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La pièce était un trou de pierre et de ciment qui sentait la pomme de terre pourrie. Quatre ouvertures grosses comme le poing étaient percées dans un mur mais trop hautes pour voir l'extérieur. Elles rappelaient à Andi les trous qu'un enfant percerait au sommet d'une vitrine en plastique pour donner de l'air à sa collection d'insectes.

Un matelas double, constellé de taches, gisait dans un coin. Les filles dormaient dessus. Cela faisait trois heures que John Mail était parti, selon la montre d'Andi. Quand il était sorti de la pièce en claquant violemment la porte métallique derrière lui, elles s'étaient toutes les trois réfugiées sur le matelas, attendant son retour les yeux écarquillés.

Il n'était pas revenu. Épuisées par la peur, les filles avaient fini par se pelotonner et s'endormir comme des chatons dans un panier, n'ayant plus assez de force pour rester éveillées. Grace s'agitait dans un sommeil léger entrecoupé de couinements et de grognements, Geneviève dormait comme une souche, bouche ouverte, en ronflant de temps en temps.

Assise sur le sol froid, adossée au mur plein d'aspérités, Andi résuma la situation pour la quinzième fois dans sa tête, essayant de trouver quelque chose, n'importe quoi, qui fût susceptible de les sortir de là.

Une douille pendait du plafond, équipée d'une ampoule de soixante watts et d'un cordon. Andi n'avait pas encore eu le courage d'éteindre. Une cuvette Porta-Potti était installée dans un autre coin, dégageant une vague odeur de désinfectant chimique. Ces toilettes mobiles en plastique étaient conçues pour de petits bateaux ou des caravanes. Elle ne voyait pas comment l'utiliser en guise d'arme, ni de quoi que ce soit d'autre, sinon comme toilettes. Une glacière Coleman était posée près de la porte, à demi remplie de glace qui commençait à fondre et de soda à la fraise synthétique. Juste à côté, sur une table basse en plastique, une console de jeux et un écran étaient branchés sur une barrette électrique à quatre prises femelles, raccordée à une prise au-dessus de l'ampoule.

Et c'était tout.

Une arme? Elle pourrait peut-être se servir d'une des boîtes de soda comme matraque... Serait-il possible sinon de l'étrangler avec le fil électrique?

Non. C'était absurde. Mail était trop puissant, trop violent.

Y avait-il moyen d'électrifier la poignée de la porte ? En dégageant les fils du cordon de l'ordinateur et en les connectant à la poignée ?

Andi n'y connaissait rien en électricité. Si Mail recevait juste une décharge, il couperait tout bonnement le courant, puis il descendrait et alors... quoi ?

C'était cela, justement, qu'elle ne parvenait pas à se figurer : que voulait-il? Qu'avait-il l'intention de faire?

Il avait manifestement tout prévu.

Leur cellule avait dû servir autrefois de resserre à pommes de terre dans une ferme, un trou profond, hors d'atteinte du gel, avec des murs en moellons de granit et en ciment. Mail avait abattu une partie du mur et l'avait reconstruit en coulant du ciment autour d'une porte coupe-feu en acier. L'électricité était d'installation récente, se limitant à une ligne arrivant de l'extérieur.

Les murs avaient beau être anciens, à l'exception de la partie reconstruite par Mail, ils étaient solides : Andi avait poussé chaque pierre de toutes ses forces, donné des coups de pied dedans, exploré tous Tes interstices avec ses ongles. Elle s'était râpé la peau des mains et n'avait trouvé aucune faille.

Au-dessus de leurs têtes, entre deux solives de cinq centimètres sur vingt, courait un plancher. Elles pouvaient le toucher en montant sur le Porta-Potti mais, quand elles tapaient dessus, cela rendait un bruit sourd, sans résonance, qui la terrifiait : elle craignait, si elles réussissaient à détacher une planche, de se retrouver ensevelie sous terre avec ses filles.

La porte, n'en parlons pas : tout en acier, fermée de l'extérieur par un simple verrou à glissière. Même munie d'une épingle à cheveux et armée d'une patience infinie, elle n'aurait pas réussi à crocheter la serrure — si tant est qu'elle ait su s'y prendre, ce qui n'était pas le cas.

Elle reprit son inventaire, cherchant de toutes ses forces un moyen de sortir. Le produit chimique des toilettes de camping? S'il était assez corrosif, elle pourrait essayer de le lui lancer dans les yeux, puis de se faufiler jusqu'à l'escalier?

Il les tuerait...

 

Andi ferma les yeux et reconstitua leur parcours à la sortie de Minneapolis-Saint Paul, les Villes jumelles.

Elles avaient rebondi d'un coin à l'autre de la camionnette comme des dés dans un gobelet — l'espace réservé aux chargements avait été vidé, et il n'en restait qu'un habitacle de métal, sans poignées ni sièges. Mail semblait avoir fixé les plaques d'acier et supprimé les poignées en prévision de l'enlèvement.

En quittant l'école, Mail avait louvoyé entre les rues sans cesser de regarder dans le rétroviseur, puis engagé la camionnette sur la 1-35, en direction du sud d'après les estimations d'Andi. Ils étaient demeurés plusieurs minutes sur l'autoroute, puis l'avaient quittée pour une route à deux voies qu'elle ne connaissait pas, étaient passés devant les panneaux publicitaires vantant des marques de whisky et étaient entrés dans la banlieue aux couleurs pâles du sud des Villes jumelles. Pendant tout ce temps, les enfants avaient hurlé, martelé de coups de pied les parois du véhicule et sombré dans des crises de larmes spasmodiques.

L'intérieur de la bouche d'Andi saignait encore à l'endroit où ses dents avaient entamé sa lèvre. Le goût de sang et l'odeur de gaz d'échappement lui donnaient la nausée. S'efforçant de se mettre à quatre pattes pendant que Mail serpentait entre les petites rues, elle avait fini par se réfugier dans un coin où elle avait vomi. La puanteur avait réveillé Geneviève, qui avait éructé, tandis que Grace commençait à pleurer, prise de tremblements incontrôlables. Andi, tout en étant consciente de la situation, se sentait incapable de se concentrer et de réagir. Finalement, sans rien dire, elle avait pris ses filles dans ses bras et les avait serrées contre elle en les laissant crier.

Mail ne leur prêtait aucune attention.

Un peu plus tard, se mettant toutes les trois à genoux, elles avaient regardé les banlieues disparaître progressivement derrière la fenêtre, jusqu'à ce que la camionnette pénètre dans l'océan verdoyant de maïs, de soja et de luzerne qui s'étend à la sortie des Villes jumelles.

À l'avant, Mail appuyait sur les touches de la radio, au hasard semblait-il. Aerosmith, Toad the Wet Sprocket, Haydn, George Strait et trois, quatre, cinq tables rondes s'étaient succédé.

Écoutez, la plupart de ces criminels sont des débiles; ils n'existent que quand ils ont une arme. Retirez-leur les flingues et ils regagneront en rampant les caniveaux d'où ils sortent...

Ils avaient suivi durant cinq minutes une autoroute de campagne, sursautant au gré des raccords de goudron sur le bitume craquelé, puis Mail avait emprunté une route gravillonnée, dégageant un tourbillon de poussière grise dans leur sillage. Granges rouges et fermes blanches avaient défilé derrière les fenêtres, ainsi qu'une boîte aux lettres noire au milieu d'un buisson de lis orangés, blanchis par la poussière de la route.

Grace s'était levée en titubant, avait agrippé le grillage qui les séparait de Mail et hurlé : « Laissez-moi sortir de là, espèce de salaud, laissez-moi sortir, laissez-moi sortir... »

Geneviève avait paniqué en entendant les cris de sa sœur et s'était mise à hululer, une mélopée stridente comme une sirène, en roulant des yeux. Elle était retombée en arrière et, l'espace d'une seconde, Andi avait cru à un malaise. Elle avait rampé jusqu'à elle, mais les yeux de Geneviève s'étaient remis d'aplomb et son hululement avait repris de plus belle. Andi s'était couvert les oreilles des deux mains, et Grace avait hurlé « Laissez-moi sortir de là... ».

Mail s'était bouché l'oreille la plus proche de Grace et, sans la regarder, avait crié « La ferme, la ferme, la ferme », crachant avec violence sur le pare-brise.

Andi avait empoigné sa fille et l'avait tirée vers le sol, avait secoué la tête en enfouissant le visage de la petite contre elle et lui avait dit : « Ne le mets pas en colère », puis elle avait récupéré Geneviève et l'avait serrée fort, jusqu'à ce que le hululement s'éteigne.

Il y avait alors eu un moment, juste un moment, où Andi avait pensé pouvoir changer le cours des événements : un espoir qui traversa comme un éclair son esprit ensanglanté. Ils avaient quitté la route gravillonnée pour s'engager sur un chemin de terre qui montait.

Ambroisies et rudbeckias poussaient au milieu et de chaque côté du chemin. Plus loin sur la droite, de très vieux pommiers à l'écorce grisonnante écartaient leurs branches recroquevillées comme des doigts d'épouvantail.

Une ferme délabrée les attendait au bout du chemin : une construction en ruine, rongée par la pourriture, dont la peinture s'écaillait sur les bardeaux de la façade et dont la galerie, à l'avant, s'effondrait d'un côté. Derrière, au pied de la colline, les fondations d'une grange étaient tapies dans un creux. La grange en tant que telle avait disparu, mais le sous-sol existait encore, coiffé de ce qui avait dû être le plancher de la bâtisse d'origine et d'une bâche en plastique bleu attachée aux angles par de la corde en nylon jaune. Une porte béait sur l'intérieur sombre, telle une entrée de cave. Autour de ce qui restait de la grange, deux ou trois autres dépendances branlantes s'enfonçaient dans le sol.

Lorsque la camionnette s'était arrêtée, Andi avait pensé dans un recoin de son esprit qu'elles seraient trois, alors que lui, il était seul. Elle pourrait l'assaillir, le retenir pendant que les petites s'enfuiraient. Un champ de maïs bordait la ferme. Il n'y avait pas de clôture. Grace était rapide et maligne et, une fois dans le champ, aussi dense qu'une forêt tropicale, il lui serait possible de s'échapper.

John Mail avait stoppé la camionnette, et elles avaient été ballottées en avant, puis en arrière. Grace s'était agenouillée et avait regardé par la fenêtre sale. . Mail s'était retourné sur son siège. De sa voix curieusement haut perchée, presque enfantine, il avait dit à Andi : « Si vous essayez de filer en courant, je tirerai d'abord sur la plus petite, puis sur la grande, et en dernier sur vous. »

Et la lueur d'espoir s'était évanouie.

 

La génétique avait fait de John Mail un psychopathe. Ses parents avaient fait de lui un sociopathe.

C'était un tueur fou et il se moquait des étiquettes.

Andi l'avait rencontré dans le cadre d'un stage après avoir obtenu son doctorat à l'université du Minnesota, quand elle était une psychiatre débutante chargée d'examiner les cas bizarres enfermés à la prison de Hennepin County. Elle avait détecté une intelligence puissante et rapide dans le tréfonds de l'esprit de John Mail. Il était suffisamment malin, et costaud, pour dominer ses pairs et se tenir un bout de temps à l'écart des flics, mais il ne pouvait lutter contre une psychiatre diplômée.

Andi l'avait épluché comme une orange.

Le père de Mail n'avait jamais épousé sa mère, n'avait jamais vécu avec eux. La dernière fois qu'on avait entendu parler de lui, il était au Panamá avec l'armée de l'air. Mail ne l'avait jamais vu.

Lorsqu'il était bébé, sa mère le laissait des heures, la journée entière parfois et la nuit qui suivait, couché dans un couffin, seul au milieu d'une pièce vide. Lorsqu'il avait trois ans — et alors qu'il était toujours incapable de parler —, elle s'était mariée avec un homme qui ne faisait pas très attention à elle et encore moins à Mail, sinon quand il l'agaçait. Quand il était énervé ou ivre, il frappait le garçon avec sa ceinture de cuir. Plus tard, il eut recours aux cravaches, et finalement aux manches à balai et aux baguettes de bois qu'on utilise en menuiserie.

Enfant, Mail éprouva un plaisir intense à torturer les animaux, dépiauter les chats et brûler les chiens. L'étape suivante consista à s'attaquer aux autres enfants, garçons et filles indifféremment : la brute de la classe. En CE2, les agressions de filles prirent un caractère sexuel. Il aimait leur arracher leur culotte pour les pénétrer avec ses doigts. Il ne savait pas encore ce qu'il cherchait, mais il n'était pas loin.

En CM1, très grand pour son âge, il commença les expéditions dans des centres commerciaux, Rosedale, Ridgedale, surprenant les gamins des banlieues résidentielles à la sortie des salles de jeux pour les dévaliser.

Au début, il portait une batte de base-ball. Ensuite, un couteau. En sixième, un prof de sciences, qui assurait également l'entraînement de football, le plaqua contre un mur après l'avoir entendu traiter une fille de salope. Une semaine plus tard, la maison du prof était incendiée.

Mettre le feu était devenu une drogue. Cinq autres maisons y passèrent, appartenant toutes aux parents d'enfants qui l'avaient contrarié.

En juin, à la fin de sa sixième, il incendia la maison d'un couple âgé qui tenait la dernière épicerie familiale du quartier est de Saint Paul. Les petits vieux dormaient gentiment quand la fumée s'insinua sous leur porte. Ils moururent ensemble, près du palier, asphyxiés.

Un flic plus malin que les autres, spécialiste des crimes de pyromanes, tira certaines conclusions, et Mail fut arrêté.

Il nia tout en bloc — il a toujours nié —, mais ils savaient que c'était lui. Ils firent appel à Andi, pour essayer de comprendre à qui ils avaient affaire, et Mail raconta sa vie d'une voix calme et neutre, comme si de rien n'était, sans cesser de balader ses yeux d'enfant sur le corps de la jeune femme, insistant sur les seins et descendant jusqu'aux hanches. Il l'effrayait, et elle n'aimait pas ça. Il était trop jeune pour l'effrayer...

À douze ans, Mail avait quasiment atteint sa taille d'adulte. Il avait le visage et le corps tendus par les muscles et des yeux sans expression. Il lui parla de son beau-père.

« Quand vous me dites qu'il vous battait, vous voulez dire avec ses poings ? » demanda Andi.

Mail poussa un grognement et sourit de sa naïveté. « Avec ses poings, vous voulez rire ? Cette enflure sortait la baguette de son placard, vous voyez, une tringle à vêtements ? Et il me fouettait avec. Il tapait ma vieille, aussi. Il la coinçait dans la cuisine et la battait comme plâtre, et elle se mettait à hurler et à vociférer, et lui, il cognait jusqu'à ce qu'il en ait marre. Seigneur, il y avait du sang partout, on aurait dit du ketchup.

— Personne n'a appelé la police?

— Oh si, mais ils n'ont jamais rien fait. Ma vieille disait toujours que ça ne regardait pas les voisins.

— Et quand il est mort, ça s'est arrangé ?

— Je ne sais pas. Je n'habitais plus beaucoup là.

— Où viviez-vous ? »

Il haussa les épaules. « Ben, vous savez, en dessous de l'autoroute, pendant l'été. Et il y a quelques grottes à Saint Paul, du côté de la voie ferrée, pas mal de types zonent par là-bas...

— Vous n'êtes jamais retourné chez vous?

— Si, j'y suis retourné. Quand j'ai vraiment eu faim et que je me suis senti complètement paumé, je me suis dit qu'elle avait peut-être un peu de fric, mais elle a appelé les flics. Si je n'y étais pas retourné, je serais encore libre. Elle a dit : 'Tiens, mange des Cheerios, je vais te chercher du gâteau", et puis elle est passée dans le salon et elle a téléphoné aux flics. En tout cas, j'ai pigé la leçon. Je lui ferai la peau dès qu'on me laissera sortir. Si je peux la retrouver.

— Où est-elle maintenant?

— Elle a filé avec un mec. »

Au bout de deux mois de thérapie, Andi avait recommandé que John Mail fût admis dans un hôpital psychiatrique. C'était plus qu'un gamin délinquant. Pire qu'un déséquilibré. C'était un malade mental. Un enfant habité par le diable.

 

Les filles avaient cessé de pleurer quand John Mail avait ouvert la porte de la camionnette. Il les avait fait sortir en file indienne, les avait poussées à l'intérieur de la vieille ferme par la porte latérale et les avait conduites directement au sous-sol. Ça sentait l'humidité, la terre fraîche et le désinfectant. Mail avait dû nettoyer un peu avant, se dit-elle. Une petite étincelle d'espoir l'avait traversée : il n'allait pas les tuer. Pas tout de suite. Si elles disposaient d'un peu de temps, juste un peu de temps, elle pourrait essayer de l'influencer.

Ensuite, il les avait enfermées. Elles restèrent là, aux aguets, pleines d'appréhension, s'attendant à le voir revenir à tout moment. Geneviève répétait inlassablement : « Maman, qu'est-ce qu'il va faire? Maman, qu'est-ce qu'il va faire? »

Une minute en devint dix, qui devinrent une heure, et les filles avaient fini par s'endormir, tandis qu'Andi, adossée au mur, essayait de réfléchir.

 

Mail vint la chercher à trois heures du matin. Il -était ivre et excité.

« Sortez de là », grogna-t-il à son intention. Il tenait une boîte de bière dans sa main gauche. Les filles furent réveillées par le bruit du verrou et rampèrent sur le matelas pour aller se coller contre le mur, recroquevillées comme de petits animaux dans une tanière.

« Que voulez-vous ? » demanda Andi, les yeux fixés sur sa montre comme s'il s'agissait d'une conversation normale et qu'elle avait un rendez-vous quelque part. Mais, en dépit de tous ses efforts pour la contrôler, sa voix trembla sous l'empire de la peur.

« Vous ne pouvez pas nous garder ici, John, ce n'est pas bien.

— Arrêtez vos conneries. Et maintenant, sortez de là, bon sang. »

Il fît un pas vers elle, le regard sombre et furieux, et elle sentit l'odeur de la bière.

« Très bien, mais ne nous faites pas de mal. Ne nous faites pas de mal, c'est tout. Allons, les filles...

— Pas elles, dit Mail. Vous seulement.

— Moi seulement ? » Elle sentit son estomac se nouer.

« C'est ça. » Il sourit et s'appuya de sa main libre au chambranle de la porte comme s'il avait besoin de soutien pour tenir debout. Ou bien il essayait d'avoir l'air décontracté? Il avait crêpé ses cheveux pour former une sorte de frange, et elle prit conscience qu'en plus de la bière il dégageait une odeur de lotion après-rasage ou d'eau de Cologne.

Andi regarda ses filles, puis Mail et de nouveau ses filles. « Je reviens tout de suite, leur dit-elle. John ne me fera pas de mal. »

Ni l'une ni l'autre ne proféra un seul mot. Et aucune ne la crut.

Andi passa devant lui en mettant le plus de distance possible entre eux. Dans cette partie du sous-sol, l'air était plus frais et moins confiné, mais la première chose qu'elle remarqua fut le matelas qu'il avait descendu jusque-là. Elle se dirigeait vers l'escalier quand la porte métallique claqua dans son dos. Mail lui intima de ne plus bouger.

Elle s'arrêta net, effrayée, et il la contourna pour venir se placer entre la porte et elle. Il la dévisagea un long moment, et elle eut l'impression qu'il avait du mal à garder l'équilibre. Il était sérieusement ivre, ses paupières étaient lourdes et ses lèvres retroussées en un vilain sourire méprisant.

« Ils n'ont aucune idée de l'endroit où vous êtes ni de qui vous a enlevée », dit-il. Il riait presque, mais quelque part, sous la surface, il n'était pas complètement sûr de lui, pensa-t-elle. « Ils ont parlé de ça toute la soirée à la radio. Ils courent dans tous les sens comme des poulets décapités.

— John, ils vont finir tôt ou tard par arriver. À mon avis, la meilleure solution pour vous... » Elle avait machinalement adopté sa voix de prof, le ton docte un peu sec qu'elle utilisait pour traiter un point délicat avec ses patients. Un ton à la fois aristocratique et distingué qui souvent suffisait à imposer son point de vue.

Pas cette fois.

Mail réagit très vite, comme un boxeur de catégorie mi-lourds, si vite que ce fut un choc : il la gifla avec une telle violence qu'elle faillit s'écrouler. L'instant précédent, elle était un docteur en médecine pratiquant la psychologie. Maintenant, elle n'était plus qu'un animal blessé qui essaie de tenir debout avant d'être réduit à l'état de simple viande.

Mail se rapprocha d'elle, assez pour qu'elle puisse le sentir, voir de près la texture de son jean. il ricana : « Je vous interdis de parler comme ça. Et ils ne nous retrouveront jamais. Pas dans ce monde. Maintenant, relevez-vous. Allez, debout, bordel ! »

Elle se tenait le visage, la tête vide : ses pensées étaient comme des pièces de Scrabble étalées en vrac sur la table. Elle entendit un bruit, quelque chose qu'on écrase, et leva les yeux vers Mail qui l'observait, toujours en colère.

Il avait pressé la boîte de bière dans sa paume, après quoi il la jeta dans un coin, où elle alla s'aplatir contre le mur avant de rebondir vers eux.

« Maintenant, montrez-les-moi.

— Quoi?

— Montrez-les-moi, répéta-t-il.

— Quoi ? » Elle secouait la tête sans comprendre, comme une idiote.

« Vos seins, montrez-moi vos seins. »

Elle voulut reculer, un pas, deux pas, mais il n'y avait pas de place. Juste derrière elle se trouvait une vieille chaudière à charbon qui ressemblait à une souche de chêne; le battant ouvert penchait vers la gauche. Et derrière ça, un espace obscur où elle n'avait pas vraiment envie de se réfugier.

« John, vous ne voulez pas vraiment me faire de mal, supplia-t-elle. Je me suis occupée de vous. »

Il brandit un index vers elle.

« Ne vous avisez pas de reparler de ça. Jamais. Vous vous êtes occupée de moi, pour ça, oui ! Vous m'avez envoyé dans ce foutu hôpital. Pour vous occuper de moi, vous vous êtes occupée de moi ! »

Il promena un regard dément autour de lui et vit la boîte de bière par terre. Il avait oublié qu'il l'avait terminée. Il reporta son attention sur Andi. « Allons, montrez-les-moi. »

Elle croisa les bras sur sa poitrine.

« John, je ne peux pas... »

Avec la même brusquerie que précédemment, il la frappa du plat de la main, mais moins fort. Quand elle leva les bras pour se protéger, il frappa de nouveau, et encore. Elle ne pouvait l'arrêter, elle ne pouvait parer les coups, elle ne les voyait même pas arriver.

Puis il se jeta sur elle, lui plaquant violemment le dos au mur de pierre, lui arrachant sa veste, déchirant son chemisier. Elle cria : « Non, John, ne faites pas ça... »

Mais il cogna de plus belle, et elle finit par s'écrouler. Ensuite, il la tira par les cheveux jusqu'au matelas et atterrit sur elle, lui bloquant la taille. Elle se débattit en vain. Il lui prit les mains, les réunit et les maintint dans l'une des siennes. Ne parvenant pas à le voir clairement, elle comprit qu'elle saignait, qu'il y avait du sang dans un de ses yeux.

« John... » Elle se mit à pleurer, refusant de croire qu'il allait poursuivre.

Pourtant, il le fit.

 

Quand il eut terminé, il était encore plus furieux qu'avant.

Il la força à se rhabiller, du mieux qu'elle put — son chemisier était déchiré en deux et il lui prit son soutien-gorge des mains —, puis il la jeta dans la cellule.

Les deux filles, même la petite Geneviève, savaient ce qui s'était passé. Quand Andi s'effondra sur le matelas, elles vinrent spontanément se blottir contre elle en lui tenant la tête, et la porte de métal se referma en claquant.

Andi ne pouvait pas pleurer.

Ses yeux étaient secs. En pensant à Mail — pas à son visage ou à sa voix mais à son odeur —, elle eut envie de vomir et y parvint presque, un spasme réflexe de la gorge et de l'estomac.

Elle était cependant incapable de pleurer.

Et elle avait mal. Elle était meurtrie et sentait des tiraillements, des déchirures dans certains de ses muscles, parce qu'elle s'était débattue contre sa force. Mais il n'y avait pas de sang : elle s'en assura. Ça la brûlait, mais il ne l'avait pas déchirée.

Elle gisait là, comme assommée, les yeux toujours secs, quand Mail revint.

Elles perçurent quelque chose, une modification du silence, des vibrations provenant du plancher au-dessus de leurs têtes, et surent qu'il allait revenir. Elles étaient assises sur le matelas, face à la porte, lorsque celle-ci s'ouvrit. Andi rajusta sa jupe sous ses cuisses.

Mail portait un jean, une chemise de lainage à carreaux et des lunettes de soleil, et il tenait un pistolet. Il resta un instant planté à l'entrée avant de déclarer : « Je ne peux pas vous garder toutes les trois. » Il montra Geneviève du doigt. « Allez, viens, je t'emmène.

— Oh ! Non, non ! » hurla Andi. Elle saisit le bras de Geneviève, et la petite fille se pelotonna contre elle. « Non, John, par pitié, ne l'emmenez pas. Je m'occuperai d'elle, elle ne posera aucun problème, John... »

Mail détourna les yeux.

« Je vais la conduire au supermarché et la laisser là-bas. Elle est assez dégourdie pour appeler les flics et se faire ramener à la maison. »

Andi se redressa, implorante.

« John, je vais m'occuper d'elle. Dieu m'est témoin, elle ne posera pas de problème.

— Si, justement, elle en pose. Plus je pense à elle, plus elle en pose un. » Il pointa son arme vers Grace, qui tressaillit et se recroquevilla. « Elle, je dois la garder parce qu'elle est trop grande et qu'elle serait capable de ramener les flics ici. Mais cette petite-ci, je vais la coiffer d'un sac, l'emmener dans la camionnette et la laisser au supermarché.

— John, je vous en supplie..., insista Andi.

— Sors de là, petite, glapit Mail à l'adresse de Geneviève, en découvrant ses dents. Sinon, je te cogne dessus et je te fais sortir de force. »

Andi se mit à genoux, puis debout, tendit les mains vers lui : « John... »

Il recula d'un pas et la saisit à la gorge. Pendant une seconde, elle se crut morte : il serra un instant et la repoussa. « Foutez-moi la paix. » Puis, à Geneviève : « Allez, dehors.

— Attendez, attendez, s'écria Andi, Genny, prends ton manteau, il fait froid dehors... »

Geneviève avait roulé son manteau en boule pour en faire un oreiller. Andi le récupéra sur le matelas, le déplia, le posa sur les épaules de la petite fille et le boutonna, toujours agenouillée, en la regardant droit dans les yeux : « Sois sage, Genny. Il ne te fera pas de mal. »

Geneviève s'éloigna en traînant les pieds et Andi lui cria : « Geneviève, mon petit chat, demande à parler à un policier. Quand vous arriverez au supermarché, demande un policier et dis-lui qui tu es. Ils t'emmèneront chez papa. »

La porte lui claqua au visage. Elle perçut, à peine audibles, les pas qui s'éloignaient dans le sous-sol, mais rien de plus derrière l'écran de la porte métallique.

« Ça va aller », lui dit Grace. Mais elle se mit à pleurer et les mots eurent du mal à franchir la barrière des larmes : « Elle est déjà allée plusieurs fois au supermarché. Elle trouvera un policier sans problème et elle rentrera à la maison. Papa va s'occuper d'elle.

— Oui. » Andi se laissa tomber sur le matelas, la tête entre les mains. « Oh, mon Dieu, mon Dieu, Grace. »