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La pluie était froide, mais c'était plus agaçant que dangereux. Si cela s'était produit deux mois plus tard, ça aurait donné une tempête mortelle, et on se serait retrouvés à patauger jusqu'à mi-jambes dans la neige et la glace. Marcy Sherrill avait dû affronter cette situation plus qu'à son tour et elle n'aimait pas ça. On rencontrait alors de drôles de phénomènes, comme du sang congelé, ou pire. La pluie, aussi froide fût-elle, avait tendance à laver les choses. Sherrill leva les yeux vers le ciel nocturne et pensa : Une petite bénédiction.

Mains dans les poches de son imperméable, plantée devant les phares allumés du fourgon de police sur la scène du crime, Sherrill regardait les pieds de l'homme au sol. Ils dépassaient, à hauteur de la porte arrière, d'une Lexus de couleur crème à sièges en cuir véritable. Toutes les trois ou quatre secondes, les pieds étaient animés d'une secousse convulsive.

« Qu'est-ce que tu fabriques, Hendrix? » demanda-t-elle.

L'homme qui se trouvait sous la voiture prononça des mots inintelligibles.

L'équipier de Sherrill se pencha en avant pour se faire entendre de son collègue. « Je crois qu'il a dit : "Je tords le cou du poulet." » Une goutte de pluie tomba du bord de son chapeau et passa à un millimètre de l'extrémité de sa cigarette parfaitement sèche. Il attendit la réaction du type qui était toujours par terre, un chrétien évangéliste. En vain. « Quel emmerdeur, grommela-t-il en se redressant.

— J'aimerais bien que ça s'arrête de pleuvoir », dit Sherrill. Elle leva les yeux vers le ciel. Ça plairait bien au National Enquirer, songea-t-elle. Le visage de Satan pouvait s'inscrire dans un ciel de ce genre. Sous les lumières du périphérique, les nuages déchiquetés s'agitaient comme de la crème barattée, se teintant par intermittence du vilain rouge qu'émettaient les rampes lumineuses sur le toit des voitures de police.

Au bout de la rue, derrière la barrière que formaient celles-ci, des camions de télé attendaient patiemment sous la pluie et, à proximité, les journalistes qui battaient la semelle sur le trottoir ne quittaient pas du regard Sherrill et les flics postés autour de la Lexus. Ces gars-là n'étaient que les opérateurs et les plumitifs. Les vrais talents étaient assis à l'intérieur, où l'on rectifiait leur maquillage.

Sherrill frissonna et, baissant la tête, chassa l'eau accumulée sur ses sourcils. Elle avait possédé un chapeau de pluie dans le temps, qu'elle avait perdu sur le lieu d'un autre crime, sous la bruine ou la grêle, ou la neige, ou la neige fondue ou... Tout finissait tôt ou tard par lui tomber dessus.

« Tu aurais dû t'acheter un chapeau », lui dit son équipier. Il s'appelait Tom Black et n'était pas ouvertement gay. « Ou un parapluie. »

Ils avaient eu un parapluie, jadis, mais ils l'avaient perdu. Ou, plus probablement, un autre flic, qui savait reconnaître un bon parapluie quand il en voyait un, le leur avait volé. Toujours est-il qu'en cet instant la pluie glacée s'infiltrait dans le cou de Sherrill, et elle était de fort méchante humeur parce qu'à six heures et demie elle se trouvait encore au travail alors que son mari devait être en train d'étourdir la serveuse du bar d'Applebee avec ses traits d'esprit acérés.

Et d'autant plus furieuse de constater que Black était au sec, bien confortable, alors qu'elle-même était trempée et qu'il n'avait pas eu l'idée de lui proposer un chapeau, à elle, une femme.

Et plus furieuse encore de savoir que, même s'il le lui avait proposé, elle aurait dû décliner son offre parce qu'elle était l'une des deux seules femmes de la brigade criminelle et qu'elle éprouvait toujours le besoin de leur montrer qu'elle pouvait se débrouiller, même si ça faisait douze ans qu'elle se débrouillait, en civil et en uniforme, à jouer les appâts, à se taper des histoires de drogue et de mœurs et, maintenant, la crim.

« Hendrix, dit-elle, j'aimerais bien ne pas rester éternellement sous cette putain de pluie, mec... »

Au bout de la rue, une voiture rétrograda dans un vacarme assourdissant, et Sherrill, regardant pardessus l'épaule de Black, lança un « Oh, oh ! ». Une Porsche 911 noire s'arrêta au bord du trottoir où les policiers avaient installé leur barrage. Deux caméras de télé s'allumèrent pour filmer le véhicule, et l'un des flics désigna la fourgonnette sur la scène du crime. La Porsche bondit jusqu'à l'aire de parking, vive comme un furet ou un élastique.

Black se retourna : « Davenport. » Black n'était ni grand ni mince, et portait une petite moustache en brosse sous un nez bulbeux. Il était d'un calme exceptionnel en toute circonstance, sauf lorsqu'il parlait du président des États-Unis, qu'il appelait, selon son humeur, « ce connard de socialiste » ou « cet enfoiré de fasciste ».

« Mauvais signe », dit Sherrill. Un petit filet d'eau s'échappa de ses cheveux et descendit implacablement le long de sa colonne vertébrale. Elle se redressa et frissonna. C'était une femme élancée, avec un long nez, des cheveux noirs frisés, des seins tendres, secrètement consciente de faire l'objet de pas mal de convoitises dans le service, ce qui lui procurait une grande satisfaction.

« Mmmm, fit Black. Tu te l'es déjà tapé, Davenport ?

— Bien sûr que non. » Black lui prêtait une vie sexuelle torride. « Je n'ai jamais essayé.

— Si tu en as l'intention, ne tarde pas trop, dit Black d'un air détaché. Il paraît qu'il va se marier.

— Ah bon? »

La Porsche se gara en biais, respectant un emplacement soigneusement délimité par des lignes peintes, et la portière s'ouvrit brusquement au moment où les phares s'éteignaient.

« C'est ce que j'ai entendu raconter, reprit Black en expédiant son mégot de cigarette dans le talus d'herbe qui bordait le parking.

— Ça doit être un chemin méchamment accidenté, dit Sherrill.

— Tandis que Mike est une vraie autoroute, hein ? »

Mike était le mari de Sherrill.

« Je me débrouille très bien avec Mike, répondit-elle. Mais je me demande ce que Davenport... »

Un vif éclair de lumière scintilla, et les pieds qui dépassaient de la voiture eurent une convulsion. « Merde ! » s'exclama Hendrix. Sherrill baissa les yeux. « Qu'est-ce qu'il y a, Hendrix?

— J'ai failli m'électrocuter, répondit l'homme couché sous le bas de caisse. Cette pluie me fait chier.

— D'accord, mais tu pourrais surveiller ton langage, dit Black. Il y a une dame parmi nous.

— Excusez-moi. » Le ton était sincère, quoique assourdi.

« Allez, sors de là et donne-nous cette putain de chaussure, s'impatienta Sherrill en tapant du pied.

— Bon sang, ne fais pas ça. J'essaie de prendre une photo. »

Sherrill regarda du côté du parking. Davenport s'avançait vers eux à longues enjambées fluides, tel un athlète professionnel, mains enfoncées dans les poches de son manteau dont les pans lui battaient les jambes. Il avait l'air d'un gangster, grand et baraqué, un type de la Mafia avec costume en cachemire et cicatrices de balles. Comme dans un film new-yorkais, songea-t-elle.

À moins qu'il ne fût indien, ou espagnol. Et puis on voyait ses yeux d'un bleu délavé et son sourire dangereux. Elle frissonna encore. « Il dégage une certaine... » Elle chercha le mot juste «... vitalité.

— Comme tu dis », répondit calmement Black.

Soudain, Sherrill eut une vision de Black et Davenport au lit, épaules velues et commentaires scabreux. Elle ébaucha un sourire. Black, lisant dans ses pensées, lui dit : « Va te faire foutre, ma belle. »

 

L'imperméable du directeur adjoint Lucas Davenport avait une capuche incorporée, comme une parka. Il la tira sur sa tête, tel un moine, pour traverser le parking, l'air aussi confortable et au sec que Black. Sherrill allait dire quelque chose, mais il lui tendit un chapeau de toile kaki. « Mettez ça, grommela-t-il. Où en est-on ?

— Il y a une chaussure sous la voiture », répondit Sherrill en coiffant le chapeau. Sans pluie sur le visage, elle se sentit immédiatement mieux. « Il y en avait une autre sur le parking. La femme a dû être frappée drôlement fort pour être éjectée de ses chaussures.

— Drôlement fort », confirma Black.

Lucas était un homme de haute taille avec des épaules larges et des mains de boxeur, grandes, carrées, malmenées. Son visage était à l'avenant : la tête d'un homme habitué à se battre, avec des yeux bleus saisissants. Une cicatrice blanche, fine comme une coupure de rasoir, barrait son front et son arcade droite, très visible sur sa peau brune. Une autre cicatrice, ronde celle-là, et fripée, était plantée au milieu de sa gorge comme un vieux chewing-gum écrasé — le trou percé par une balle et la trace blanchissante de la trachéotomie pratiquée au couteau de poche. Il s'accroupit près des pieds qui dépassaient de la voiture et dit : « Sortez de là, Hendrix.

— Ouais, ouais, tout de suite. Mais je vous préviens, vous ne pouvez pas avoir la chaussure. Il y a du sang dessus.

— Eh bien, dépêchez-vous, dit Lucas en se relevant.

— Vous avez parlé à Girdler? demanda Sherrill.

— Qui ça?

— Un témoin. » Elle portait un parfum agréable, Obsession, ce dont elle prit conscience avec une pointe de plaisir.

Lucas secoua la tête. « Je dînais dehors, à Stillwater. Les gens n'ont pas arrêté de m'appeler, sur le chemin, pour me parler de politique. Je ne suis au courant de rien... je ne sais pas ce que vous avez.

— La femme..., commença Black.

— Manette, compléta Lucas.

— Oui, Mme Manette et ses filles, Grace et Geneviève, ont quitté l'école après une réunion parents-enseignants. La mère et une des gamines ont été enlevées dans une camionnette rouge. Nous ne savons pas comment c'est arrivé au juste, si elles ont été chloroformées, immobilisées ou abattues. Nous ne savons rien. Quelle que soit la méthode employée, cela a dû se produire quelques secondes avant l'enlèvement de la seconde fille, qui se tenait sur le perron, là-bas, dit Black en désignant l'école dans le fond. À notre avis, ça s'est passé ainsi : la mère et Geneviève ont couru sous la pluie jusqu'à leur voiture, où elles ont été agressées. La fille aînée attendait devant la porte qu'elles viennent la chercher, et elle a été chopée à son tour.

— Pourquoi ne s'est-elle pas enfuie? demanda Lucas.

— Nous l'ignorons, répondit Sherrill. C'était peut-être quelqu'un qu'elle connaissait.

— Où se trouvaient les témoins?

— À l'intérieur de l'école. L'un d'eux est un adulte, un genre de psy, l'autre une gamine. Une élève. Ils n'ont vu que la dernière partie de la scène, quand Grace Manette s'est fait embarquer. Mais ils disent que la mère était encore en vie, à quatre pattes dans la camionnette, le visage couvert de sang. La plus jeune était allongée, le visage contre le sol et, apparemment, elle aussi était couverte de sang. Personne n'a entendu de coups de feu. Personne n'a vu d'arme. Un seul type a été vu, mais il pouvait y en avoir un autre à l'intérieur. Nous concevons mal comment un seul homme aurait pu les attraper toutes les trois sans aide. À moins de les avoir vraiment amochées.

— Hum. Quoi d'autre?

— Le type était de race blanche, poursuivit Sherrill. Et la camionnette avait un capot, un moteur avant, sans doute. Nous pensons à une Econoline ou à une Chevy G 10, peut-être une Dodge B 150, quelque chose comme ça. Personne n'a vu la plaque.

— On a été alertés au bout de combien de temps ? demanda Lucas.

— Quelqu'un a appelé le 911, dit Sherrill. Il y a eu un moment de confusion, et trois ou quatre minutes ont dû s'écouler entre l'enlèvement et le coup de téléphone. Plus trois ou quatre minutes le temps que notre voiture arrive ici. L'appel n'était pas très clair, comme si on n'était pas sûr qu'il soit vraiment arrivé quelque chose. Puis cinq minutes ont passé avant que nous n'envoyions la fourgonnette.

— Si bien que le type était déjà à quinze bornes d'ici quand on a commencé à examiner la situation, conclut Lucas.

— C'est à peu près ça. Il s'est évaporé en plein jour », dit Black. Ils restèrent quelques instants à méditer cette évidence, écoutant le chuintement de la pluie sur leur chapeau, puis Sherrill demanda : « Pourquoi êtes-vous là, au fait? »

Lucas sortit la main gauche de sa poche et fit un drôle de geste. Sherrill réalisa qu'il tournait quelque chose entre ses doigts. « Ça pourrait se révéler... difficile », dit-il. Puis, regardant du côté de l'école : « Où sont les témoins ?

— Le psy est là-bas, à la cafétéria, répondit Sherrill. La gosse, je ne sais pas. C'est Greave qui les interroge. Pourquoi serait-ce difficile?

— Parce qu'il s'agit de gens riches, expliqua Lucas en la fixant du regard. Mme Manette est la fille de Tower Manette.

— J'ai appris ça », dit Sherrill. Elle leva les yeux vers Lucas en plissant le front. « Black et moi sommes chargés de cette affaire et nous n'avions vraiment pas besoin de soucis supplémentaires. On n'a pas encore résolu cette histoire de suicide avec assistance...

— Celle-là, vous devriez faire une croix dessus, rétorqua Lucas. Vous ne le coincerez jamais.

— Ça me met hors de moi. Avant de rencontrer sa petite dulcinée, il n'avait jamais envisagé que sa vieille ait besoin de se tuer. Je suis sûre qu'il l'a poussée à le faire...

— Dulcinée? répéta Lucas avec un sourire, jetant un coup d'œil interrogateur à Black.

— Elle a du vocabulaire, remarqua ce dernier.

— Ça me fout hors de moi. Et alors, que fait Tower Manette? Il tire toutes les ficelles de la vie politique ?

— Précisément, confirma Lucas. Et le mari de Mme Manette, père des deux filles, se trouve être George Dunn. Ça, je l'ignorais. Le Réseau d'électricité du secteur nord. Parti républicain. Des tonnes de fric.

— Et Manette, c'est les démocrates, observa Black d'un air effondré. Bonté divine, on est cernés.

— Je parierais que le chef en pisse dans son froc, ironisa Sherrill.

— Tout à fait, dit Lucas en hochant la tête. Est-ce que le psy peut nous raconter à quoi ressemble ce type?

— Greave m'a dit que le témoin n'avait pas vu grand-chose, juste la fin de la scène, répondit Sherrill d'un air marri. Je ne lui ai pas beaucoup parlé, mais il me paraît un peu... prétentiard.

— Génial. Et c'est Greave qui mène les interrogatoires ?

— Oui. » Il y eut un silence. Personne ne fit de commentaire, mais chacun savait que les interrogatoires de Greave ne comptaient pas parmi les meilleurs. À dire vrai, ils n'étaient pas bons du tout. Lucas fit un pas en direction de l'école, et Sherrill lança dans son dos : « C'est Dunn le coupable. »

En général, elle avait raison dans quatre-vingt-dix pour cent des cas. Mais Lucas se retourna et secoua la tête : « Ne dites pas ça, Marcy, parce que ça pourrait aussi bien être lui. » Ses doigts continuaient à jouer avec l'objet non identifié, le triturant, le retournant. «Je ne veux pas qu'on puisse dire que nous l'avons accusé sans preuves.

— Nous n'en avons aucune? demanda Black.

— Personne n'a abordé le sujet, lui répondit Lucas, mais Dunn et Andi Manette viennent de se séparer. Je crois qu'il y a une autre femme. N'empêche...

— Il faut rester poli, dit Sherrill.

— Oui. Avec tout le monde. Leur coller au cul mais en prenant des gants, reprit Lucas. Et puis», je ne sais pas. Si c'est Dunn, il y a forcément quelqu'un dans le coup avec lui. »

Sherrill acquiesça de la tête.

« Quelqu'un pour les surveiller pendant qu'il parle aux flics.

— Sauf s'il les a enlevées et a simplement balancé les corps quelque part », suggéra Black.

Personne ne voulait penser à ça. Ils levèrent tous la tête au même moment et furent inondés. Hendrix sortit alors de sous la Lexus en faisant cliqueter des roues métalliques et chacun baissa les yeux vers lui. Il était à plat ventre sur une plate-forme roulante, vêtu d'une combinaison blanche de mécanicien et équipé de grosses lunettes à verres épais : on aurait dit une taupe albinos.

« Il y a une tache de sang sur la chaussure. Enfin, je pense qu'il s'agit de sang. N'y touchez pas », dit-il à Sherrill en lui tendant un sac de plastique transparent.

Sherrill examina l'escarpin noir à talon plat et remarqua : « C'est une femme de goût. »

Lucas promena l'objet non identifié entre son majeur et son annulaire, le tripota maladroitement et le glissa inconsciemment au bout de son index. « C'est peut-être le sang de ce connard.

— Une chance sur mille », dit Black.

Il aida la taupe à se remettre sur ses pieds. Lucas fronça les sourcils et dit : « Qu'est-ce que c'est que ça? » en désignant une des jambes de la combinaison blanche. À la lumière des phares de la fourgonnette, elle apparut tachée de rose, comme si Hendrix était blessé à la cuisse.

« Nom de Dieu ! s'exclama Black, s'accroupissant en relevant les revers de son pantalon. C'est du sang. »

La taupe s'agenouilla, sortit une serviette en papier de sa poche et l'étala sur le macadam humide. Quand elle fut imprégnée d'eau, il la ramassa et la brandit devant les phares. La serviette était rose.

«Ils ont dû la saigner à blanc», fit remarquer Sherrill.

La taupe secoua la tête. « Ce n'est pas du sang », dit-il, examinant plus attentivement la serviette à la lumière des phares.

« Mais alors, qu'est-ce que c'est? »

Il haussa les épaules. « De la peinture. Peut-être du produit chimique pour gazon. Pas du sang, en tout cas.

— C'est déjà ça», fit Sherrill, blême sous le faisceau de lumière. Elle baissa les yeux vers ses chaussures. « Je déteste patauger là-dedans. Si on le nettoie pas tout de suite, ça pue éternellement.

— Mais sur la chaussure, c'est bien du sang, reprit Lucas.

— À mon avis, c'en est », confirma la taupe.

Sherrill avait longuement observé Lucas pendant qu'il tournait l'objet non identifié entre ses doigts et maintenant elle pensait savoir ce que c'était. Une bague.

« C'est une bague? » demanda-t-elle.

D'un geste vif, Lucas mit sa main dans sa poche. Tout juste s'il n'avait pas rougi. « Oui, je crois.

— Vous croyez? Vous n'en êtes pas sûr? » Elle rendit la chaussure à Black. « Une bague de fiançailles ?

— Oui.

— Je peux la voir? » Elle avança d'un pas et cligna délibérément de l'œil.

« Pour quoi faire? » dit-il en reculant d'un pas. Il ne pouvait se cacher nulle part.

« Pour piquer la putain de pierre », répliqua Sherrill d'un ton agacé. Puis, recommençant à minauder : « Parce que j'aimerais bien la regarder, qu'allez-vous imaginer?

— Vous feriez mieux de la lui montrer, dit Black. Sinon, elle va pleurnicher toute la soirée...

— La ferme », rétorqua Sherrill. Black la ferma, et la taupe recula. S'adressant de nouveau à Lucas, elle insista : « Allez, laissez-moi la voir. S'il vous plaît. »

À contrecœur, Lucas ressortit sa main de sa poche et posa la bague dans la paume ouverte de Sherrill. Elle se détourna légèrement pour examiner la pierre à la lumière des phares. « Nom d'un pétard ! » s'exclama-t-elle avec admiration. Et, regardant Black : « Ce diamant est plus gros que ta queue.

— Mais sûrement pas aussi dur », répliqua Black.

La taupe hocha la tête d'un air attristé. Que des gens qui n'étaient pas mariés ensemble puissent avoir ce genre de conversation prouvait une fois de plus que le monde courait à sa perte. La fin était proche.

Ils se dirigèrent tous les quatre vers l'école sous une pluie persistante. La taupe levant les yeux au ciel dans l'attente d'un signe de Dieu ou de Lucifer,

Black tenant la chaussure sanglante, Lucas tête baissée et Sherrill admirant le diamant de trois carats taillé en poire qui brillait de tous ses feux à la lueur dansante des gyrophares de la police.

 

La cafétéria de l'école était décorée de personnages de dessins animés peints à la main, mais elle n'était pas plus joyeuse pour autant. Cet endroit avait des allures de bunker, bloc de béton et fenêtres étroites percées trop haut pour permettre de voir dehors.

Assis sur une chaise trop petite devant une table trop petite, Bob Greave buvait un Coca Light en prenant des notes sur un bloc sténo. B portait un costume de coupe italienne et de couleur rouille sous un imperméable léger en nylon beige. Un homme mince en gabardine était assis à côté de lui sur une autre chaise trop petite, et ses genoux osseux dépassaient du plateau de la table. Il semblait au bord de la convulsion.

Lucas franchit la porte à double battant, emmenant dans son sillage Black, Sherrill et la taupe, semblables à des canetons mouillés.

« Salut, Bob, dit Lucas.

— C'est sa chaussure ? demanda Greave en regardant la pochette que tenait Black.

— Non, c'est celle de Tom », répondit Lucas juste avant de réaliser que Black était là, et il dut contenir un rire nerveux. Apparemment, Black ne s'en rendit pas compte. L^homme au bord de la convulsion demanda : « Êtes-vous le directeur adjoint Davenport?

— Oui, répondit Lucas en inclinant la tête.

— M. Greave, reprit-il en désignant le détective, a dit que je devais rester jusqu'à votre arrivée. Mais je n'ai plus rien à ajouter, alors, je peux partir?

— Je veux entendre votre déposition. »

Girdler fit un récit succinct. Il était venu à l'école

pour parler au directeur des études du calendrier annuel de l'association des parents et enseignants, et avait rencontré Mme Manette accompagnée de ses filles juste devant la porte, sur le perron. Mme Manette avait sollicité son avis sur un problème particulier — il était, comme elle, psychothérapeute —, ils avaient bavardé un moment et il était entré.

Au bout de quelques pas, juste après un coude que dessinait le couloir, il s'était rappelé une phrase citée dans un article de revue professionnelle, qui lui était sortie de la tête quand Mme Manette la lui avait demandée. Il avait rebroussé chemin et, à l'endroit où le couloir fait ce coude, à quinze ou vingt mètres de la porte, il avait vu un homme lutter avec la fille de Mme Manette.

« Il l'a poussée dans la camionnette, a fait le tour pour regagner sa place et s'est éloigné.

— Et vous avez vu les enfants à l'intérieur?

— Mmmm... Oui », dit-il en détournant les yeux, et Lucas se dit : Il ment. « Elles étaient toutes les deux par terre. Mme Manette était assise, mais elle avait du sang sur le visage.

— Et qu'avez-vous fait?

— J'ai couru jusqu'aux portes. Je me suis dit que j'allais peut-être pouvoir les arrêter, répondit Girdler, et ses yeux prirent de nouveau la tangente. Je suis arrivé trop tard. Il quittait déjà l'allée. Je suis sûr qu'il avait une plaque du Minnesota, remarquez. Camionnette rouge, portes coulissantes. Un type assez jeune et costaud. Pas gros, mais très musclé. Il portait un jean et un T-shirt.

— Vous n'avez pas vu son visage.

— Pas du tout. Mais il était blond, avec des cheveux longs, comme un musicien de rock and roll. Des cheveux jusqu'aux épaules.

— Hum. Et c'est tout? »

Girdler se vexa. « J'avais l'impression que ce n'était déjà pas mal. Je veux dire, je lui ai couru après, mais il était loin. Ensuite, je suis rentré dans l'école en vitesse et j'ai demandé aux femmes du secrétariat d'appeler le 911. Si vous ne l'avez pas rattrapé, ce n'est pas ma faute. »

Lucas sourit : « Il paraît qu'il y avait une élève sur les lieux. Une toute jeune fille, qui a vu une partie de la scène. »

Girdler haussa les épaules. « Ça m'étonnerait qu'elle ait vu grand-chose. Elle avait l'air en pleine confusion. Pas très maligne, peut-être. »

Lucas se tourna vers Greave, qui déclara : « J'ai obtenu d'elle ce que j'ai pu. À peu près la même chose que pour M. Girdler. La mère de la petite était complètement bouleversée.

— Super ! » s'exclama Lucas.

Il traîna dans les parages une dizaine de minutes de plus, finissant d'interroger Girdler, parlant à Greave et aux autres policiers. « Ça ne fait pas lourd, hein?

— Juste le sang, dit Sherrill. On savait déjà qu'il y en avait, grâce à Girdler et à la petite.

— Et aussi la substance rouge sur le parking, dit la taupe en regardant la serviette qui l'avait absorbée. Je parierais pour une espèce de peinture à l'eau, il s'en sera servi pour camoufler la camionnette.

— Vous croyez?

— Tout le monde dit qu'elle était rouge, et cette substance est également rouge. Je pense que c'est une possibilité. Ce que je ne vois pas, en revanche...

— Quoi?»

La taupe se gratta la tête. « Pourquoi a-t-il procédé de cette façon ? Pourquoi en plein milieu de la journée, et seul contre trois ? Je me demandais si ça pouvait être un accident, ou une impulsion, comme il peut en venir à un type qui a pris de la drogue ? Mais si c'était juste une impulsion, comment a-t-il deviné qu'il fallait prendre Mme Manette? Il devait savoir qui elle était... À moins qu'il ne soit venu ici simplement parce que c'est une école de riches, dans l'idée d'embarquer n'importe qui, et il a vu la Lexus.

— Dans ce cas, pourquoi est-ce qu'il ne s'est pas contenté de kidnapper une des gosses? On n'a pas intérêt à prendre les parents si on veut une rançon. Il faut qu'ils restent derrière pour réunir le fric, dit Black.

— Ça m'a l'air foutrement tordu, commenta Sherrill, et ils approuvèrent tous de la tête.

— Voilà une réponse possible : elle est psy et le type est un ancien patient. Un dingo, dit Black.

— En tout cas, j'espère que c'était préparé à l'avance et qu'il a fait ça pour de l'argent, continua Lucas.

— Ah oui? demanda la taupe, l'air intéressé. Pourquoi ?

— Parce que si c'est un drogué ou un type qui a agi pour s'amuser, sur l'impulsion du moment, et qu'il ne les a pas relâchées à l'heure qu'il est...

— C'est qu'elles sont mortes, conclut Sherrill.

— Exactement. » Lucas regarda le petit groupe de policiers qui l'entourait. « Si le coup n'a pas été préparé, Andi Manette et ses filles ne sont plus de ce monde. »