27

Le flic longeait le bâtiment dos au mur, la main droite écartée du corps.

Il est armé, pensa Mail. L'air nocturne était épais, frais et humide, et la nuit particulièrement noire. Il ne voyait pas très distinctement, mais le flic était trop petit pour être Davenport.

N'empêche, c'était un piège, quoique rudimentaire. Mail sourit et tourna les talons pour repartir, ralentit, se retourna, s'attarda. L'immeuble de Davenport était à un pâté de maisons, il lui paraissait loin, comme s'il regardait un film. Et le film commençait à devenir vraiment bon.

Il avait déniché Ricky à un carrefour de Hennepin Avenue, à moitié ivre, le visage bouffi, les cheveux collés comme de la barbe à papa. Il avait murmuré « cocaïne » et «juste une poignée d'obsédés d'informatique à l'intérieur », et Ricky s'était mis à saliver. Il n'avait qu'une idée, y aller.

Ricky marchait à la drogue. Sans coke, amphètes, acide, herbe, peyotl, alcool, parfois deux ou trois en même temps, le monde ne tournait pas rond pour lui. Il était resté des années à l'asile et se rappelait peu de moments sans drogue dans ses veines — ces moments-là ne lui laissaient que de mauvais souvenirs. Il lui aurait fallu aller plus souvent chez le dentiste, s'entendre dire : « Voilà, je vais vous shooter gentiment. »

Même à l'asile, entouré de ces gens bizarres, qui s'entretenaient en direct avec Dieu et recevaient de lui des lettres personnelles, Ricky était considéré comme fou à lier.

Mais il était capable de vivre en société, avaient décidé les psys, aussi l'avaient-ils laissé sortir, non sans une certaine fierté, semblait-il. Ricky se nourrissait désormais de détritus et de fonds de poubelle, qu'il consommait dans des embrasures de porte, et il portait un revolver minable à la ceinture. Il avalait toutes les pilules qu'il réussissait à mendier, acheter ou voler.

 

Ricky était maintenant hors de vue, en train de forcer une fenêtre de l'autre côté de l'immeuble. Le flic courait à l'arrière du bâtiment vers l'endroit où se trouvait Ricky. Il ressemblait à un fugitif de cinéma, pris sous le feu du projecteur alors qu'il longe le mur de la prison. Le flic s'arrêta au coin, risqua un coup d'oeil rapide, rentra la tête derrière l'arête du mur, regarda une deuxième fois, se mit à courir en brandissant son arme, et des cris retentirent, que Mail ne put comprendre à distance.

Mail s'apprêta de nouveau à partir. Puis il entendit le coup de feu et se retourna : « Connard. »

Il sourit encore, amusé. Il ne fut pas loin de rire, même. Quelle bonne blague. Ils avaient descendu Ricky, ou Ricky avait descendu l'un d'eux. Le flic qui était dans son champ visuel baissa la main qui tenait son arme et avança. Donc, il avait eu Ricky. C'était le moment de partir. Il courut jusqu'à la rampe du parking, dévala quelques marches qui donnaient sur la rue. La camionnette était garée, capot pointé vers University Avenue. Il serait à plus d'un kilomètre de là dans moins de deux minutes. Il déverrouilla la portière, sauta à l'intérieur — il allait rouler sans feux de position pendant quelques centaines de mètres —, avança au coin de l'avenue, regarda à droite, à gauche. Entendit les sirènes, vit les gyrophares.

Une voiture de flics arrivait à toute vitesse du bout de la rue à gauche. Et c'était justement la direction qu'il voulait prendre. S'il tournait à droite, il allait devoir rouler devant l'immeuble de Davenport, et ça, il ne le souhaitait pas.

Il hésita. Les flics fonçaient probablement vers l'endroit où l'on avait tiré. Il n'avait qu'à les laisser passer.

Mail enclencha la marche arrière et commença à reculer, mais au même moment la voiture de police, qui était encore à six ou huit pâtés de maisons, dérapa de manière inattendue en travers de la chaussée. Il vit alors d'autres gyrophares sur sa droite, et une seconde voiture qui rejoignait la première pour bloquer la rue à gauche.

« Bande d'enfoirés ! »

Il eut l'impression qu'une main lui avait empoigné le cœur et serrait fort. Il avait sous-estimé Davenport. Ce n'était pas l'immeuble qui était un piège, c'était la totalité du quartier.

Tous feux éteints, il fit demi-tour en vitesse et remonta la rue jusqu'à un silo à céréales qui se trouvait au bout. Il n'était jamais allé par là, ne savait absolument pas à quoi s'attendre, mais une fois éloigné du secteur chaud il pourrait prendre par les petites rues et se mettre à l'abri.

Une sueur froide inonda son visage. Ses mains serrèrent si fort le volant qu'il eut mal. Il fallait qu'il sorte de ce guêpier.

Mais il ne voyait pas grand-chose sans feux. D'étranges formes incertaines, des remorques de tracteurs sans roues, se dessinaient sur la gauche. De-ci, de-là, une machine griffue, semblable à une pelleteuse mutante. Il passa entre deux silos, ralentit. La camionnette s'enfonça dans une fondrière de près de vingt centimètres de profondeur et de plus d'un mètre de long, remonta de l'autre côté. Deux remorques étaient stationnées contre une plate-forme de chargement. Un camion était coincé entre les deux, capot orienté vers l'extérieur.

Mail se rapprocha du pare-brise pour mieux voir, baissa sa vitre pour entendre. L'endroit sentait le grain moulu, peut-être du maïs. Il continua à cahoter dans l'obscurité et finit par entrer dans une zone mieux éclairée : la lumière provenait d'une ampoule nue au-dessus d'une porte.

À l'intérieur du bureau, cependant, rien n'était allumé.

La route se terminait au pied d'une grille fermée à clé, derrière laquelle se dressaient de sombres bâtiments. Une voie sans issue? Il n'avait vu aucune pancarte. Il fit marche arrière, trouva un chemin de gravier qui allait vers l'est en longeant le flanc du silo à grain. Devant lui, il apercevait les lumières d'une rue animée, légèrement en surplomb, peut-être sur une colline. S'il pouvait se frayer un chemin jusque-là... Mais qu'est-ce que c'était que ça?

Une voiture de police, tous gyrophares en action, s'arrêta à cet endroit, et Mail réalisa qu'il ne s'agissait pas du tout d'une colline mais d'un pont au-dessus de l'autoroute. Il n'y avait aucun moyen de monter jusqu'à la rue. Bientôt, la terre succéda au gravier sur le chemin qu'il suivait. Sur la gauche, le noir complet, comme si c'était un champ cultivé. À droite, une rangée de boîtes qui ressemblaient aux remorques sans roues qu'il avait vues plus tôt.

Il ralentit, envisagea de rebrousser chemin, regarda par-dessus son épaule, vit les lumières de la police à hauteur du silo. L'avaient-ils repéré? Il était obligé de continuer droit devant lui.

Soudain, une immense forme noire glissa sur sa gauche, quasiment sans bruit : il donna un brusque coup de volant à droite.

«Qu'est-ce que c'est?» cria-t-il. Il avait peur maintenant, se cramponnait au volant, scrutait les ténèbres. La forme était silencieuse, mais il percevait son roulement : la chose s'était matérialisée dans le noir, telle une créature issue d'un film d'horreur japonais, tel Rodan... Il comprit que c'était un convoi de wagons de marchandises. Pas la moindre locomotive pour les tracter. Ils glissaient, tout simplement.

Il réalisa alors que ce qu'il avait pris pour un champ, là-bas sur sa gauche, était un réseau de rails de chemin de fer. Il en distinguait quelques-uns à présent, pâles reflets métalliques qui se détachaient dans la lumière ambiante, si faible, sur le fond noir. Il ne savait pas combien il y en avait, plusieurs en tout cas.

La voiture de police qui se trouvait sur la passerelle s'éclaira soudain, et un projecteur balaya les rails de gauche à droite. S'il était arrivé dans l'autre sens, de droite à gauche, Mail aurait pu être pris dans le faisceau lumineux, bien qu'il fût encore à plus de cinq cents mètres d'eux. Mais cela lui laissa assez de temps pour engager la voiture dans un espace vide entre les espèces de conteneurs qui bordaient le chemin.

Il ne voyait rien, entre eux, et il dut prendre le risque d'allumer ses feux de position. Le projecteur de la police balayant le champ dans son dos, il avança un peu plus avant et tomba sur une rangée similaire, parallèle à celle qu'il traversait. Un autre chemin de terre séparait les rangées. Il l'emprunta. Ses feux de position éclairèrent une pancarte sur laquelle on lisait : « Aire de stockage des conteneurs de Burlington Nord — Toute personne étrangère à ces lieux sera poursuivie. »

Des conteneurs, c'est bien ça. Le chemin s'arrêtait en même temps que les conteneurs : il n'y avait rien au-delà, sinon de la terre, de l'herbe et la certitude d'être vu. Une autre voiture de police avait stoppé sur la passerelle, et un deuxième projecteur s'alluma et commença à quadriller les rails. D'où il était, il apercevait les flics, semblables à de minuscules silhouettes de combattants, alignés le long du parapet.

« Bordel, bordel. » Il était coincé, pris au piège. Il glissa la main sous son siège et sortit son .45. L'arme ne le réconforta pas : c'était un gros poids mort dans sa main. S'il devait l'utiliser, c'en était fini de lui.

Il coinça l'arme entre ses cuisses, fit marche arrière pour se mettre hors de vue de la passerelle, coupa le contact et s'apprêta à descendre. Le plafonnier vacilla dans l'habitacle et il referma précipitamment la portière. Merde! Comment faire? Finalement, il tendit la main, arracha le boîtier du plafonnier et dévissa l'ampoule. Il sortit, rangea le pistolet dans sa poche et se faufila vers le début de la rangée de conteneurs.

Les sirènes retentissaient de toutes parts, cela ne ressemblait à rien de ce qu'il avait entendu auparavant, même à l'époque où il allumait des incendies, il y a tant d'années. Les sirènes ne lui paraissaient pas spécialement proches, mais elles venaient vraiment de partout.

« Foutu, dit-il à voix haute. Je suis foutu. » Il donna un coup de pied dans un des conteneurs et répéta : « Foutu. » Il se passa la main dans les cheveux. Il fallait sortir de là. Il retourna en courant vers la camionnette, s'arrêta une seconde, repartit vers le bout de la rangée de conteneurs. Ceux-ci étaient alignés deux par deux, à touche-touche, formant deux longues files séparées par le chemin. À certains endroits, un des conteneurs avait été enlevé. Parfois, plus rarement, les deux avaient été retirés, libérant un espace semblable à celui par lequel il était passé.

Depuis ces percées, il pouvait apercevoir ce qu'il y avait de l'autre côté des rails, mais aussi le quartier qui s'étendait au-delà des silos. Il s'engagea avec précaution dans l'une d'elles, suivant à tâtons la paroi du conteneur, avançant doucement le pied sur les herbes froissées. De l'autre côté du silo, le quartier s'animait. Les lumières s'allumaient d'un bout à l'autre de la rue, et un cri d'homme retentit. Des lumières rouges se reflétaient dans les vitres des maisons. Il y avait des flics absolument partout.

Merde, merde.

Ils le tenaient, ou ils allaient l'avoir. La camionnette en tout cas.

En y retournant, il lui vint à l'esprit que s'il la rangeait en marche arrière dans un des espaces libérés par le retrait d'un seul conteneur, personne ne pourrait la voir à moins de longer le chemin du milieu et de vérifier les espaces l'un après l'autre. Si un flic se contentait de jeter un coup d'oeil rapide dans la travée centrale, il la croirait vide.

Cela lui donnerait un certain répit.

Mail rejoignit la camionnette au pas de course, la fit reculer de quinze mètres et la gara dans un emplacement vide. Il ne pensait pas la revoir un jour. Il fallait abandonner le nom Roses en même temps que le véhicule, et probablement tous ses ordinateurs.

Et les empreintes? S'ils retrouvaient le nom Roses, pas de problème. Mais s'ils identifiaient ses empreintes, alors là il ne connaîtrait jamais le repos.

Il enleva sa veste, sa chemise et son T-shirt, remit la chemise et la veste et se servit du T-shirt pour essuyer tout ce qu'il risquait d'avoir touché dans la camionnette. Son esprit carburait à toute vitesse : N'oublie pas les poignées de porte, le volant, bien sûr, le cendrier, les sièges, la boîte à gants, le tableau de bord... débarrasse-toi de tous les vieux papiers par terre. C'est alors qu'il pensa : Les ordinateurs. Merde. Tout portait ses empreintes à l'entrepôt. S'ils trouvaient la camionnette, ils trouveraient l'entrepôt, et là ses empreintes étaient partout.

Il continua à essuyer tout en réfléchissant. Il termina l'intérieur, descendit de voiture, repoussa la portière avec le coude et entreprit d'essuyer l'extérieur. Ces putains d'ordinateurs.

Il fit les poignées, les plaques d'immatriculation, passa même un coup sur les essuie-glaces. Il ne touchait jamais au moteur, n'avait jamais soulevé le capot de sa vie ; de ce côté-là, il était paré.

Et l'idée lui vint : Le feu.

S'il réussissait à retourner à l'entrepôt, il y avait la solution de l'incendie. Un feu réglerait le problème. Trente litres d'essence, un peu d'huile, et les ordinateurs brûleraient comme du petit bois.

Même dans ce cas, il ne pouvait se permettre de prendre des risques. Il  ne parviendrait peut-être pas à tout détruire — or, il suffisait qu'ils trouvent une empreinte, ou deux. Il fallait donc qu'il disparaisse dans la nature pendant quelque temps, ce qui signifiait qu'il devait se débarrasser d'Andi Manette et de la petite. Il n'avait qu'à les jeter dans la citerne, ça ne prendrait qu'une seconde. Il eut un petit pincement à cette idée, pourtant il savait que cela finirait par arriver.

Bon, terminé. Il passa un dernier coup aux poignées des portières, fourra le T-shirt dans sa poche de veste et s'enfonça dans la profondeur des rangées de conteneurs, en quête d'une ouverture qui donnerait sur les rails.

Avec son blouson foncé et son jean, il était quasiment invisible dans le dépôt du chemin de fer. Il commença à avancer dans l'obscurité, une main tendue devant lui pour conserver son équilibre, tâtant le terrain accidenté du bout du pied. Dans son dos, du côté du silo, un chien aboya. Puis un autre.

 

Un capitaine de patrouille arriva au moment où Lucas allait fracturer la fenêtre de la camionnette. Il prit un pavé de pierre pour briser la vitre, passa la main par l'ouverture et releva le loquet. À côté de lui, Haywood essayait de voir à travers la vitre crasseuse.

« Du papier », grommela Lucas quand ils ouvrirent la portière. Une planche à pince gisait sur le sol, côté passager. Il la ramassa. Un bloc de papier rose y était attaché, à l'en-tête de « Carmody Foods ».

« Vous l'avez? » demanda le capitaine en approchant. Lucas secoua la tête en fronçant les sourcils : « J'ai l'impression que ce truc appartient au secteur... on devrait vérifier, mais je crois qu'il vaut mieux chercher une autre camionnette. Elle est forcément ici, je l'ai vue revenir par là. »

Le capitaine contourna la camionnette par l'avant, l'examina un instant et déclara : « Le moteur est froid.

— Donc ce n'est pas celle-là », conclut Lucas. Il lança la planche à pince à l'intérieur. « Allez, Hay, au travail. On va voir les rails.

— Comment voulez-vous procéder, chef? demanda le capitaine. C'est vous qui avez lancé l'alerte.

— À vous de décider. Vous connaissez ce genre de choses mieux que moi. Dites simplement à vos gars que Haywood et moi rôdons dans le coin.

— Comme vous voudrez. » Le capitaine s'éloigna au pas de course et appela quelqu'un. Ils entendirent une voiture K9 approcher et, une seconde plus tard, l'hélicoptère ronronna au-dessus de leurs têtes. La cour devant le silo à grain était sombre et menaçante quand ils l'avaient traversée quelques instants auparavant. Maintenant, elle était illuminée de tous côtés et même du ciel, d'où l'hélicoptère braquait un projecteur. Quelques parties demeuraient dans l'ombre, mais il restait de moins en moins d'endroits où se cacher.

« Il y avait un élévateur à Stillwater, n'est-ce pas ? Là où vous avez retrouvé le corps pendu de la fille ? demanda Haywood en tendant le cou pour examiner l'élévateur au-dessus d'eux. Je me demande s'il y a un lien...

— Cela ne me semble pas... raisonnable. Ce doit être une coïncidence, dit Lucas.

— Et vous ne croyez pas aux coïncidences...

— Sauf quand elles se produisent», répondit Lucas. Ils marchaient derrière un maître-chien qui tenait un berger allemand en laisse. Le policier et son chien allèrent inspecter l'arrière de l'élévateur. Haywood demanda : « Qu'est-ce que vous en pensez ? »

Lucas regarda autour de lui. Il y avait quelques bâtiments — cabanes d'aiguillage et immenses élévateurs — du côté des rails où ils se trouvaient, et davantage encore de l'autre côté. Un autre groupe d'élévateurs se détachait à l'ouest. « Je ne pense pas qu'il se cache. S'il en a l'occasion, il essaiera de s'enfuir. Il n'y a pas de camionnette, et tous ces petits chemins latéraux vont vers l'est. Il a dû en prendre un, qu'il suivra le plus longtemps possible.

— Des escadrons étaient positionnés sur la passerelle 280 avant qu'il ait pu arriver ici.

— C'est vrai. Il est donc entre ici et là-bas. » Ils entendirent d'abord la pulsation, puis ils virent les feux de l'hélicoptère qui s'approchait. Un projecteur éclaira les rails derrière eux, et l'hélico rugit au-dessus de leurs têtes. « Allons par là... suivons les lumières. »

 

Mail décida de traverser les rails : il y avait moins d'agitation de l'autre côté, et, à la faveur de l'éclairage fourni par les voitures de police, il voyait maintenant des rangées de maisons sombres et de jardinets se détacher dans le fond. Une fois là-bas, il lui serait facile de filer.

Il s'élança, faillit se faire surprendre par un projecteur : ils arrivaient plus vite qu'on ne s'y attendait. Il se jeta à plat ventre en cachant ses mains.

Le faisceau de lumière ne s'attarda pas. Mail se mit à croupetons, reprit sa course, et le projecteur revint sur lui. Il se coucha de nouveau. La fois suivante, il ne prit pas la peine de se relever. Il franchit le rail à quatre pattes, redescendit le long du ballast, gravit le suivant, franchit un deuxième rail. Les cailloux lui mordaient les paumes, mais il n'était pas vraiment blessé, seulement égratigné.

Il avait traversé la moitié du dépôt quand l'hélicoptère apparut. Le faisceau qu'il projetait avait une envergure de près de cinq mètres. Mail le regarda venir et comprit que, s'il était pris dans ce projecteur, il était foutu.

Il se leva et courut, tomba, se releva et repartit en courant, tête baissée. Le projecteur que la police orientait du haut de la passerelle le survola, poursuivit son chemin, celui de l'hélicoptère se rapprocha de lui, mais en opérant des allers et retours le long des rails. Une petite cabane se dessina vaguement devant lui, il plongea dans l'herbe et alla la heurter durement en roulant sur lui-même au moment où le faisceau du projecteur brûlait au-dessus de sa tête.

Il eut beau enfouir son visage dans le sol, la lumière puissante traversa l'herbe et l'éblouit. Puis passa son chemin.

Il redressa la tête et vit l'hélicoptère s'éloigner lentement, en zigzaguant, vers la passerelle. Il se releva et reprit sa course.

Une voiture de police, tous gyrophares flashants, traversa l'espace de l'autre côté des rails, mais à l'ouest d'où il se trouvait. Il courait vers une sorte de bâtiment commercial entouré d'arbres. Il dévia sa course tout en le gardant dans sa ligne de mire, afin de pouvoir se cacher dans les taillis. Le projecteur des flics de la passerelle balaya l'espace au-dessus de lui, et il se coucha de nouveau. Une seconde plus tard, la lumière revint, le harcelant. Quand elle s'écarta en direction des rails, il franchit les derniers mètres qui le séparaient des arbres.

Et se trouva bloqué par l'eau.

« No-o-on ! » cria-t-il à voix haute. Pas de répit.

Il était dans un parc public, avec un étang au milieu. La lumière réapparut; il se mit à quatre pattes, rampa jusqu'à l'eau. Ses mains glissaient sur l'herbe. Une odeur fétide monta jusqu'à lui. Qu'était-ce donc ? Il ignorait dans quoi il rampait; en tout cas, c'était glissant. Puis quelque chose bougea sur sa droite. Il réalisa que c'était un canard. Il était en train de ramper dans des fientes de canard. La lumière revint, et il s'aplatit dedans, se laissant ensuite glisser sur le bord, puis dans l'eau froide. C'est alors qu'il entendit crier dans son dos.

 

Les jumelles à infrarouges étaient inutilisables. Elles étaient parfaites sous une lumière faible mais stable, or le faisceau des projecteurs perturbait les capteurs. Haywood s'en débarrassa.

« Par ici, fit Lucas. Là-bas, dans ces conteneurs. » Ils coururent le long du rail, furent aussitôt épinglés et éblouis par les projecteurs de la passerelle. Lucas prit la radio et fit signe de les écarter.

« On n'y voit rien, bordel, se plaignit Haywood. Je n'avais jamais été de l'autre côté de ces saloperies de projos. »

Lucas entra dans un passage ménagé entre deux conteneurs, découvrit une deuxième rangée séparée par une travée. Il faisait noir comme dans un four.

« S'il est là-dedans avec une arme, dit Haywood, c'est du suicide d'y aller.

— Vous avez raison. » Lucas appela l'hélico par radio. « Vous pouvez revenir en direction du silo? Il y a une double rangée de conteneurs. Il faudrait orienter la lumière juste au milieu. »

Le pilote prit une minute pour se mettre dans l'axe et plana au-dessus d'eux. Le souffle puissant des rotors les assourdit tandis qu'ils remontaient l'allée. À une centaine de pas de l'extrémité, Lucas entrevit le reflet d'un chrome dans un trou de la paroi de conteneurs. Il cria « Ouah ! » dans la radio, prit Haywood par le bras et s'exclama : « Voilà la camionnette, voilà la camionnette ! »

Haywood partit à droite, Lucas à gauche. L'hélicoptère évolua, trouva le trou, braqua le projecteur dessus.

 

Les flics patrouillaient dans le voisinage, les lumières s'allumaient partout. Mail entendit leurs voix à distance, saisit une phrase, une femme criant à un voisin : « C'est le gaz? Est-ce que c'est le gaz ? » et la réponse : « Ils sont en train de traquer un cinglé. »

Mail traversa la mare en pataugeant, atteignit un tertre boueux où un saule pleureur se penchait au-dessus de l'eau. Une demi-douzaine de canards, réveillés, se mirent à cancaner. « Allez vous faire foutre... » siffla-t-il, et il sortit de l'eau. Les canards s'envolèrent dans un fracas d'ailes, cancanant de plus belle.

Seigneur, si quelqu'un entend ça...

Il remonta la berge à plat ventre, frissonnant (il faisait carrément froid, maintenant), et s'apprêtait à gagner le couvert des arbres quand il entendit les policiers approcher, signalés par une ligne tremblante de lampes électriques. Il regarda autour de lui, se retourna vers l'eau et y entra de nouveau, à contrecœur, la tête en dessous du niveau du talus où s'inclinait le saule.

L'eau, glaciale, ne faisait pas un mètre de profondeur; il sentait pourtant qu'elle voulait l'entraîner. Tâtonnant le long de la rive, il empoigna une racine de saule et s'en servit pour se rétablir, reprendre son équilibre. Il se tourna vers le bord et tira le blouson foncé sur sa tête.

«Il doit respirer à travers une paille, dit un flic, une voix jeune, assez éloignée.

— Ouais, comme si tu parlais avec ton cul, répliqua un autre, également jeune. Bon Dieu, c'est plein de merde d'oie ici.

— De la merde de canard, corrigea le premier, un petit gars de la campagne. La merde d'oie est plus grosse. Ça ressemble à un cigare.

— Chouette, on a un expert en merde, lança une troisième voix.

— Quelqu'un devrait donner des coups de pied dans ces buissons...

— J'y vais...?»

Mail baissa la tête quand les pas se rapprochèrent. Puis le flic se mit à shooter dans les buissons au-dessus de lui. Il descendit même jusqu'au saule pleureur. Mail aurait pu sortir un bras de l'eau et lui attraper la jambe. Mais le flic se contenta de diriger brièvement sa lampe vers la mare et rejoignit les autres en disant « Rien par ici ».

Mail était du même côté de la mare que les flics. Quand ils repartirent, il la traversa de nouveau et remonta sur le bord, ramassant un supplément de fientes de canard. Il ne pouvait plus contrôler les tremblements de son corps. Jamais il n'avait eu aussi froid. Il rampa devant lui, vers l'angle du bâtiment commercial, se coupant les mains sur les cailloux. Il s'engouffra dans un taillis, s'arrêta, ramena les jambes sous lui et essaya de cesser de trembler. D'une main, il rejeta en arrière les cheveux qui pendaient sur son front. Il sentait la merde de canard.

De l'autre côté des rails, l'hélicoptère s'était mis à faire du surplace, et trois voitures de police suivaient en cahotant la rangée de conteneurs.

« Ils l'ont trouvée », dit-il à voix haute. Ils avaient déjà repéré sa putain de camionnette. Les aboiements reprirent de plus belle. Est-ce qu'ils le poursuivaient avec des chiens ? Non !

D'autres chiens s'étaient mis à aboyer dans le voisinage, excités par tous ces flics qui marchaient partout. Il fallait qu'il bouge. Qu'il sorte de là. Il retraversa les buissons en rampant, se releva et regarda alentour. Les flics semblaient avoir délimité un périmètre, qu'ils étaient maintenant plus nombreux à quadriller. À un moment ou un autre, il faudrait qu'il franchisse la limite.

Il pensa : L'égout.

Et rejeta l'idée. Il ne connaissait rien aux égouts.

S'il s'engageait là-dedans, il finirait probablement par y mourir. Et puis, l'idée des parois d'un égout se refermant sur lui...

Il avait toujours été claustrophobe, c'était une des raisons pour lesquelles il n'était jamais retourné à l'hôpital. Là-bas, ils ne perdaient pas de temps à vous taper dessus. Ils savaient comment vous châtier efficacement. Sa claustrophobie s'était révélée au début de son séjour, et ils l'avaient introduit dans la Chambre paisible...

Quasiment accroupi, Mail traversa une allée et escalada la petite clôture qui protégeait le premier jardin. À peine celui-ci franchi, il courut derrière la maison, où plusieurs lumières étaient allumées, longea une rangée de buissons de reines-des-prés, enjamba une clôture de fil de fer, traversa le deuxième jardin, gravit encore une clôture. Après le jardin suivant, parvenu devant la clôture, il entendit le chien. Un énorme chien, qui aboyait dans la nuit, au fond. Prendre le risque? Le chien le sentit en même temps qu'il l'entendait, se retourna et fonça en montrant les dents et en bavant vers la clôture où il se dissimulait. Une grosse masse noire et marron, (tes dents blanches dignes d'un tigre. Pas question.

Mail rebroussa chemin, escalada une nouvelle fois une clôture et tourna à gauche, espérant trouver une autre issue.

Une voiture de flics passa en un éclair à côté de lui, gyrophares allumés. Des chiens aboyaient partout, en un chœur infernal. Cela pouvait durer longtemps...

 

Lucas communiqua le numéro d'immatriculation de la camionnette et celui du châssis. Trente secondes plus tard, la radio lui répondit : « Lucas, on « une adresse à Eagan. »