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« Il va falloir être très rapides, expliqua Andi. Si on n'arrive pas à le tuer ou à l'aveugler, j'essaierai de lui tenir les jambes pendant que tu t'échappes. Sors en courant et cache-toi dans le champ de maïs. Il ne te retrouvera pas là-dedans. Cours jusqu'à la route et reste cachée jusqu'à ce que tu voies des voitures. Attends qu'il en passe au moins deux, au cas où il serait dans l'une d'elles, et sors du champ en courant. »

Andi soliloquait, espérant que ce qu'elle disait avait un sens. Il y avait maintenant des moments où elle n'en était plus si sûre. Parfois, Grace la regardait d'un drôle d'air. Elle lui demandait « Qu'est-ce qu'il y a?» et Grace répondait «Tu m'as appelée Genny », ou « Tu viens de parler à papa ».

Pendant un très long moment, le bruit que faisait Andi en affûtant le clou fut le seul son audible dans la cave. Puis Grace soupira. « Je crois que je pourrais détacher la semelle de ma chaussure. Tu sais, avec un morceau de ressort », dit-elle.

Andi cessa de gratter. « Pour quoi faire ?

— On pourrait y planter le clou. Et s'en servir comme d'une poignée. »

Quand elles s'étaient attaquées aux ressorts du matelas, elles avaient constaté qu'il était impossible d'avoir prise sur les petits morceaux de métal. Mail avait donné des pansements adhésifs à Andi pour recouvrir une coupure qu'elle avait au front. Andi avait tenté d'entortiller la tige métallique dans un bout de tissu et de fixer le tout avec la partie adhésive du pansement, sans grand résultat.

« Grace, c'est une idée géniale ! Voyons... »

Grace enleva sa chaussure et la tendit à sa mère. Le talon était recouvert d'une fine couche de plastique dur. « On pourrait couper le plastique en deux, faire un trou dans une des moitiés, passer le clou dedans, recouvrir la tête du clou avec la deuxième moitié et coller le tout ensemble, dit Grace. Quand tu le frapperas, tu n'auras qu'à tenir le demi-talon dans ta paume, le clou pointé vers l'extérieur, calé entre tes doigts. »

Andi regarda sa fille avec stupeur. Grace avait réfléchi à ça, au moyen de le tuer. Elle avait visualisé la scène jusqu'au coup fatal. Et ça devrait marcher.

« Fais-le, lui dit-elle. Il faut que je continue à tailler. »

Deux heures plus tard, elles avaient terminé. Le talon coupé en deux et fixé avec le ruban adhésif formait une poignée à l'extrémité du clou. En le tenant serré au creux de sa paume, avec l'extrémité aiguisée du clou qui émergeait entre son index et son majeur, Andi pouvait frapper, frapper fort. Le clou mesurait douze centimètres. Une longueur de dix centimètres débordait de ses doigts, et la dernière section était d'acier étincelant, comme l'extrémité d'une seringue hypodermique toute neuve.

« Maintenant, proposa Andi en levant son arme, répétons la scène. Quand il arrive, tu es dans le coin, à jouer avec l'ordinateur. Je suis couchée sur le matelas. Je me mets à pleurer, mais je ne me lève pas. Il  s'approche pour me prendre, comme il l'a fait les deux dernières fois. Lorsqu'il se penche pour me mettre debout, je lui passe le bras autour du cou et l'attire près de moi, tandis que ma main gauche le frappe juste en dessous du sternum, en visant le cœur. Je recommence plusieurs fois en essayant de le tourner vers le mur...

— Et moi, je le surprends par-derrière et je lui enfonce le ressort dans l'œil, dit Grace en montrant une des aiguilles effilées qu'elle avait utilisées pour dégager le clou de la solive.

— On devrait y arriver. »

Elles répétèrent leur chorégraphie dans l'espace exigu. D'abord, Grace joua le rôle de Mail. Elle se pencha sur sa mère, la tira pour la relever. Andi la frappa au torse, la repoussa, recommença plusieurs fois.

Puis Andi fit Mail, de dos, debout sur le Porta-Potti, et Grace l'approcha par-derrière, faisant mine de frapper l'œil gauche avec le ressort, en un grand geste tournoyant. Le fil de fer n'était pas assez raide pour entamer le muscle, mais il pouvait l'aveugler.

Quand elles eurent répété la scène une demi-douzaine de fois, elles s'assirent. « Ça fait longtemps qu'il est parti. Et s'il était arrivé quelque chose? S'il ne revenait pas ? demanda Grace.

— Il reviendra, répondit Andi, regardant autour d'elle et se palpant les tempes. Je le sens, il est dehors, là-haut, et il pense à nous. »