22

Anderson arriva complètement épuisé, les mains pleines de paperasse, sa face de paysan figée dans une grimace permanente : « Sloan m'a dit de vous dire qu'il amène la voiture. Dunn sort de chez lui : il faut que vous rappliquiez tout de suite.

— Suivez la piste Mail », ordonna Lucas en enfilant son blouson.

Anderson compta sur ses doigts : « Nous recherchons ses amis pour voir si quelqu'un l'a rencontré depuis le pont, si quelqu'un a un nom. Nous essayons d'identifier le corps, mais ça va être difficile. Il faut que ce soit quelqu'un de l'hôpital qui recevait des soins dentaires, qui était proche de Mail en âge et en taille et qui est sorti en même temps; malheureusement, il y a des centaines de gens qui correspondent à ça, tous sont des malades mentaux, et beaucoup sont impossibles à trouver. Nous tâchons de dénicher les parents de Mail — sa mère et son beau-père. Nous pensons qu'ils sont peut-être séparés. Nous savons qu'ils ont déménagé dans la région de Seattle, mais un des amis du beau-père a entendu dire qu'ils se sont séparés là-bas, et la mère s'est peut-être remariée.

— On a trouvé des photos correctes de ce garçon?

— Il  y en a qui viennent de l'hôpital et du service d'immatriculation des véhicules... mais elles ont plusieurs années, signala Anderson.

— Pas grave, avec une photo authentique pour démarrer, on peut lui donner un âge. Passe-les donc à ma société. Ils ont fait du superboulot ce matin.

— D'accord, mais il faudra en parler au chef avant de les refiler à la presse. Parce que si ce type est à cran comme vous le prétendez...

— Ouais. Je reviens. Ne faites rien avant de m'en avoir parlé. Et si quelque chose d'intéressant survient, n'importe quoi, appelez-moi. Je serai près du téléphone. »

 

Lucas sortit en courant de l'immeuble et croisa Sloan qui arrivait dans l'autre sens, une casquette de base-ball à la main.

« Où est Dunn ?

— Il arrive en ville en ce moment même », répondit Sloan par-dessus son épaule, faisant volte-face et repartant vers la rue. Une Chevy Caprice grise vieille de quatre ans attendait au bord du trottoir, moteur ronronnant.

« Il faut y croire. »

Les fédés leur avaient remis des radios standard; Lucas appela, vérifia les procédures d'identification et s'entendit dire : Le zèbre est en route, le sujet est acquis.

« Cela signifie qu'ils peuvent voir la voiture de l'hélicoptère, lâcha Lucas en guise d'explication.

— Putain, c'est génial ! ironisa Sloan.

— C'est toujours mieux que cette connerie de "Reçu cinq sur cinq". Je n'ai jamais pu m'y faire à ce truc-là.

— Tu as apporté les cartes ? demanda Sloan.

— Oui, j'en ai même une du secteur Hudson, au cas où. » Lucas sortit les cartes de sa poche. La radio crachota : On approche de l'¿changeur de White Bear Avenue.

« C'est vraiment louche, tu sais, dit Lucas. Je suis en train de me dire qu'il doit tout de même y avoir un lézard. »

Tandis qu'ils suivaient le parcours de Dunn à travers la ville et dans les faubourgs, Lucas raconta à Sloan comment John Mail avait été identifié.

« On ne le tient pas encore, conclut Lucas.

— Si c'est notre homme, on y arrivera, affirma Sloan avec conviction. Une fois qu'on a le visage...

— Je l'espère. »

Ils roulaient maintenant dans la campagne, et des nuages blancs cotonneux projetaient des ombres allongées sur le foin tout juste fauché, la dernière coupe de l'année. Pour autant que Lucas pouvait en juger, le soja et le maïs étaient aussi beaux que possible pour le Minnesota : des bandes jaunes rayaient les feuilles de maïs, et le soja bruni commençait à se dessécher. À quelques kilomètres de Saint Paul, un ULM dessinait des cercles au-dessus de l'autoroute. On voyait parfaitement le pilote vêtu de cuir et coiffé d'un casque. Plus loin, vers la rivière Sainte Croix, une demi-douzaine de montgolfières de couleurs vives dérivaient à l'est, vers le Wisconsin.

La radio dit : Il  sort à la 95... non, il reste, il continue vers l'est. Ici cinq; il arrive sur nous.

Dumbo : Tout le monde en position.

« Sors à la route 15, ordonna Lucas en désignant un panneau de sortie. Va vers le nord, trouve un endroit pour faire demi-tour et repars dans l'autre sens. Il ne faut pas qu'on reste immobiles. Si Mail patrouille dans le coin et nous repère, il me reconnaîtra. »

Sloan s'engagea sur la bretelle de sortie, marqua une pause en haut, et prit la direction du nord sur la route bitumée. « Une camionnette arrive derrière nous », annonça-t-il.

Lucas se baissa sur son siège, et Sloan prit la première à gauche. La camionnette resta sur la grande route. Sloan, regardant dans le rétroviseur, annonça : « Blonde. Une femme. » Il fit demi-tour et repartit.

Il est à l'intérieur. Nous le couvrons.

« Ils s'en sortent bien, remarqua Lucas, franchement nerveux.

— Attends donc un peu. Les fédés sont capables de foirer n'importe quoi, même un rêve érotique. »

Lucas et Sloan consultèrent leur montre au même moment. Sloan dit : « Cinq minutes », et Lucas grogna.

Ils revenaient vers l'Interstate. Pas d'autre voiture en vue. Le paysage était parsemé de maisons banlieusardes nouvellement construites, aux façades pastel dont la gamme de teintes allait du coucher de soleil au vert sauge. Ici et là, un champ cultivé bordait la route. Un troupeau de moutons paissait dans un pré.

« Verts pâturages, commença Lucas.

— Pardon ? s'étonna Sloan en le regardant.

— Ce sont les verts pâturages des Psaumes. Ella avait raison. Je parierais ma chemise qu'il va nous conduire à Stillwater. On est à combien de Stillwater? Quinze kilomètres?

— À peu près.

— Allons-y, fît Lucas. De toute manière, on ne sert pas à grand-chose.

— S'il nous emmène là-bas, ce n'est peut-être pas ce que ça a l'air d'être...

— Eh oui. Précisément. »

La radio intervint : Nous avons un contact confirmé. Contact confirmé. Il a raccroché, il est parti. Jimmy, passe-moi le... quoi? Nous avons la confirmation du cellulaire mais pas de désignation de la cellule, ça a été trop rapide. Tu peux nous passer ça, Jimmy ? Jimmy ? Le sujet quitte le magasin de la station-service, il va vers sa voiture... On peut avoir le message intercepté?

«Merde, qu'est-ce qu'il a dit? demanda Lucas. Qu'a dit Mail?»

La radio reprit : Il a dit au sujet d'aller jusqu'à une table de pique-nique, de prendre une note fixée en dessous du plateau et de suivre les instructions... Le sujet est à la table de pique-nique, le sujet repart vers sa voiture, il lit une feuille, il a les instructions...

« Allons-y, bon sang, bougeons de là, s'impatienta Lucas. C'est Stillwater. »

Le sujet est dans sa voiture, il se dirige vers l'ouest sur ÏI-94.

« Mauvaise direction, grommela Sloan.

— De là où il est, il n'a pas le choix », rétorqua Lucas. Il se frappa le front. « Réfléchis un peu, réfléchis : le type établit le premier le contact avec Dunn sur son portable, et ensuite il le dirige vers un téléphone public ? Pourquoi irait-il faire ça ? Pourquoi ne l'a-t-il pas rappelé sur son portable? Ça lui éviterait le risque que quelqu'un occupe la cabine. Pourquoi a-t-il fait ça, Sloan?

— Je ne sais pas. » Sloan réfléchissait, sourcils froncés. « Peut-être que... non. Si aujourd'hui il considère que le cellulaire n'est pas sûr, pourquoi l'avoir utilisé hier?

— Il devait se douter qu'on intercepterait l'appel. Peut-être l'a-t-il fait en connaissance de cause pour nous garder tout près, et savoir où nous étions. Je parie que ce fils de pute est à Stillwater en ce moment. Nom d'une pipe, qu'est-ce qu'il fout? »

Trois minutes plus tard, la radio cracha : Le sujet sort à la bretelle de la 15... il traverse l'Interstate, il retourne sur l'Interstate...

« Qu'est-ce qu'il fout? demanda Sloan. Pourquoi est-ce qu'il ne prend pas par ici ?

— Il va aller rejoindre la 95 puis la suivre vers le nord jusqu'à Stillwater. C'est plus simple quand on n'a pas de carte. On peut y être en combien de temps?

— Six ou sept minutes. Il arrivera dix minutes après nous. Si tu ne te trompes pas.

— Je ne me trompe pas.

— Oui, je sais. »

Sloan poussa la Chevy à 145, dépassa en flèche l'aéroport du lac Elmo avec ses hangars rustiques, et s'engagea sur la 5, direction Stillwater.

« Bon sang, j'aurais bien aimé être en cheville avec les flics de Stillwater. Juste quelques gars postés là pour regarder ce qui se passe. Nous aurions pu leur faxer une photo de Mail. »

Ils entendirent le convoi qui remontait l'Interstate vers l'est, et Lucas joignit Dumbo à la radio : « Nous roulons vers Stillwater, nous pensons qu'il met en scène les versets de la Bible qu'il nous a envoyés. Vous devriez dire à vos voitures de sortir à la 95 et de se diriger vers le nord. Pas de panique : nous avons encore deux versets devant nous, mais le dernier parle d'un piège.

— On couvre tout, Minneapolis, dit Dumbo. Et soyez discrets, on ne veut pas de foule là-bas.

— Merci pour vos conseils techniques », marmonna Sloan.

 

Pendant que Dunn et le convoi fédéral quittaient l'Interstate, Sloan doubla à toute allure un pick-up Dodge sur la rampe d'accès de l'autoroute 36. La camionnette fît une embardée sur le bas-côté à leur passage, et le conducteur, un jeune chevelu, appuya avec insistance sur son klaxon et se lança à leur poursuite alors qu'ils se faufilaient dans la circulation, sur une route bordée de petits commerces et de fast-foods.

« Pauvre con, fit Sloan en souriant à son rétroviseur.

— Espérons seulement qu'il ne va pas écraser un gamin.

— Tu parles. Rien qu'avec la paperasse... On va arriver à un feu rouge. Tu veux descendre et bavarder avec lui?

— Sauf si tu préfères brûler le feu.

— On s'arrête. »

Le camion se rapprocha d'eux quand ils ralentirent pour respecter le feu et vint se coller à dix centimètres de leur pare-chocs. Le gosse redonna du klaxon.

Lucas se tourna pour regarder par la lunette arrière. Le conducteur avait une main sur son volant, l'autre sur l'avertisseur. À côté de lui, une jeune femme donnait l'impression de crier — on voyait les pointes de ses canines — mais pas moyen de savoir si c'était après son compagnon ou Lucas qu'elle en avait. Quand elle lui fit un geste obscène, Lucas n'eut plus de doute. Le conducteur du pick-up se mit au point mort, ouvrit sa portière et commença à descendre. Sloan brûla le feu.

« Merde, il passe au rouge », fit Sloan en jetant un coup d'œil dans son rétroviseur.

La radio : Trois kilomètres avant Bayport, allure lente et régulière.

« Il faut qu'on se débarrasse de ce type », continua Sloan en amorçant le grand virage qui mène à la rivière Sainte Croix. Ils avaient coupé la route de Dunn et allaient parvenir avant lui sur l'autoroute 95. « Dunn est à moins de huit kilomètres. La traversée de Bayport va le ralentir un chouia, mais si ce petit con... » Il regarda dans le rétro. Le pick-up était toujours derrière.

« Très bien, dit Lucas. Il y a une marina un peu plus loin. Arrête-toi là. Il va nous suivre et je lui réglerai son compte sur le parking. » Lucas sortit le .45 de son étui d'épaule, enleva le chargeur, éjecta la cartouche de la chambre, recala le chargeur dans la crosse et glissa la cartouche dans la poche de sa veste. « C'est vraiment trop chiant.

— Prêt? demanda Sloan.

— Oui. Tu as des menottes ? En cas de besoin...

— Boîte à gants. »

Sloan roula à une vitesse constante jusqu'à l'entrée de la marina, freina à fond et tourna à droite. Le pick-up faillit leur rentrer dedans, donna un coup de volant à la dernière minute et se rua à leur poursuite. Sloan avança rapidement jusqu'au parking, où il se rangea en dessinant un demi-cercle. Le pick-up leur coupa la route, et ils se retrouvèrent nez à nez.

Lucas ouvrit brusquement sa portière et descendit. Son pistolet avait regagné son étui. Le conducteur de la camionnette était déjà sorti du véhicule, cherchant quelque chose dans le plateau découvert. Lucas courut vers lui. L'homme brandit un madrier, et Lucas cria « Police ! » en produisant son insigne de la main gauche pendant qu'il sortait son arme de la droite. « Par terre ! Par terre, pauvre con ! »

Le conducteur regarda sa planche de bois d'un air ahuri, comme si elle était arrivée dans sa main par l'opération du Saint-Esprit, et la remit dans le pick-up. « Vous m'avez coupé la route, protesta-t-il.

— Par terre, je vous dis ! » hurla Lucas.

La femme commença à descendre de son côté mais, voyant l'arme de Lucas, remonta vite et verrouilla l'habitacle de l'intérieur. Sloan descendit à son tour et vint lui mettre son insigne sous le nez.

Le conducteur du pick-up était couché par terre, les yeux levés vers Lucas. « Nous sommes en situation d'urgence, et si on n'était pas vachement pressés je vous donnerais une bonne raclée. Dans ces circonstances, je vais juste relever votre numéro de plaque. Je veux que vous restiez ici sans bouger, hors de nos pattes, pendant une demi-heure. Installez-vous dans votre pick-up, et n'en bougez pas avant une demi-heure. Après, vous pourrez partir. Si vous sortez d'ici avant, je ne vous raterai pas. Je vous foutrai en taule pour quinze putains d'infractions au code de la route et deux ou trois injures à officier de police, dont obstruction. C'est compris ?

— J'ai compris, monsieur. » Le conducteur avait retrouvé son calme.

« Parfait. Remontez dans votre camionnette et restez-y. Une demi-heure. »

Lucas regagna la voiture en vitesse, et Sloan repartit en dessinant un cercle. Ils attendirent d'être sortis du parking pour éclater de rire.

« C'était marrant mais, bordel, le moment était vraiment mal choisi, dit Lucas en rechargeant son .45. Ils ont dit autre chose à la radio?

— Oui. Ils ont dit... » Mais avant qu'il ait pu terminer, la radio cracha : Il est à Bayport, toujours en direction du nord. On l'a.

« Il nous reste cinq minutes, observa Sloan.

— La rue principale n'a qu'une dizaine de pâtés de maisons. Prenons-la, on verra comment ça se présente. »

 

Stillwater vivait autrefois de ses scieries, et presque tous les bâtiments du début du siècle se dressaient encore le long de la grand-rue. Rénovés dans une perspective de rentabilisation touristique, ils abritaient maintenant des restaurants au décor de brique et de chaudrons de cuivre, des bars à ambiance feutrée avec des fougères partout et des brocantes remplies de barattes. Le plastique blanc d'une station-service Fina rompait l'alignement de façades de brique des magasins.

Lucas se fit tout petit sur son siège, coiffé de la casquette de base-ball de Sloan. Seuls ses yeux dépassaient du pare-brise. Il espérait avoir l'air d'un enfant, mais sans trop y croire. « Deux millions de camionnettes, dit-il. Partout où tu regardes, il y a une camionnette. Des fois que ce salaud serait assez taré pour se balader encore dans la sienne. »

Radio : Le sujet est entré dans Bayport.

Sloan traversa la ville sans se presser. Ils ne virent rien d'intéressant : des vitrines où s'agglutinaient les touristes, des adolescents qui traînaient sur le trottoir, un jeune gars qui aurait pu être Mail, mais ce n'était pas lui. À la lumière de la pizzeria, il accusait cinq ans de moins.

À la sortie nord de la ville, Lucas annonça : « On a trois ou quatre minutes pour se préparer. Retournons à l'autre bout et cherchons un endroit d'où on pourra observer la rue. S'il tourne tout de suite, il faut qu'on puisse le voir. S'il continue tout droit, on lui emboîte le pas.

— Les fédés vont être furieux.

— Qu'ils aillent se faire foutre. Il se passe quelque chose. »

Sloan fit demi-tour dans le parking d'un bâtiment décrépi. La façade de métal rouillé était ornée d'une frise de bottes de cow-boy dont la peinture s'écaillait. Dès qu'une brèche s'ouvrit dans le flot de la circulation, ils s'y engouffrèrent et repartirent vers le sud, s'arrêtèrent dans un autre parking et trouvèrent un emplacement réservé aux handicapés, face à la rue, protégé des regards par une rangée de pins. « Je vais certainement me prendre un PV, dit Sloan en garant la voiture.

— Pas sûr, répliqua Lucas. Je t'ai toujours considéré comme un handicapé. »

Radio : Le sujet a quitté Bayport et se dirige vers le nord.

« Pourquoi est-ce qu'il parle comme ça? demanda Sloan.

— Il a ce cameraman à bord. Dans une minute, il va dire "auteur du crime". »

De leur poste d'observation, ils pouvaient voir entre les arbres les voitures qui entraient dans la ville par la 95. Dunn conduisait une Mercedes 500 S gris métallisé et, au moment même où la radio de l'hélico dit : Sujet entre dans Stillwater, Lucas la repéra dans le flot de voitures.

« Tu le vois ?

— Je l'ai.

— Laisse-le passer. »

Sloan recula de la place pour handicapé. « Je me demande où sont les fédés.

— Certainement pas tout près. »

Ils attendirent derrière le rideau d'arbres le passage de la Mercedes, puis Sloan sortit du parking et s'engagea dans la grand-rue. Deux voitures le séparaient de Dunn. Lucas, quasiment allongé sur son siège, ne pouvait pas le voir.

« Qu'est-ce qu'il fait? demanda-t-il quand tout le monde dut s'arrêter à un feu rouge.

— Rien, dit Sloan, qui s'était légèrement déporté sur la gauche. Il regarde devant lui.

— Qu'en penses-tu? Tu crois qu'il est réglo? »

Sloan jeta un coup d'oeil à Lucas.

« S'il ne l'est pas, c'est qu'ils ont préparé le coup à l'avance.

— D'accord, mais il est malin.

— Je ne sais pas. » Les voitures redémarraient. « Ce serait vraiment retors.

— Ouais. »

Quelques instants plus tard, Sloan remarqua : « On dirait qu'il traverse toute la ville. À moins qu'il n'aille à la vieille gare. Ou dans un des magasins d'antiquités.

— Merde, j'espère qu'il ne va pas prendre un bateau. Est-ce que les fédés ont pensé à ça? Putain, si ce taré file par l'eau...

— On n'aura qu'à piquer un autre bateau, suggéra Sloan.

— Je donnerais dix dollars pour voir ce qu'il y avait sur le message de la table de pique-nique.

— Riche comme tu es, tu pourrais mieux faire. Hé, il ralentit ! Nom de Dieu, il tourne exactement au même endroit que nous tout à l'heure.

— Passe devant », ordonna Lucas. Il se redressa de quelques centimètres et vit la Mercedes métallisée tourner dans l'aire de parking gravillonnée du bâtiment décoré de bottes de cow-boy. Sloan bifurqua à son tour, et trouva une place que deux voitures séparaient de Dunn.

« Merde ! » fit Lucas en se prenant le front.

Radio : Le sujet s'est arrêté. Le sujet s'est arrêté. Cinq, êtes-vous près de lui? Nous le voyons, nous avançons vers le parking au bout de la rue.

« Ça va être bourré de fédés en un rien de temps, dit Sloan. Tiens, les voilà. » Une Ford de couleur sombre arriva brutalement sur le parking. Lucas put constater qu'elle était pleine d'adultes.

« Tu peux voir le nom de cet endroit? demanda Lucas à Sloan. Là où il est ?

— Il n'y a pas de lumière », répondit Sloan. À côté, Dunn était en train de descendre de voiture. Il regarda le magasin de bottes et s'en rapprocha, circonspect. Il portait une mallette qui semblait peser cent kilos, vu sa façon de traîner la jambe.

Lucas prit un contact radio avec les fédéraux. « Ici Davenport. Nous sommes sur le même parking que vos gars. S'il essaie d'entrer dans ce bâtiment, je l'en empêcherai. Il faut que vous déployiez vos types dans la rue, que ce soit serré comme un filet, et regardez tous les visages, essayez de voir si vous repérez Mail. Il est tout près.

— Davenport, vous restez en dehors de tout ça ! postillonna Dumbo. Vous ne bougez pas, nous contrôlons tout. »

Sloan regarda Lucas d'un air intrigué. « Lucas, je ne crois pas...

— Je m'en fous, je m'en fous, poursuivit Lucas en ouvrant sa portière.

— Lucas ! » Sloan parlait à voix basse bien que Dunn fût à bonne distance d'eux.

Une plate-forme de chargement en ciment longeait la façade du magasin. Dunn gravit d'un pas lourd les marches du bout. Le bâtiment était sombre : aucun mouvement apparent. Dunn arriva à la porte, et Lucas descendit de voiture, radio en main.

« Lucas... » tenta Sloan.

Lucas porta la radio à sa bouche : « Il faut que je l'arrête. Faites sortir vos hommes. » Il lança la radio sur le siège avant et se mit à courir en criant : « Dunn ! Dunn ! Arrêtez ! George Dunn... »

Dunn s'arrêta, la main sur la poignée de la porte. Lucas lui fit un grand geste du bras et, se retournant, vit que Sloan le suivait. « Prends par l'arrière », lui cria-t-il. Sloan répondit quelque chose et fila. Lucas courut vers Dunn, qui n'avait pas bougé.

« Descendez de là, lui cria Lucas en arrivant à sa hauteur.

— Espèce de salaud ! répondit Dunn sur le même ton. Vous avez tué mes enfants...

— Sortez de là ! » hurla Lucas. Il  gravit les marches en courant, lut sur la vitre sale ces mots, à peine distincts : « Le Mors et la Bride », et plongea la main sous sa veste.

« Qu'est-ce que vous venez foutre ici, bordel ? demanda Dunn, le visage crispé, fou de rage.

— Il y a quelque chose qui cloche. Toute cette histoire est un piège.

— Un piège? Vous avez... » Et, avant que Lucas ait pu intervenir, Dunn tourna la poignée et poussa la porte. Lucas tressaillit. Rien ne se produisit. « ... tué mes enfants, espèce d'enfoiré... ».

Lucas sortit son .45 et entra dans le bâtiment en passant devant Dunn. Il tâtonna pour trouver l'interrupteur, appuya. À sa grande surprise, la lumière s'alluma. Le magasin était abandonné et, selon toute apparence, depuis pas mal de temps. Devant lui s'étendait un long comptoir vide et, derrière, des étagères également vides. L'ensemble était couvert d'une couche de poussière.

Un agent fédéral monta les marches en courant. « Qu'est-ce que vous foutez, bon Dieu? » cria-t-il à Lucas. Lucas l'écarta d'un geste. « Vous devriez être en train de chercher Mail dans la rue. Il observe ceci depuis je ne sais où.

— Observer quoi ?

— Ce qui va se passer ici. Cet endroit s'appelait "Le Mors et la Bride". L'un des versets de la Bible parlait d'un mors et d'une bride. C'était beaucoup trop facile. »

L'agent fédéral parcourut la pièce des yeux, glissa la main sous sa veste et en sortit un automatique Smith & Wesson. « Vous voulez essayer cette porte ou vous préférez attendre les démineurs?

— Jetons un coup d'oeil », proposa Lucas. Puis se tournant vers Dunn : « Allez attendre dehors.

— Vous parlez, des conneries !

— Attendez dehors, bordel ! »

Dunn posa la mallette. « Vous voulez voir tout de suite si vous êtes capable de me battre?

— Ah, Seigneur... » fit Lucas en lui tournant le dos et en se dirigeant vers une porte qui donnait sur l'arrière du bâtiment. La porte était légèrement entrebâillée. Lucas, s'en écartant le plus possible, la poussa de quelques centimètres supplémentaires. Rien ne se produisit. L'agent fédéral s'approcha de l'ouverture, tendit la main vers le coin, tâtonna un instant, trouva l'interrupteur et alluma.

Il régnait là-dedans un silence de mort que Dunn rompit en disant : « Il n'y a rien ici. Il est parti. »

Lucas regarda à travers l'étroite ouverture et, ne voyant rien, poussa la porte d'une vingtaine de centimètres avant de finir par l'ouvrir complètement. Ils étaient devant une réserve. Une colonne d'étagères couvertes de poussière était adossée à un mur. Une poignée de récépissés vides gisaient en vrac sur le plancher. Un calendrier datant de 1991 était resté accroché au mur.

« Quelqu'un est venu ici », dit l'agent fédéral en pointant son Smith & Wesson vers le sol, où des empreintes de pieds se dessinaient dans la poussière. Elles menaient à une autre porte, elle aussi entrouverte. Lucas s'en approcha et cria: «Mail? John Mail?

— Qui est-ce? demanda Dunn. C'est le nom du type?

— Oui.

— Il y a un interrupteur, dit l'agent fédéral. J'y vais, faites gaffe. »

Il actionna l'interrupteur, et la lumière jaillit de trois ampoules dispersées autour de la colonne centrale du bâtiment. L'endroit avait été réaménagé depuis le temps lointain où il servait de grenier à céréales, et la colonne où l'on entreposait le grain avait été divisée en plusieurs espaces pour ranger la marchandise et établir une plate-forme de chargement. L'éclairage était insuffisant : un trop grand volume pour trois ampoules seulement.

Au-dessus d'eux, dans la pénombre, quelque chose bougea, Ils le virent en même temps. Lucas et l'agent fédéral se collèrent dos au mur en pointant leur arme.

« Qu'est-ce que c'était?

— Oh, mon Dieu ! cria Dunn, pivotant sur place, tête levée. Mon Dieu, c'est Andi ! »

C'est alors que Lucas le vit. Un corps vêtu de noir, les pieds ballants, qui tournait au bout d'une corde jaune descendant du plafond. La porte qu'ils n'avaient pas encore essayée conduisait à la plateforme de chargement et à la partie principale de la colonne de stockage. Dunn s'élança, mains tendues devant lui, prêt à pousser la porte de toutes ses forces...

« Attendez ! Attendez ! » hurla Lucas. Il fonça, le corps ramassé, saisit Dunn juste en dessous des genoux et le plaqua au sol. L'agent fédéral demeura immobile pendant que les deux hommes se débattaient. Lucas, tenant toujours son arme, essayant de maîtriser la situation, lui cracha : « Maintenez-le, bon sang!

— C'est Andi, râla Dunn pendant que le fédé rangeait son pistolet et le saisissait par la veste. Lâchez-moi.

— Ce n'est pas votre femme, dit Lucas. C'est une fille nommée Crosby.

— Crosby ? Qui est-ce ?

— Une amie de Mail, rétorqua Lucas. Nous étions sur ses traces, mais il l'a trouvée le premier. »

Lucas se releva, rangea son pistolet dans son étui et se dirigea vers la porte entrebâillée qui menait à la colonne de stockage. Un léger courant d'air venait de l'ouverture, rien d'autre. Lucas passa la main de l'autre côté du chambranle, trouva un interrupteur, hésita, appuya. Là aussi, les lumières fonctionnaient. Il jeta un coup d'œil, ne vit rien. Apparemment, pas de fils ou quoi que ce soit qui pourrait être une bombe. Il poussa la porte et s'apprêta à franchir le seuil.

Mais la porte lui donna l'impression de résister une fraction de seconde, une petite tension de rien du tout suivie d'une infime rupture, suffisamment perceptible toutefois pour que Lucas recule d'un bond.

« Qu'est-ce qu'il y a? demanda l'agent fédéral en souriant.

— J'ai cru sentir... » commença Lucas. Il tendit la main vers la porte, fit un pas en avant.

Il fut quasiment soulevé de terre quand la porte explosa à quelque trente centimètres de son visage.

 

Je peux voir, se dit-il en levant les mains à hauteur des yeux. Pas de douleur...

 

« Quoi? cria l'agent fédéral qui avait ressorti son arme et la pointait vers la porte pulvérisée. Quoi? Qu'est-ce que c'était? »

Un rideau de poussière descendit sur eux et s'échappa de la pièce du fond comme de la fumée, Lucas avait de la terre dans la bouche, des particules dans les yeux. Dunn avait instinctivement détourné la tête. Il leur fit face, les épaules et les cheveux couverts de saleté.

« Qu'est-ce que c'était? »

Lucas s'approcha de ce qui restait de la porte, poussa, encore, plus fort. Elle s'écarta d'une vingtaine de centimètres. Il regarda. De l'autre côté, le sol était couvert de roches provenant de la rivière, quinze ou vingt pavés de granit gros comme des potirons.

« Le piège », dit Lucas. Il poussa de nouveau la porte et une roche roula plus loin. Lucas passa de l'autre côté et vit la corde qui partait du haut de la porte pour se perdre dans l'obscurité. «Elles sont tombées de haut. De vrais boulets de canon.

— Mais ce n'est pas Andi ? » demanda Dunn, qui l'avait suivi et levait les yeux vers le corps. À la lumière, plus puissante de ce côté, ils pouvaient voir les semelles de la femme, pareilles à des empreintes dansant au-dessus de leurs têtes.

«Non, elle servait seulement d'appât, répondit Lucas. Pour que nous franchissions la porte en courant, sans réfléchir.

— Quel couillon, lâcha l'agent fédéral en s'époussetant. Quelqu'un aurait pu être blessé. »