa fille. S'il est vraiment désespéré... »

Lucas était allongé sur le dos, les doigts croisés sur l'estomac. « Quand j'ai eu ma petite crise de dépression, il y a quelque temps, une des choses les pires était d'être couché, la nuit, avec toutes mes pensées qui tournaient dans ma tête, en cercle, sans que je puisse les stopper. Cette fois, ce n'est pas tout à fait pareil, mais il y a un lien. Bon sang ! Je tourne en rond sans arrêt : Dunn, les Manette ; Dunn, Wolfe, les Manette. La réponse est forcément là.

— Tu vas finir par trouver, dit Weather en lui tapotant la jambe.

— Un détail me tracasse. J'ai vu quelque chose dans l'appartement de Gloria Crosby, mais je n'arrive pas à me rappeler quoi. Et c'est important. »

Weather se redressa dans le lit : « Tu as oublié ?

— Pas exactement oublié. C'était là mais je ne l'ai pas réellement reconnu sur le moment. C'est un peu comme si tu voyais un visage dans la rue et réalisais seulement une heure plus tard qu'il s'agissait d'une vieille copine de classe. Pareil. J'ai vu quelque chose...

— Dors un peu, ton subconscient te le recrachera. »

Un moment plus tard, alors que Weather était retournée sur son oreiller, Lucas reprit : « Tu sais, ces deux versets de la Bible me chiffonnent aussi. Ce doit être Stillwater. Si ce n'est pas ça, c'est vraiment une coïncidence incroyable, ou alors une entourloupe, je ne sais pas. Mais de quoi parle-t-il donc ? »

Dans l'obscurité, Weather répondit quelque chose qui ressemblait à « ZZZzztong ».

 

À son réveil, avant même d'ouvrir les yeux, il pensa aux versets de la Bible. Le pas était peut-être la clé. « N'imite pas le cheval ou la mule stupides, dont le mors et la bride doivent freiner la fougue, de peur qu 'ils n 'approchent de toi. » Mais quand bien même pas serait le mot clé, songea-t-il ironiquement, il n'en savait pas plus. Et qui risquait de s'approcher de qui ?

Il continua d'y penser en se rasant, en prenant sa douche, et rien de brillant ne lui vint à l'esprit. Il commença à s'habiller. C'était une matinée splendide : le soleil filtrait en diagonale par les stores à lattes de bois du salon, et l'on sentait que ce serait une magnifique journée d'automne. En enfilant sa chemise et en nouant sa cravate, il regarda l'émission matinale « Openers ». Le type de la météo expliqua que les basses pressions responsables de toutes les pluies récentes s'étaient éloignées vers l'est et pissaient désormais sur l'Ohio; on pouvait s'attendre à un supplément de miction à New York dans la soirée, au cas où on se rendrait là-bas. Le météorologue n'avait prononcé ni pissaient, ni miction, mais il aurait dû, pensa Lucas. Q se surprit en train de siffler, s'arrêta pour en chercher la raison, et décida qu'une belle journée était une belle journée. La journée n'était pas responsable de l'enlèvement; pourtant, il cessa de siffler.

 

« Comme ça, on est bloqués ? » demanda Roux. Elle alluma une cigarette, oubliant celle qui se consumait dans un cendrier derrière elle. Son bureau empestait la nicotine. Q fallait changer les rideaux chaque année. « Tout ce qu'on peut faire, c'est continuer à trimer?

— J'ai fait envoyer ces versets de la Bible à Stillwater, dit Lucas. Les flics de là-bas auront peut-être une idée.

— Et la fée ma marraine va peut-être m'embrasser sur les fesses, ironisa Lester.

— Vilaine pensée, railla Roux. Vilaine.

— Je pense qu'on devrait commencer à secouer la bande des quatre : le couple Manette, Dunn, Wolfe. Q faut les interroger séparément. Q y a quelqu'un qui cafte. »

Roux secoua la tête. « Je ne suis pas entièrement convaincue. Nous avons tout le monde sur écoute, très bien, mais je ne pense pas être prête pour une attaque frontale.

— Qui écoute les enregistrements?» demanda Lucas. Lester fit un bruit curieux, comme s'il se raclait la gorge.

«Quoi?

— Larry Carter, un agent en tenue, et ce soir, euh... Bob. Greave.

— Oh, merde ! s'exclama Lucas.

— Il peut très bien le faire, fit Lester, prenant les devants. Il n'est pas idiot, il est seulement... » Il chercha ses mots.

« Contestable sur le plan de l'enquête.

— Exactement », approuva Lester.

Lucas se leva. «J'ai réuni tout ce que j'avais comme matières premières sur Dunn, Wolfe et le couple Manette, et je veux regarder tout ce qu'on a concernant les hôpitaux psychiatriques et les candidats éventuels issus des dossiers d'Andi Manette. C'est de là que viendra la solution, à moins que nous n'ayons un coup de pot.

— Bonne chance, il y en a un paquet, dit Lester. Et tu devrais récupérer la mise à jour du livre de bord que tient Anderson. Il y a un tas de trucs nouveaux là-dedans. Nous avons des listes qui viennent de chez les dingos. »

 

Lucas passa une journée de moine médiéval, penché sur la paperasse. Tout ce qui offrait le moindre intérêt, il le photocopiait et le rangeait dans un dossier plus petit. En début de soirée, il avait une cinquantaine de morceaux de papier nécessitant un supplément d'étude, plus une pile de dossiers haute de trente centimètres à rapporter chez lui. Il partit à six heures, enchanté par la lumière déclinante, regrettant d'avoir raté cette belle journée qui ne reviendrait jamais. Ç'aurait été l'occasion idéale d'aller dans le Nord avec Weather, pour qu'elle lui enseigne un peu plus l'art de la voile. Ils envisageaient d'acheter un S2 et de faire des courses. L'année prochaine, peut-être...

Ils passèrent une soirée tranquille : jogging sur un mille, dîner sans façon avec beaucoup de carottes. Ensuite, Lucas s'immergea dans ses devoirs du soir pendant que Weather se plongeait dans la biographie de Larry Rivers. De temps en temps, elle lui lisait un paragraphe à voix haute et ils riaient ou râlaient ensemble. Telle qu'elle était, assise dans un fauteuil rouge, la moitié du visage éclairée par une lumière jaune, elle lui faisait penser à un tableau qu'il avait vu à New York. Vermeer, c'est ça. Ou Van Gogh — mais Van Gogh, c'était le fou, donc ce devait être Vermeer. Toujours est-il qu'il se rappelait la lumière de ce tableau.

Elle ressemblait vraiment au portrait, sous cet éclairage, songea-t-il.

« Il faut que je me couche, dit-elle à regret un peu après neuf heures. Je dois me lever à cinq heures trente. On devrait passer plus souvent des soirées comme ça.

— Comme quoi?

— Rien, ensemble. »

Après son départ, Lucas consulta une nouvelle fois la pile de dossiers. Il arriva à celui marqué John Mail. À la suite du nom, quelqu'un avait griffonné [décédé].

Celui-ci avait pourtant l'air d'être le bon, pensa Lucas. Il ouvrit et en commença la lecture.

Le téléphone sonna. Il décrocha.

«Oui?»

Greave. « Lucas, j'en pisse dans mon froc. Ce connard est en train de parler à Dunn au téléphone. »