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Le viol lui avait fait quelque chose, plus encore qu'elle ne l'avait cru. Il l'avait profondément meurtrie.

Quand Mail en eut terminé avec elle, elle était affolée, blessée, et elle souffrait — mais dans l'ensemble, elle restait lucide. Lorsqu'il avait emmené Geneviève, elle avait essayé de l'en dissuader, elle l'avait supplié.

Une heure plus tard, elle commença à dériver.

Pelotonnée sur le matelas, elle cessa de parler à Grace, ferma les yeux, fut prise de tremblements et de frissons, se recroquevilla sur elle-même. Elle perdit le sens élémentaire de ce qui l'entourait — le temps qui passait, la provenance des bruits, qui était avec elle dans la cellule.

Grace s'approcha d'elle plusieurs fois, lui apporta un soda à la fraise, tenta de la faire manger, se dépouilla de son manteau pour le lui donner. Cela, le manteau, fit plaisir à Andi. Elle se blottit dessous, à l'abri de l'ampoule nue, du Porta-Potti, des murs rugueux et gris. En tirant le manteau sur sa tête, elle pouvait presque se croire chez elle et rêver...

Elle crut s'éveiller à plusieurs reprises, et s'adressa aux deux filles, Grace et Geneviève, et même à George. À certains moments, elle avait l'impression que son esprit flottait au-dessus d'elle comme un nuage. Elle regardait son corps replié sur le matelas et se demandait: Pourquoi? Mais, à d'autres moments, elle était d'une lucidité totale : elle ouvrait les yeux et contemplait ses genoux remontés sous son menton, et elle se félicitait de ne pas quitter l'abri du manteau.

Pourtant, elle savait que sa tête ne fonctionnait pas normalement. Et ça, songea-t-elle dans un éclair de conscience, c'était la folie. Elle l'avait observée de l'extérieur pendant des années. C'était la première fois qu'elle se trouvait de l'autre côté.

À un moment, elle fit un rêve, ou eut une vision : plusieurs hommes, amicaux mais affairés, vêtus de blouses de technicien ou de savant, la déposaient dans un cylindre d'acier grand comme une cabine téléphonique. Quand elle fut à l'intérieur, on abaissa sur l'ouverture du cylindre un couvercle d'acier avec des clapets entrecroisés, pour le sceller. L'un des techniciens, un homme intelligent à la voix douce et aux cheveux blancs, qui portait des lunettes et parlait avec un léger accent allemand, lui dit : « Il suffît que vous résistiez à la chaleur. Si vous passez ce cap, tout ira bien. »

Un rêve qui exprimait son besoin de protection, se dit-elle dans un de ses accès de lucidité. Elle avait vu cet homme blond, pensa-t-elle, dans une publicité pour Mercedes ou BMW. Mais ce n'était pas l'homme qui comptait, c'était le cylindre : personne, personne au monde ne pouvait l'atteindre quand elle se trouvait à l'intérieur.

 

Après une longue période où elle erra entre les limites de la conscience et de l'inconscience, elle se concentra sur elle-même. Puis elle découvrit une lueur de pensée rationnelle, s'y cramponna jusqu'à une sorte d'étincelle, se redressa. Grace était assise sur le sol de ciment, devant l'écran d'ordinateur. L'écran était vide.

« Grace, ça va ? »

Andi avait chuchoté. Par réflexe, Grace regarda au plafond, comme si ce murmure pouvait venir d'ailleurs, de Dieu. Puis elle se retourna et vit Andi. « Maman ?

— Oui. » Andi roula sur le côté et réussit à s'asseoir.

« Maman, est-ce que tu...

— Je me sens mieux », répondit Andi avec un frisson.

Grace la rejoignit en rampant. Sa fille, pourtant mince, semblait avoir encore maigri, tel un renard affamé par l'hiver.

« Seigneur, maman, tu étais en train de te disputer avec papa.

— John Mail m'a battue. Il m'a violée », dit Andi. Elle prononça le mot tout simplement. Grace devait savoir ce qui se passait, son aide lui était indispensable.

« Je sais », murmura Grace en détournant les yeux. Des larmes coulaient le long de ses joues. « Mais tu te sens mieux, maintenant?

— Je crois. » Andi se mit à genoux avec difficulté et descendit du matelas en tremblant, une main appuyée au mur. Ses jambes lui semblaient en coton, épaisses, molles, peu fiables ; jusqu'au moment où la circulation se rétablit dans ses veines. Elle tira sur sa jupe, rajusta son chemisier. Il lui avait pris son soutien-gorge, ça, elle se le rappelait. Le souvenir de l'agression lui revenait progressivement.

Elle tourna le dos à sa fille, releva sa jupe, baissa son slip et regarda : juste une goutte de sang. Elle n'était pas gravement déchirée.

« Tu vas bien? chuchota Grace.

— Je crois que oui.

— Qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-il arrivé à Geneviève ?

— Geneviève? » Mon Dieu, Geneviève! « Il faut qu'on réfléchisse », dit Andi en se retournant vers Grace. Elle s'agenouilla sur le matelas, attira la tête de sa fille contre elle et lui murmura à l'oreille : « D'abord, il faut qu'on sache s'il nous écoute ou si nous pouvons parler librement. Nous allons continuer à parler, mais tu vas monter sur mes épaules et je vais essayer de tenir debout. Ensuite, je veux que tu observes bien le plafond pour voir s'il y a quelque chose qui ressemble à un micro. Ça ne peut pas être très sophistiqué, il aura juste fixé un micro de magnétophone dans une prise d'air, ou quelque chose de ce genre. »

Grace opina, et Andi poursuivit à voix haute : « Je ne pense pas être gravement blessée mais j'ai besoin de sommeil.

— Allonge-toi un peu. » Andi s'accroupit, et Grace monta sur ses épaules. Elle devait peser une quarantaine de kilos, pensa Andi. Elle dut prendre appui contre le mur pour se relever mais elle y parvint, et elles arpentèrent la cellule. Grace, la tête touchant presque le plafond, promena ses doigts le long des solives, explora les prises d'air dans les murs.

Finalement, elle susurra : « Ça va. » Andi s'accroupit, Grace sauta à terre, secoua silencieusement la tête. Elle n'avait rien trouvé.

Lui parlant de nouveau dans le creux de l'oreille, Andi expliqua : « Je vais dire certaines choses sur John Mail. Et la prochaine fois qu'il descendra, il faudra voir s'il fait allusion à des choses que j'ai dites. Pose-moi une question. Demande-moi pourquoi il fait tout ça. »

Grace acquiesça.

« Maman, pourquoi est-ce que John Mail fait ça ? Pourquoi te blesse-t-il ? » La question sonnait faux, le ton était artificiel, mais sur un mauvais enregistrement cela passerait peut-être.

Andi observa délibérément une longue pause, comme si elle réfléchissait. « Je crois que c'est pour compenser des problèmes sexuels qu'il a eus lorsqu'il était enfant. Ses parents ne l'ont pas aidé, son beau-père le battait avec une tringle...

— Tu veux dire que c'est un maniaque sexuel. »

Andi secoua la tête pour l'avertir : Ne va pas trop loin...

« On peut envisager qu'il a un simple problème médical, un déséquilibre hormonal que nous ne comprenons pas. Quand nous avons pratiqué des tests, il avait l'air tout à fait normal, mais à l'époque nous n'avions pas le même matériel qu'aujourd'hui. »

Grace lui adressa un signe de connivence et reprit : « J'espère qu'il ne nous fera plus de mal.

— Moi aussi. Maintenant, essayons de dormir. »

 

Elles devinèrent sa présence, elles perçurent un impact, le déplacement d'un corps massif. Puis elles l'entendirent descendre les marches de la cave, des pas assourdis et éloignés. Grace se blottit contre Andi, qui sentit son esprit repartir à la dérive. Non. Elle devait absolument tenir le coup.

Puis la porte s'ouvrit : grattement du verrou que l'on pousse, grincement des gonds. Grace implora sa mère : « Ne le laisse pas m'emmener seule comme Geneviève. »

L'œil de Mail apparut dans l'entrebâillement de la porte et les observa. Ensuite, il la referma et il y eut un nouveau bruit métallique. Une chaîne. Elle ne l'avait pas entendue auparavant, pas plus qu'elle ne l'avait vue lorsqu'il l'avait fait sortir de la pièce. Il donna deux tours de clé de l'intérieur, afin qu'elles ne cherchent pas à s'échapper.

« Ne bougez pas », dit-il. Il portait un jean et une chemise olivâtre avec un col, c'était la première fois qu'elles le voyaient vêtu autrement qu'avec un T-shirt. Il apportait deux repas réchauffés au micro-ondes, assiettes et cuillers en plastique. Il les posa par terre et recula.

« Où est Geneviève ? » demanda Andi en se redressant. De la main gauche, elle avait serré les deux pans de son chemisier sans s'en rendre compte. Elle n'en prit conscience qu'en voyant Mail réagir.

«Je l'ai laissée au Hudson Mail. Lui ai dit de chercher un policier.

— Je ne vous crois pas.

— Pourtant, c'est ce que j'ai fait », affirma-t-il, mais ses yeux se dérobèrent, et une folle angoisse étreignit le cœur d'Andi. « Ils ont mis Davenport sur nos traces, ajouta-t-il.

— Davenport?

— C'est un flic important de Minneapolis, fit Mail, apparemment impressionné. Il invente des jeux.

— Des jeux ? » Elle ne suivait pas.

« Ben oui, vous savez. Des jeux de guerre et de rôles, et quelques jeux vidéo. Il est vraiment riche, maintenant. Et en plus, il est flic.

— Oh ! » Elle posa deux doigts sur sa lèvre inférieure, l'air pensif. « Effectivement, j'ai entendu parler de lui. Vous le connaissez ?

— Je l'ai appelé, je lui ai parlé.

— Vous voulez dire, aujourd'hui ?

— Il y a deux heures environ, répondit Mail, qui semblait très fier de lui.

— Et vous lui avez parlé de Geneviève ? »

Pour la deuxième fois, il détourna les yeux. « Non.

Je lui ai téléphoné du supermarché juste après l'avoir déposée. Il ne devait pas être encore au courant, pour elle. »

Andi n'était pas complètement remise du viol et n'avait pas l'esprit aussi vif que d'habitude, mais elle fit de son mieux pour essayer de comprendre le discours de cet homme. Et elle crut y déceler de la peur, ou du moins de l'incertitude.

« Ce Davenport, il vous fait peur?

— Bordel, non. J'en ferai ce que je voudrai. Et il ne nous retrouvera pas.

— Mais on dit que c'est un vrai dur, non ? Est-ce qu'il n'a pas été suspendu pour brutalité ou quelque chose comme ça? Parce qu'il avait tabassé un suspect?

— Un maquereau. Il a passé un mac à tabac pour avoir tué un de ses indics.

— Sûrement pas le genre d'homme que vous voudriez affronter, suggéra Andi. Je penserais plutôt que vous avez envie de jouer avec lui — si vous n'êtes pas déjà en train de le faire.

— Oui, c'est un peu ce que je fais », avoua Mail. Il rit, cette perspective avait l'air de le réjouir. Puis : « Je reviendrai tout à l'heure. Mangez votre repas, c'est bon. »

Et il partit.

Peu après, Grace rampa jusqu'à l'une des assiettes et goûta une bouchée.

« Ce n'est pas très chaud.

— Peut-être, mais ça nous fera du bien. Nous allons tout manger.

— Et s'il a mis du poison ?

— Il n'a pas besoin d'y mettre du poison », répondit Andi froidement.

Sa fille la regarda et baissa la tête. Elles prirent les assiettes, regagnèrent le matelas et se jetèrent sur la nourriture. Grace s'interrompit pour aller chercher deux boîtes de soda à la fraise, en passa une à sa mère et jeta un coup d'œil au Porta-Potti.

« Mon Dieu, quelle horreur! Il va falloir... »

Andi cessa de manger, regarda les toilettes chimiques, puis sa fille. Une enfant gâtée, qui bénéficiait d'une salle de bains privée depuis qu'elle était en âge d'avoir sa propre chambre.

« Grace, dit-elle, nous sommes dans une situation désespérée. Nous essayons de survivre en attendant que la police nous trouve. Par conséquent, nous mangeons ce qu'il nous donne, et il ne doit pas y avoir de gêne entre nous. Nous essayons simplement de tenir du mieux que nous pouvons.

— C'est vrai, reconnut Grace. Mais j'aimerais tant que Geneviève soit avec nous...  »

Andi hoqueta, se força à avaler. Geneviève, elle le savait, était peut-être déjà morte, mais il n'était pas question de le dire à Grace. Elle devait la protéger. « Écoute, mon petit...

— Elle est peut-être morte, dit Grace, les yeux écarquillés comme une chouette. Oh, mon Dieu, j'espère que non... » Elle posa sa cuiller et se mit à pleurer. Andi commença à la consoler, mais finit par lâcher son assiette et sanglota à son tour. Quelques secondes plus tard, Grace rejoignit sa mère, et elles pleurèrent ensemble, blotties l'une contre l'autre. Andi eut une vision de cette nuit où elles s'étaient roulées toutes les trois sur la moquette, au premier étage, riant à perdre haleine de la réflexion de Geneviève : « Ma parole, ce type bandait comme un âne. »

Longtemps après, Grace murmura : « Il n'a rien dit sur le fait qu'il était un maniaque sexuel...

— Il ne nous écoute pas, il n'a rien entendu.

— Alors, qu'allons-nous faire?

— Nous devons le juger, dit Andi. Si nous estimons qu'il a l'intention de nous tuer, on l'attaquera. Il faut réfléchir aux meilleures façons de nous y prendre.

— Il est trop fort.

— Nous devons quand même essayer. Et si ça se trouve... je ne sais pas. Écoute, John Mail est très intelligent, mais nous pouvons peut-être le manipuler.

— Comment ça ?

— J'y ai pensé. S'il parle à ce dénommé Davenport, on peut tenter de faire passer un message.

— Comment ? » Andi soupira. « Je ne sais pas. Pas encore. »

 

John Mail revint une heure plus tard. De nouveau, elles sentirent sa présence avant même de l'entendre, elles perçurent la vibration de son corps dans l'escalier. Il ouvrit la porte de la même façon, avec précaution. Andi et Grace étaient sur le matelas. Il les regarda toutes les deux, s'attardant longuement sur Grace jusqu'à ce qu'elle détourne les yeux. Puis il dit à Andi : « Dehors. »