9

À six rues du château d'eau, Lucas tomba sur un barrage de police, deux véhicules plantés en V en travers de la chaussée. Les voitures, contraintes de faire demi-tour, bloquaient complètement la voie. Il engagea la Porsche sur la bande d'urgence jaune et accéléra pour doubler les automobilistes en colère, jusqu'au moment où deux policiers se précipitèrent vers lui en agitant les bras pour le faire reculer.

Un agent de la circulation, visage écarlate, main sur son arme, se pencha vers la fenêtre. « Hé, dites-moi, qu'est-ce que vous croyez... » Lucas sortit son insigne et déclara : « Davenport, police de Minneapolis. Laissez-moi passer. »

Le flic repartit en courant vers une des voitures du barrage, cria quelque chose par une fenêtre ouverte, et celui qui était au volant recula un peu. Davenport se faufila dans la brèche et monta vers le château d'eau. Sur le chemin, il repéra un grand nombre de policiers dans les rues, revêtus de deux sortes d'uniforme. Ils évacuaient les maisons de chaque côté, et des femmes s'éloignaient en hâte des parages du château d'eau dans leurs breaks remplis d'enfants. Une bombe ? Un produit toxique ? Quoi ?

Le château d'eau ressemblait à un extraterrestre couleur d'aigue-marine sorti de La Guerre des mondes, avec son gros corps ovoïde soutenu par des jambes courtes et trapues. Trois fourgons de sapeurs-pompiers, un groupe de voitures de police, une camionnette pour le désamorçage des bombes, deux ambulances et une civière étaient postés à une centaine de mètres. Lucas s'arrêta au milieu des voitures de police.

« Davenport ? » Un gros type rubicond, boudiné dans son uniforme, lui fit signe d'approcher. « Don Carpenter, Cottage Grove. » Il s'essuya le visage sur sa manche. Il transpirait abondamment bien que la journée fût fraîche. « Il se peut qu'on ait un vrai problème.

— Une bombe ? »

Carpenter leva les yeux vers le sommet de la colline. « On ne sait pas. Mais c'est un baril de pétrole et il y a quelque chose de lourd à l'intérieur. Nous n'avons pas essayé de le déplacer, mais ça pèse.

— On m'a signalé que mon nom était écrit dessus.

— Exact. Lucas Davenport, police de Minneapolis. Tagage artistique ordinaire peint au pistolet. Nous étions sur le point de l'ouvrir quand quelqu'un a dit : "Seigneur, si ce type en a après Davenport, qu'est-ce qui l'empêche de fourrer quelques bâtons de dynamite ou je ne sais quelle saloperie à l'intérieur? Une bombe au phosphore, un truc comme ça?" Alors, on s'est abstenus.

— Hum », fit Lucas, regardant le château d'eau. Deux hommes bavardaient là-haut « Qui sont ces types?

— Brigade antibombes. Vu qu'on s'est promenés partout avant que quelqu'un ne lance l'hypothèse de la bombe, on a pensé que ça ne devait pas être dangereux de rester à côté. Une bombe à retardement n'aurait pas de sens, puisqu'il ignorait quand cm arriverait.

— Allons jeter un coup d'œil », proposa Lucas.

La base du château était ceinte d'une clôture

métallique anticyclones, percée à une extrémité d'une grille assez large pour laisser passer un camion. « Il a brisé la chaîne et y est allé en voiture », dit Carpenter.

Ils se trouvaient maintenant au sommet de la colline et apercevaient, en contrebas, le flot régulier de voitures qui quittaient le secteur.

« Mais personne ne l'a vu.

— Nous ne savons pas. On envisageait d'interroger tout le voisinage, mais l'hypothèse de la bombe a été émise et on n'a pas mené le projet à terme.

— On verra ça plus tard », fit Lucas.

Deux flics de la brigade antibombes s'avancèrent, et Lucas reconnut l'un d'eux. « Comment ça va? lui demanda-t-il. Vous étiez sur l'affaire du lac Elmo.

— Oui, Bill Path, et voici Jésus Martinez, annonça l'homme en désignant son équipier du pouce.

— Eh bien, qu'avons-nous là?

— Rien, si ça se trouve », répondit Path en se retournant vers le château d'eau. Lucas aperçut le baril noir à travers la clôture. Il était posé juste en dessous du réservoir perché sur ses quatre pattes. « Mais nous ne voulons pas prendre le risque de le bouger. Nous allons soulever le couvercle à distance et voir...

— Nous avons vidé le réservoir, dit Carpenter en essuyant son front sur sa manche. On ne sait jamais.

— Je peux ? demanda Lucas en regardant le bail.

— Bien sûr, répliqua Path. Mais ne donnez pas de coup de pied dedans. »

Lucas s'approcha du baril qui reposait à l'ombre du château d'eau et en fit le tour : un modèle standard, un peu rouillé, avec un couvercle qui avait l'air scellé d'une main professionnelle.

«L'un des premiers gars à se pointer ici a tapé dessus, et il ne s'est rien passé. Alors, on a fait pareil quand on est arrivés à notre tour, dit Martinez en souriant à Lucas. Il est plein de quelque chose, mais quoi?

— Ça pourrait être de l'eau, suggéra Path. S'il est plein d'eau, il doit peser dans les deux cents kilos.

— Mais comment l'a-t-il amené ici? interrogea Lucas. Il n'a pas pu se servir d'un levier.

— Je pense qu'il l'a fait rouler, dit Path. Regardez. »

Il s'éloigna du baril, regarda alentour et tendit le doigt. Il y avait une entaille profonde dans le sol meuble, puis une série de cercles entrecroisés le long d'une ligne ondulante. « Selon moi, il l'a fait rouler jusqu'ici, puis il l'a basculé et l'a ramené au milieu en le faisant pivoter sur sa base. »

Lucas acquiesça en voyant le motif inscrit sur la terre.

« Hé, Bill, regarde donc ça, dit Martinez à Path en désignant le bord intérieur du baril. C'est de la condensation, ou il y a une petite fuite ? »

On aurait dit qu'une goutte d'un liquide non identifié perlait du fût. Path s'agenouilla, l'examina et grommela : « Ça ressemble à un trou d'épingle. » Il cueillit une feuille de pissenlit, s'en servit pour récupérer la goutte, qu'il renifla avant de passer le tout à Martinez.

« Eh bien? s'enquit Lucas.

— Rien. Probablement de l'eau, répondit Martinez.

— Dans ce cas, faisons sauter le couvercle. » •

Path fixa un palan à l'échelle qui permettait d'accéder au château d'eau, tandis que Martinez ajustait un harnais autour du couvercle. Puis il attacha une corde de rappel au harnais, la fit passer dans la poulie et redescendre jusqu'au camion de dépannage. Le camion lâcha toute sa longueur de câble et, quand ce fut terminé, ils se retrouvèrent à cent cinquante mètres du baril.

« Prêt pour le gros boum? demanda Path à Carpenter.

— Ne parlez pas comme ça, tonna le chef. Vous y songez vraiment? Vous êtes sûr? »

Ils allèrent tous s'accroupir derrière les voitures, la dépanneuse embraya, et le couvercle sauta comme une capsule de bière. Rien. Lucas entendit le ronronnement d'un moteur d'avion du côté de la rivière.

« Et ben, merde », fit Martinez au bout d'un moment. Il se releva. « Allons voir. »

Ils s'avancèrent prudemment. À dix mètres, Lucas s'aperçut que le baril était rempli d'eau. Quand ils furent tout près, ils scrutèrent attentivement l'intérieur. Il y avait un petit corps au fond, un visage ovale, très pâle, tourné vers eux. L'eau était troublée par un dépôt quelconque, et le corps miroitait, un peu flou, avec une robe blanche qui flottait autour comme de la mousseline et des cheveux noirs qui dessinaient une couronne autour de la tête.

Martinez regarda à l'intérieur. « Non. Ça, je ne peux pas. » Et il s'éloigna.

«Oh, merde! Qui est-ce?» demanda C arpenter, bouche bée.

Le corps était petit. Lucas dit : « Probablement Geneviève Dunn. On est vraiment sûr que c'est de l'eau?»

Path approcha son visage de la surface, examina le contenu et confirma : « Oui, c'en est. Il aurait pu placer un gros bloc de phosphore blanc là-dedans, et attendre qu'on évacue la flotte. »

Lucas secoua la tête. « Non. Il voulait que je voie ça. Une boîte avec un diable à ressort. Ce salopard joue un petit jeu... C'est le médecin légiste que j'aperçois là-bas? »

Carpenter acquiesça. « Je vais le chercher. »

Lucas fit quelques pas et attendit un peu plus loin en contemplant le pied de la colline. Il allait forcément y avoir autre chose — ou alors Mail rappellerait, pour exprimer sa jubilation. Carpenter l'avait rejoint : « Un type comme ça, je tirerais dessus. Comment peut-on tuer un enfant?

— Comment peut-on... » répondit Lucas. Une réflexion d'un vétéran du Vietnam, un gars de la rue, lui revint à l'esprit. Comment peut-on tuer un enfant? En tirant un peu moins de balles...

Le médecin légiste était un homme jeune au visage étroit, à la pomme d'Adam proéminente et au nez chaussé de fines lunettes. Il s'avança, jeta un coup d'oeil à l'intérieur du baril et demanda : « Qu'est-ce que c'est que cette saloperie dans l'eau?»

Personne ne le savait.

« Eh bien, donnez-moi quelque chose pour aller à la plonge, vous voulez ?» Il était jovial sans le vouloir, plus qu'on n'aurait pu l'attendre d'un homme de sa profession. « Passez-moi une de ces haches de sapeur-pompier. Je ne veux pas mettre la main là-dedans si on ne sait pas ce que c'est.

— Allez-y doucement avec la hache, conseilla Carpenter.

— Ne vous inquiétez pas. » Le médecin légiste regarda de nouveau à l'intérieur du baril. « Ce n'est pas un enfant.

— Quoi ? s'exclama Lucas en reculant.

— Sauf si elle a des mains déformées et une trop grosse tête », fit l'autre d'un air assuré.

Lucas regarda à son tour. N'empêche, ça ressemblait à un corps d'enfant.

« À mon avis, c'est une grande poupée en plastique », expliqua le légiste. Un pompier s'approcha avec un long instrument courbe pareil à un tisonnier surdimensionné : « Tenez. »

Le légiste le prit, accrocha le corps, mais ça dérapa. « Il l'a fixée avec quelque chose, grommela-t-il. Dites, si c'est de l'eau, on peut vider le truc? »

Ce qu'ils firent. L'eau se répandit sur l'herbe, et le médecin légiste plongea à l'intérieur. Il en ressortit une poupée d'un mètre vingt, chair en plastique, cheveux noirs, yeux bleu clair en peinture écaillée. Les pieds étaient attachés à une brique, pour l'empêcher de flotter.

« Il a un sacré sens de l'humour, dites-moi ? » fit le médecin légiste. Une étiquette en plastique blanc pendait au cou de la poupée. Il la retourna. Le mot « indice » était inscrit au feutre noir.

« Je ne pense pas qu'il ait le sens de l'humour, dit Lucas. Vraiment, je ne crois pas.

— Dans ce cas, pourquoi avoir fait ça?

— Je l'ignore », avoua Lucas.

Lucas resta encore un moment puis il reprit le chemin de Minneapolis. Il passait devant la raffinerie, le long de la route 61, quand Mail l'appela.

« Nom d'une pipe, vous avez été drôlement rapide, Lucas. Je peux vous appeler Lucas ? Ça vous a plu, toutes ces voitures de pompiers? Je roulais dans le coin quand vous étiez tous là-haut. Qu'est-ce que vous faisiez? Quelqu'un a dit qu'ils croyaient avoir affaire à une bombe ou un truc comme ça. C'est vrai ? Vous avez fait monter une brigade antibombes?

— Écoutez, nous pensons que vous avez peut-être un problème, vous savez, besoin de redresser le monde. Et nous pensons que vous en êtes conscient. Nous pourrions vous aider...

— Vous voulez dire que je suis complètement cinglé? C'est ça, votre idée?

— Écoutez, j'ai fait une sale dépression il y a quelques années, je sais ce que c'est. Il y a un truc qui cloche dans votre tête et ce n'est pas votre faute...

— Arrêtez vos conneries, Davenport, il n'y a rien qui cloche dans ma putain de tête. Allumez votre télé un de ces jours, enfoiré. Il n'y a rien qui cloche chez moi. »

Et il raccrocha.

 

La compagnie du téléphone repérait systématiquement tous les appels destinés au portable de Lucas et alertait le standard de la coordination en même temps. Le responsable était prêt à envoyer des voitures vers le lieu de l'appel. Mais Lester lui téléphona, deux minutes après que Mail eut raccroché : « Il a été trop rapide. Il se trouvait sur la route qui longe l'aéroport. Nos voitures sont arrivées deux minutes et quarante-cinq secondes après le début de la communication, mais il avait disparu. Nous avons arrêté sept camionnettes. Sans résultat.

— Merde. Ses appels ne durent jamais plus d'une dizaine de secondes.

— Il sait comment s'y prendre.

— Très bien. Je rentre.

— Sherrill a dégotté une autre histoire délicate, un type qui s'amuse avec des enfants. Il se tapait des gamines de dix ans sur un terrain de jeux. Je ne sais pas comment ça va se terminer, mais si on retrouve Manette, elle risque la prison. »

Lucas secoua la tête et regarda son téléphone. «Frank, ce n'est pas prudent de parler sur cette ligne. Ce téléphone est pire qu'une putain de radio. »

 

Lester attendait le retour de Lucas.

«Cette histoire d'Andi Manette, avec ses maniaques sexuels...

— Eh bien?

— Il y a plein de gens qui sont au courant Les gars des mœurs notamment, et ils sont furieux de ne pas pouvoir intervenir. Ça va finir par éclater au grand jour, et dans pas longtemps.

— Nous avons les noms de tous ces types?

— Tous.

— Et les victimes? Est-ce que quelqu'un pourrait essayer de se venger de Manette? »

Lucas haussa les épaules.

« On a enquêté sur toutes les victimes et on a obtenu d'autres noms, mais il n'en sort rien. Qu'est-ce que vous déduisez de cet incident, au château d'eau ?

— Je ne sais pas, dit Lucas. Il prétend que c'est un indice, mais quel genre d'indice? Pourquoi était-ce plein d'eau? Une tombe aquatique? Était-ce une référence au baril? »

Anderson entra et tendit à chacun un gros classeur de plastique contenant au moins trois cents pages.

« C'est tout ce qu'on a, à l'exception de ce que le labo trouvera en examinant la poupée. Et les fédés ne nous ont rien apporté.

— Vous parlez d'une surprise ! s'exclama Lucas en feuilletant la liasse.

— Tu as une idée? demanda Lester.

— Une tombe aquatique. C'est à peu près tout. »

 

Il ne se passa rien. Personne n'appela.

Finalement, Lucas téléphona à Anderson : « Il y a un interrogatoire dans votre dossier, un des voisins de Mme Manette.

— Ouais?

— Il dit qu'il y avait quelqu'un dans un bateau, un type qui péchait à un endroit où il n'y a pas de poisson. On devrait peut-être comparer les détenteurs d'un permis bateau aux autres listes.

— Bon Dieu, Lucas! On a déjà plusieurs centaines de noms. »

Un peu plus tard, Lucas appela le collège Sainte Anne et demanda le service de psychologie. « Sœur Marie-Josèphe, s'il vous plaît.

— C'est Lucas? interrogea une voix essoufflée.

— Oui.

— On se demandait si vous alliez appeler, dit la sœur standardiste. Je vais la chercher. »

Ella Kruger — sœur Marie-Josèphe — fut en ligne dans la seconde. « Eh bien, elles sont dans tous leurs états, ici, dit-elle d'une voix sèche. Sœur Marple va devoir résoudre une nouvelle énigme, semble-t-il. Et il paraît que celui-ci est un fan de jeux.

— Oui. Et c'est sordide. Je crois qu'une des gamines est morte.

— Oh, non ! » Le ton désabusé avait disparu. « Tu es sûr?

— Le type qui les a enlevées a laissé un indice, une poupée dans un baril d'essence rempli d'eau. J'imagine que la poupée est censée incarner une des filles.

— Je vois. Tu veux venir en parier?

— Weather devrait rentra- vers six heures. Si ça ne t'ennuie pas de te déplacer, je ferai griller des steaks.

— Six heures et demie. A tout à l'heure. »

 

Sur le chemin du retour, Lucas prit University Avenue en direction de Saint Paul et s'arrêta à la lisière de la ville. La société Davenport Simulations occupait une suite de bureaux au premier étage d'un immeuble quelconque, mais bien entretenu. Les autres bureaux étaient fermés : seuls ceux de Davenport Simulations étaient entièrement éclairés. La plupart des programmeurs commençaient à travailler en début d'après-midi et continuaient jusqu'à minuit, voire au-delà.

Lucas sourit à la standardiste en passant. Elle lui rendit son sourire, agita la main et poursuivit sa conversation téléphonique. Barry Hunt était dans son bureau avec un des techniciens, penché sur une sortie d'imprimante. Lucas frappa à la porte et il répondit amicalement : « Salut, entre donc », en essayant d'adopter une expression appropriée.

Hunt terminait son MBA à Saint Thomas à l'époque où Lucas cherchait quelqu'un pour diriger la boîte. Pendant dix ans, Lucas avait tout fait à domicile, concevant des jeux de guerre et de rôles, les vendant à trois sociétés différentes. Presque contre son gré, il s'était laissé entraîner dans la vogue des jeux vidéo. À la même époque, la police l'avait suspendu. S s'était alors mis à travailler à plein temps à ses jeux, écrivant des scénarios de situations d'urgence qui se transformèrent ensuite en collection de logiciels pour la formation des effectifs de police. Les logiciels se vendirent bien et les choses prirent une ampleur inattendue : il n'y connaissait rien en feuilles de paie, impôts, Sécurité sociale, droits d'auteur, fonds de retraite des employés, formation des opérateurs.

Ella avait rencontré Hunt dans un de ses cours de psy et l'avait recommandé à Lucas. Hunt avait pris la direction de la société et s'en était bien sorti, pour leur profit commun. Mais les deux hommes ne s'entendaient pas vraiment, et Lucas n'était pas certain que son associé apprécie de le voir débarquer.

« Barry, j'ai besoin de parler une minute aux gars des logiciels. J'ai un problème. C'est au sujet de cette affaire Manette. »

Hunt haussa les épaules. « Bien sûr, vas-y. Je pense que tout le monde est là.

— Juste une minute, c'est promis.

— Épatant... »

Dans le fond, les deux tiers de la suite de bureaux consistaient en une seule salle vitrée, découpée en petits habitacles que séparaient des cloisons à hauteur d'épaules, exactement le même schéma qu'à la brigade criminelle. Sept hommes et deux femmes, tous jeunes, étaient au travail : six devant des écrans individuels, trois réunis face à un écran grand format, en train d'opérer une simulation de fouille. Un autre homme et une jeune femme massive, portant tous les deux des lunettes à verres épais, buvaient un café devant la fenêtre. Quand Lucas entra en compagnie de Hunt, le silence s'installa dans la pièce.

« Bonjour, tout le monde ! s'exclama Lucas.

— Salut, Lucas », fit quelqu'un. Tous les visages se tournèrent vers lui.

« Vous avez probablement entendu parler de l'enlèvement Manette. Le type qui a fait ça est un fana de nos jeux. J'ai un portrait-robot, et je voudrais que chacun le regarde au cas où l'un de vous le reconnaîtrait. Et j'aimerais que vous l'envoyiez par fax ou par courrier aux gens qui vous semblent appropriés, ici, dans les Villes jumelles. Nous avons vraiment besoin de votre aide. »

Il fit circuler lés copies du portrait-robot. Le visage ne disait rien à personne.

«Est-ce qu'il est grand? demanda une des programmeuses, une femme nommée Ice.

— Oui. Très grand, musclé, mince. Cinglé, apparemment Peut-être même fou au sens clinique.

— On dirait mon dernier petit ami, répondit-elle.

— Vous pouvez le mettre sur Internet? proposa Lucas.

— Pas de problème. » Elle évoquait les années punk avec ses cheveux taillés ras, son rouge éclatant qui débordait un peu le contour des lèvres et ses anneaux dans le nez. D'après Hunt, elle codait mieux que quiconque. Une idée effleura Lucas, mais il l'écarta momentanément.

« Bien, dit-il. Alors au travail. »

En sortant, Hunt s'adressa à Lucas : « Il faut que je te voie.

— Des ennuis ? » Lucas redoutait le jour où l'inspection des impôts frapperait à sa porte en demandant ses livres de comptes. Des livres de comptes ? Mais je n 'ai pas de livres de comptes.

« On a besoin d'un prêt. J'ai parlé à la Norwest, ils affirment que ça ne pose aucun problème. Mais il faut que tu approuves.

— Un prêt? Mais je nous croyais...

— Il faut qu'on achète Probleco. Ils ont une demi-douzaine de produits qui s'ajustent aux nôtres comme les dernières pièces d'un puzzle. Et ils sont à vendre. Jim Duncan a décidé de redevenir ingénieur.

— Combien as-tu besoin d'emprunter? Je pourrais peut-être...

— Huit millions », dit Hunt. Lucas sursauta. « Seigneur, Barry, huit millions de dollars ?

— Huit millions nous permettraient de dominer le secteur, Lucas. Personne ne nous arriverait à la cheville. Personne ne pourrait s'approcher de nous.

— Mais, bon sang, c'est beaucoup d'argent, déclara Lucas, agité. Et si on se casse la figure ?

— Tu m'as engagé pour qu'on ne se casse pas la figure, ça a marché. Et ça continuera. Mais c'est pour ça qu'on doit se voir, pour que je t'explique.

— D'accord, mais on attendra que cette histoire d'enlèvement soit réglée. Et j'aimerais aussi que tu penses à me proposer une ou deux autres solutions.

— Il y en a une qui me vient tout de suite à l'esprit.

— Quoi?

— Introduire la société en Bourse. C'est encore un peu tôt, mais si tu voulais te dégager, eh bien... On pourrait l'introduire et te ramasser, je ne sais pas, dans les huit à dix millions.

— Nom de Dieu ! » s'exclama Lucas.

Il ne le disait jamais, ni en public ni en privé, mais c'était sorti, et Hunt eut un sourire fugitif. « Si nous empruntons les huit briques et tenons encore cinq ans, ça fera trente. Je le promets.

— D'accord, on va en parler, fit Lucas en s'engageant dans le couloir. Donne-moi une semaine. Trente briques. Nom de Dieu !

— Salue Weather de ma part », dit Hunt. Il parut sur le point d'ajouter quelque chose mais ne le fît pas. Lucas était déjà à la porte quand il réalisa ce que c'était. Il rebroussa chemin. Hunt venait juste de s'asseoir derrière sa table. Lucas passa la tête dans l'embrasure. « Cette affaire Manette ne va pas durer plus d'une quinzaine, alors prends déjà rendez-vous avec la banque. Et prépare le plan pour cette histoire d'introduction en Bourse. »

Hunt acquiesça. « J'avais bien l'intention de mettre ça sur le tapis.

— C'est maintenant le bon moment. Je t'avais dit que si notre affaire marchait, tu en aurais un morceau. Il semble que ça marche. »

 

weather.

Lucas jouait avec la bague de fiançailles : il fallait vraiment qu'il fasse sa demande. Il sentait bien qu'elle n'attendait que ça. Mais, de toutes parts, des gens à qui il ne demandait pas leur avis ne cessaient de l'inciter à agir et, d'une certaine manière, ça le freinait.

Les femmes suggéraient une demande en mariage sur le mode romantique : une petite introduction pour lui dire à quel point il l'aimait, avec une description plus ou moins élaborée de ce que serait leur vie commune, avant d'amener la proposition : Si on se mariait? Les hommes, eux, suggéraient une question toute simple, sans détour : Eh bien, mon bijou, si on franchissait le pas? Quelques-uns trouvaient que c'était de la folie de s'engager avec une femme. Un agent affecté au stationnement lui affirma que le golf remplaçait parfaitement le mariage, et c'était plus économique.

« Rien à foutre du golf, lui répondit Lucas. J'aime les femmes.

— Il est vrai que c'est l'autre moitié de l'équation, admit le type. Les femmes peuvent également remplacer parfaitement le golf. »

 

« Du nouveau? » s'enquit Weather dès qu'il franchit le seuil. Il sentait la bague au fond de sa poche, contre sa cuisse. « Avec les Manette ?

— Un truc affreux et vraiment bizarre. » Et il lui raconta l'épisode du baril de pétrole. « Ella vient à six heures et demie. J'ai promis de lui griller un steak.

— Parfait. Je m'occupe de la salade. »

Lucas alla préparer la braise et toucha la bague dans sa poche. Et si elle répondait non, pas tout de suite ? Est-ce que ça changerait tout? Se sentirait-elle obligée de partir?

Weather s'affairait dans la cuisine. Elle le heurta alors qu'il sortait la sauce barbecue du réfrigérateur. Du ton le plus détaché, genre conversation anodine, elle lui demanda : « Tu penses que vous vous seriez mariés, Ella et toi, si...

— Si elle n'était pas devenue religieuse? dit Lucas en riant. Non. Nous avons grandi ensemble. Nous étions trop proches, trop jeunes. Lui faire la cour n'aurait pas été... bien. Ça aurait ressemblé à de l'inceste.

— Pense-t-elle la même chose? »

Lucas haussa les épaules. « Je ne sais pas. Je ne sais jamais ce que pensent les femmes.

— Ce n'est pas exclu, donc.

— Weather?

— Quoi?

— Ferme-la, veux-tu ? »

 

Sœur Marie-Josèphe — Ella Kruger —- portait encore l'habit traditionnel noir avec un long rosaire ballottant sur le côté. Lucas lui avait demandé pourquoi et elle avait répondu : « Je préfère. L'autre tenue fait... godiche. Je ne me sens pas godiche.

— Est-ce que tu as l'impression d'être un pingouin?

— Pas le moins du monde. »

Enfant, Ella avait été d'une grande beauté. Lucas rêvait encore de la petite fille blonde de onze ans, gracieuse et joyeuse, dont le visage avait ensuite été marqué par des cicatrices d'acné si catastrophiques qu'elle s'était retirée du monde, pour réapparaître dix ans plus tard en sœur Marie-Josèphe. Elle lui avait dit que son choix n'avait pas été dicté par son visage, qu'elle avait la vocation. Il n'en était pas convaincu. En fait, il ne l'avait jamais vraiment crue.

Elle arriva au volant d'une Chevrolet noire au moment où Lucas déposait le premier steak sur le gril. Weather lui offrit une bière.

« Où en est-on ? demanda Ella.

— L'une est sans doute morte. Les deux autres, pas encore. Mais la fêlure du type est en train de s'ouvrir toute grande, et l'ignoble magma qui est à l'intérieur de son crâne commence à suinter. Il va les tuer d'ici peu.

— Je connais Andi Manette. Elle n'a pas une intelligence exceptionnelle mais elle a le don de… toucher les gens », dit Ella en buvant une gorgée de bière. L'odeur du steak qui cuisait dehors flotta jusqu'à eux. « Elle vous touche et vous lui parlez. Je crois que c'est quelque chose de spécifique aux aristocrates. Un contact.

— Peut-elle rester en vie ?

— Un certain temps, oui, plus longtemps que d'autres femmes. Elle va essayer de le manipuler. S'il a déjà suivi une thérapie, il est difficile de dire dans quel sens il va réagir. Il peut identifier la manipulation, mais il y a aussi des gens qui s'habituent tellement à la thérapie qu'ils en deviennent dépendants, comme d'une drogue. Elle pourrait le tenir en haleine.

— Comme Shéhérazade, suggéra Weather.

— Exactement, confirma Ella.

— Il faut que je continue à le faire parler, dit Lucas. Il me téléphone de temps en temps, et nous essayons de le localiser.

— Tu crois qu'il était en thérapie avec elle, que c'est un de ses patients?

— Nous n'en savons rien. Nous cherchons dans cette direction mais, jusqu'ici, nous n'avons pas trouvé grand-chose.

— Si c'est le cas, tu devrais parler de son problème. Ne l'accuse pas d'être malade.

— C'est ce que j'ai fait cet après-midi, reconnut Lucas, peu fier. Il s'est mis en colère... je suis désolé.

— Demande-lui comment il prend soin d'elles, suggéra Ella. Essaie de voir si tu peux lui faire éprouver un sentiment de responsabilité ou, en tout cas, s'il veut se dérober à une responsabilité. Demande-lui si tu peux faire quelque chose qui leur permettrait de sortir de là. Une base de négociation. Dis-lui que tu n'as pas besoin d'une réponse immédiate, qu'il peut y réfléchir. De quoi a-t-il envie? Pose des questions dans ce sens. »

Plus tard, alors qu'ils mangeaient les steaks, Lucas dit : « Nous avons un autre problème. Nous sommes en train d'examiner les dossiers d'Andi Manette. Elle traitait des gens pour sévices sexuels sur des enfants — et elle n'a pas prévenu les autorités. »

Elle posa sa fourchette.

« Oh, non ! Vous n'allez pas la poursuivre !

— Il en est pourtant question. »

Ella n'était pas contente. « C'est la loi la plus primitive que cet État ait jamais votée. Nous savons que les gens sont malades, mais nous insistons pour les mettre dans des situations où ils ne peuvent pas obtenir d'aide, si bien qu'ils vont continuer...

— Sauf si on leur boucle le cul en prison.

— Et que fais-tu de ceux dont vous ignorez l'existence ? Ceux qui aimeraient recevoir un traitement mais ne peuvent pas, puisque une minute après avoir parlé ils auront les flics sur le dos, pires que des loups?

— Je sais que tu as ton idée sur la question, dit Lucas en essayant d'arrêter la discussion.

— Que leur arrive-t-il ? » demanda Weather.

Ella se tourna vers elle. « Dans cet État, quand quelqu'un, ayant molesté un enfant, comprend qu'il est malade et essaie de se faire soigner, il doit être dénoncé par son psychothérapeute. Si le psy le fait, ses dossiers sont saisis par l'État et utilisés comme preuve contre le patient. Dès que l'État agit, le patient prend évidemment un avocat, qui lui conseille d'interrompre sa thérapie et de ne plus ouvrir la bouche. Si l'homme est acquitté — et cela arrive souvent, vu qu'ils admettent leur maladie mentale, que cela jette un doute sur les dossiers et que les psychothérapeutes sont dans l'ensemble des témoins peu coopératifs —, eh bien, il est remis en liberté, et la seule chose dont il soit sûr, c'est qu'il ne doit surtout pas retourner voir un psy, parce qu'il risquerait de se retrouver en prison. »

Weather la regarda d'un air effaré pendant quelques secondes et se tourna vers Lucas : « Ce n'est pas possible !

— C'est un peu Catch-22, reconnut Lucas.

— C'est surtout barbare, voilà ce que c'est, répliqua Weather d'un ton acerbe.

— Molester des enfants est barbare, rétorqua Lucas aussi sec.

— Mais si quelqu'un demande de l'aide, que vas-tu faire ? Le jeter au trou ?

— Écoute, je ne veux pas discuter de ça.

— Lucas...

— Bon, les nanas, vous me lâchez les baskets et vous me laissez terminer mon steak, d'accord? Nom d... d'un chien.

— Ça me contrarie beaucoup, dit Ella. Vraiment. »

 

Plus tard dans la nuit, Weather se tourna vers lui et dit : « Barbare.

— Je ne voulais pas discuter de ça ici avec Ella. Mais tu veux savoir ce que je pense vraiment? La psychothérapie ne marche pas avec les maniaques pédophiles. Les psys se font des illusions. La seule chose à faire, avec les types qui violent des gosses, c'est de les jeter en prison. Tous sans exception, chaque fois qu'on en trouve un.

— Et tu te crois libéral, dit Weather dans l'obscurité.

— Libertin, pas libéral, répondit Lucas en s'approchant d'elle.

— Reste de ton côté du lit.

— Mais je peux quand même avancer juste un doigt?

— Non. » Et un moment plus tard : « Ça, ce n'est pas un doigt... »