17

Anderson remonta la piste de Gloria Crosby dans les archives de l'État, en commençant par son permis de conduire pour déterminer précisément son âge et en consultant sur son ordinateur le fichier criminel fédéral : elle avait été condamnée à deux reprises pour vol à la tire dans des magasins de la chaîne Walgreen. Il contrôla aussi les décisions de justice impliquant une surveillance psychiatrique. Crosby avait suivi divers traitements et séjourné dans des établissements spécialisés dès l'âge de douze ans. Son adresse familiale était à North Oaks, un lotissement de banlieue au nord de Saint Paul.

« On devrait envoyer des gens-là bas, dit-il eh s'appuyant contre le chambranle de la porte.

— Je n'ai rien d'autre à faire que de lire le règlement, déclara Lucas en enlevant les pieds du tiroir de son bureau. Est-ce que Sloan est toujours dans le coin ? N

— Il est en train de boire un café à la crim. »

 

Ils prirent la Porsche de Lucas. Sloan conduisait vite. « J'espère que Gloria ne va pas lui mettre la puce à l'oreille. S'il a la moindre impression que les gens savent... », observa Lucas.

Sloan grogna en passant la vitesse supérieure et força l'entrée de North Oaks en disant : « Moi, à la place de Gloria, je ferais drôlement gaffe. Drôlement gaffe. » Ils arrivèrent à l'adresse de ses parents, une bicoque en séquoia qui détonnait parmi les demeures plus cossues. La maison était accrochée à une petite pente, avec un jardin délimité par une balustrade cassée. Sloan demanda : « Je la gare au milieu de l'allée?

— Ouais. J'assure l'arrière.

— D'accord. »

Sloan se glissa dans l'allée, serra le frein. Ils descendirent de la Porsche. Lucas se dirigea vers le côté de la maison. L'herbe du jardin était sérieusement brûlée dans les endroits exposés, bien que l'été n'ait été ni particulièrement chaud ni particulièrement sec. Là où il y avait de l'ombre, elle était haute et hirsute, mal entretenue.

Sloan se dirigea vers la porte d'entrée, passa devant une baie vitrée que protégeaient des rideaux tirés, s'arrêta, risqua un coup d'œil dans l'interstice des rideaux, ne vit personne et sonna. .

 

Marilyn Crosby était une femme frêle et voûtée, aux cheveux gris, à l'air méfiant et aux traits marqués par l'inquiétude. Elle resta dans l'embrasure de la porte, serrant le col de son gilet contre sa gorge. « Je ne l'ai pas vue et n'ai aucunes nouvelles d'elle depuis le printemps dernier, un bail. Elle voulait de l'argent. Je lui ai donné soixante-quinze dollars. Mais nous ne sommes plus très proches l'une de l'autre, maintenant.

— Il faut que je vous parle, commença Sloan d'un ton plus détendu. Elle est peut-être liée au ravisseur des Manette. Nous avons besoin de recueillir tous les renseignements possibles la concernant, savoir qui sont ses amis.

— C'est que... » Elle hésita mais finit par lui ouvrir grande la porte et recula pour le laisser entrer. Sloan la suivit à l'intérieur.

« Elle n'est pas chez vous, n'est-ce pas? demanda Sloan.

— Non, bien sûr que non. Je n'irais pas mentir à la police ». répondit Mme Crosby en fronçant les sourcils.

Il la regarda, hocha la tête d'un air entendu : « Très bien. Où est la porte qui donne sur l'arrière ?

— Par ici. De l'autre côté de la cuisine... »

Sloan traversa la cuisine, qui sentait le vieux marc de café et les pommes de terre rances, et poussa la porte du fond.

« Lucas... Ça va, entre.

— Vous m'avez cernée ? » Mme Crosby avait l'air vexée.

« Il faut vraiment que nous retrouvions votre fille, expliqua Sloan tandis que Lucas entrait dans la cuisine. Alors, nous allons parler. Est-ce que votre mari est ici?

— Il est mort. » La veuve Crosby tourna les talons et repartit vers l'intérieur de la maison, Sloan et Lucas dans son sillage. Elle les conduisit dans un salon sombre, avec une moquette élimée et des rideaux tirés. La télévision était allumée : « La Roue de la Fortune ». Une bouteille de vin était posée sur une table d'angle près de la lampe. Mme Crosby se laissa tomber dans un fauteuil rembourré et ramena ses pieds contre ses cuisses.

« Il était en train de scier une branche de pommier quand il a eu un étourdissement. Il est parti comme ça, dit-elle en claquant des doigts. Il était assuré pour soixante-dix mille dollars, et voilà tout. Je ne peux pas bénéficier de sa retraite avant cinquante-sept ans.

— C'est terrible, commenta Sloan.

— Ça a fait trois ans le mois dernier, précisât-elle à Sloan avec des yeux chassieux. Et vous savez quels ont été ses derniers mots? Il m'a dit : Mince! Je me sens vachement mal. Qu'est-ce que vous en pensez, comme dernières paroles ?

— C'est franc, grommela Lucas.

— Hein ? » Elle le regarda, le soupçon revenant à fleur de peau. Sloan se détourna de façon qu'elle ne puisse le voir et leva les yeux au ciel. Lucas était en train de lui casser la baraque.

« Avez-vous déjà vu cet homme ? demanda Sloan en se retournant vers Marilyn Crosby. Il était peut-être plus jeune quand il est venu ici. » Il lui tendit le portrait-robot, qu'elle étudia un moment : « Ça se pourrait. Je crois bien qu'il est venu une fois, l'hiver dernier. Mais ses cheveux n'étaient pas pareils.

— Il y avait quelqu'un d'autre avec eux?

— Non, ils étaient tous les deux, affirma-t-elle en lui rendant la photo. Ils sont juste restés une minute. C'était un grand costaud, vous savez. L'air vraiment mauvais, comme s'il pouvait se battre. Pas du tout le genre de garçons que Gloria ramenait d'habitude à la maison.

— Ah bon? Quel genre c'était?

— Des nuls, en général, dit-elle placidement. Des bons à rien qui ne s'en sortaient pas. » Puis, s'adressant à Sloan sur le ton de la confidence : « Vous savez, Gloria est folle. Ça vient de la famille de son père. Il y a plusieurs dingues de leur côté mais, bien entendu, il était trop tard quand je l'ai appris.

— Il nous faut les noms de tous ses amis, dit Lucas. Les amis ou parents à qui elle pourrait demander de l'aide. N'importe qui. Ceux des médecins aussi.

— Je ne sais rien de tout ça. Enfin, je connais un docteur.

— Il y a une récompense pour toute information permettant de procéder à l'arrestation, souligna Lucas. Cinquante mille.

— Oh, vraiment? » Le visage de Marilyn Crosby s'illumina. « Dites, je pourrais aller chercher les affaires qu'elle a laissées ici. À moins que vous ne vouliez monter et regarder sa chambre. Vous saurez mieux que moi ce que vous êtes en train de chercher.

— Ce serait vraiment bien », fit Sloan.

 

La chambre de Gloria Crosby était un cube de trois mètres de côté avec une fenêtre, un lit, un petit bureau en pin et une coiffeuse assortie. Il n'y avait rien dans la coiffeuse, mais le bureau était bourré de livres de classe, de cassettes de musique, d'élastiques, de crayons cassés, de crayons de couleur, de badges de concerts de rock, de dessins, de calendriers et de punaises multicolores.

« Les saletés habituelles », observa Sloan. Il passa tout au crible. Lucas l'aida pendant quelques minutes et alla rejoindre Marilyn Crosby à la cuisine, où elle buvait directement le vin à la bouteille. Il obtint d'elle le nom du dernier médecin de Gloria. Il chercha le nom dans l'annuaire téléphonique, nota l'adresse et appela Sherrill, qui se renseignait par téléphone sur les patients qu'ils avaient repérés à l'université. « Tout ce que tu pourras obtenir », dit Lucas.

De retour dans la chambre, il s'allongea sur le lit étroit et défoncé de Gloria Crosby, trop court de quinze centimètres. Une affiche M. Dents Blanches était accrochée au mur en face du lit. « Salut ! Je suis Gloria ! » était écrit en capitales appliquées sur la molaire. La molaire était un personnage de dessin animé dont les jambes-racines effectuaient un pas de danse sur une ligne rouge qui devait représenter une gencive infectée.

« Jusqu'ici, j'ai trouvé trois noms », annonça Sloan, désignant du menton la pile de saletés sur la table. Il n'en était qu'à la moitié. « Ça remonte au lycée.

— On aura plus de résultats avec la pharmacie. Tôt ou tard, elle va être obligée d'y aller, dit Lucas en se redressant. On devrait vérifier tous les endroits où elle a été hospitalisée et relever les noms des patients qui s'y trouvaient en même temps qu'elle. Ensuite, on les comparera à ceux de la liste de Mme Manette.

— Anderson s'en occupe déjà.

— Ah bon ? » Lucas se rallongea et ferma les yeux.

Au bout d'une minute, Sloan demanda : « Une petite sieste?

— Je réfléchis, répondit Lucas.

— À quoi?

— Au fait que nous perdons notre temps, Sloan.

— Qu'est-ce qu'on devrait faire, alors ?

— Je ne sais pas. »

 

Au moment où ils allaient partir, Marilyn Crosby s'appuya au chambranle de la porte de la cuisine. Elle tenait un pichet d'un quart de litre de ce qui ressemblait à de l'eau mais qu'elle lapait comme du vin. « Vous avez trouvé quelque chose ?

— Non.

— Si, euh... ma fille m'appelle — pour me demander de l'argent ou... — et si je vous mets en contact avec elle, qui touchera la prime?

— Si vous nous mettez en relation avec elle et que nous obtenons l'information par elle, c'est vous qui toucherez, assura Lucas. Nous savons qu'elle connaît ce type. Mais il faut qu'on puisse lui demander qui c'est.

— Laissez-moi un numéro où je pourrai vous joindre en vitesse », dit Marilyn Crosby. Elle but une gorgée. « Si elle m'appelle, je vous préviens. Pour son bien.

— Absolument », fit Lucas.

 

Sloan reprit le volant, et Lucas s'affala dans le siège du passager, regardant défiler par la fenêtre les pelouses bordées d'arbres, jusqu'à la grille d'entrée du lotissement. Finalement, il se décida à parler :

« Dis-moi, tu as rencontré la nouvelle poule des relations publiques? Je lui ai seulement parlé deux ou trois fois.

— Oui, je l'ai rencontrée.

— Elle est correcte ? »

Sloan haussa les épaules. « Oui. Pourquoi ?

— J'aimerais qu'on écrive un papier au sujet de ma société, mais je n'ai pas envie de chercher quelqu'un pour le faire. Je voudrais que cette poule fasse un peu circuler le concept et qu'elle me ramène les gens de la télévision. »

Sloan avait l'air sceptique. « Je ne sais pas. Ce sont des affaires privées. C'est quoi, ton idée ?

— Ce type, quel qu'il soit, est plutôt intelligent, „ non?

— Oui.

— Et il joue à des jeux informatiques. Je suis prêt à parier que c'est un obsédé d'informatique. Quatre-vingt-dix pour cent des joueurs mâles le sont. » Lucas fixait la fenêtre d'un regard absent, pensant à Ice, la programmeuse. « Sa petite amie connaît mes jeux, je le sais, elle a prétendu qu'ils étaient à chier. Aussi, je me demandais... s'il y avait des articles dans le journal et des annonces à la télé, disant que mes programmeurs sont en train de travailler au meilleur moyen de le contrer, cette ordure aurait peut-être envie de venir jeter un œil? Rôder dans notre immeuble, tu vois? Peut-être que si nous avions une femme vraiment... moderne de look, pour lui parler?

— Ça me paraît un peu léger, avança Sloan. Il va se méfier, après la blague de la radio. Mais ça pourrait marcher.

— Je vais parler à cette poule. Voir si on peut monter quelque chose.

— Bon, mais ne la traite pas de poule, d'accord? Tu me donnes des frissons à parler comme ça. Elle a toujours un ouvre-boîtes dans son sac.

— D'accord. »

Sloan conduisait trop vite. Quand Lucas renversa la tête en arrière, il tourna le bouton de la radio, une station qui passait de la country, et ils écoutèrent Hank Williams Jr. jusqu'au moment où Lucas annonça : « J'ai l'impression que ma tête est bourrée de coton.

— Quoi?

— Je n'entends rien. » Il n'arrêtait pas de remuer sa main. Baissant les yeux, il vit la bague sur son pouce, en même temps que Sloan.

« Alors, tu vas la demander en mariage, oui ou non?

— Chaque fois que je rentre, elle est endormie. Et quand je me lève, elle est déjà partie.

— Tu es flic. C'est ça, la vie des flics. Elle est assez maligne pour le comprendre. Et encore, tu ne fais pas les trois huit.

— Oui, mais c'est cette putain d'affaire, grogna Lucas en tenant la bague devant le pare-brise pour regarder la pierre en transparence. Après ce coup-là, on pourra reprendre une vie à peu près organisée. »

 

Lucas s'assura auprès du chef que l'idée était bonne et contacta Anita Segundo, la responsable des relations avec la presse.

« Je ne sais pas s'il faut les prévenir que c'est bidon et qu'ils font ça juste pour aider à attraper le ravisseur, ou si je me contente de leur donner la consigne, dit Lucas.

— Ça n'est pas très honnête de leur donner simplement la consigne, remarqua Segundo, mais c'est quand même ce que je ferais, à votre place. » Elle avait un teint velouté, légèrement bistre, et de grands yeux noirs. Elle parlait avec un léger accent de l'ouest du Texas, en écorchant les mots comme une cow-girl de la télévision.

« Quel temps faudrait-il pour monter ça? demanda Lucas.

— Si je glisse le tuyau aux chaînes de télé — voilà qui vous ferait un bon reportage —, elles vont toutes sauter dessus. Tout ce qui concerne Manette est un sujet brûlant. Et, bien sûr, la presse écrite mordra à l'hameçon si la télé l'a fait.

— Donnez-moi une heure. Et puis allez-y. »

 

Barry Hunt était en rendez-vous avec les représentants. Lucas le sortit de là et lui exposa les grandes lignes du projet. Hunt réfléchit quinze secondes avant d'acquiescer. « Je n'y vois pas d'inconvénient, à condition d'avoir assez de flics pour assurer notre protection.

— Tu les auras. Mais le problème, c'est que ça risque de ne pas marcher.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. L'idée, c'est qu'il n'y a pas d'inconvénient pour nous. Qu'on attrape le type ou pas, on peut toujours utiliser les histoires — vidéo et imprimées — pour notre pub. Comment traquer un ravisseur fou, bla-bla-bla, tu vois le genre.

— Oh ! » Lucas se gratta la tête. Il avait embauché ce type pour qu'il pense ainsi. « Bon. Écoute-moi, j'aimerais que ce soit Ice qui présente la chose aux gens de la télé. »

Hunt le considéra avec plus d'attention : « Tu vas un peu plus loin que je ne m'y attendais. Mais tu as raison — à condition d'avoir la protection. »

 

Les programmeurs trouvèrent l'idée géniale. Ice se retint de sauter de joie sur place quand Hunt lui annonça qu'elle ferait la présentation devant les caméras. Cela convenait à son sens de l'humour.

« Écoutez-moi bien, les gars, dit Lucas, l'air anxieux. Si vous leur tirez trop fort sur le zizi, ils vont s'en rendre compte. Et après, ils vont nous baiser, parce que les journalistes, ça n'aime pas qu'on leur tire sur le zizi. Et pire encore, le mec, cette ordure, lui aussi pourrait s'en rendre compte. Il est loin d'être bête. Il faut qu'on joue la carte réglo. Ou presque. Alors, essayons de ne pas trop, enfin, vous savez...

— Trop quoi ? demanda une voix.

— Dérailler, répondit Lucas.

— Un truc qu'on pourrait faire, hasarda Ice, ce serait de prendre ce portrait-robot que vous montrez partout et de développer une centaine de variantes de la tête qu'il peut avoir. Ça doit être faisable en une heure avec un des logiciels de paysages. Ensuite, on les passerait aux gens de la télé. Ce serait très visuel...

— Allez-y, dit Lucas en pointant l'index vers elle. Et puis, je pensais, quand on a essayé de le prendre en repérant d'où il appelait... » Il leur expliqua le matériel qu'utilisait le FBI pour détecter l'emplacement d'un téléphone cellulaire. « C'est vraiment de la haute technologie. Je me disais qu'il y avait peut-être quelque chose à en sortir.

— D'accord. Qu'est-ce que vous pensez de ça? » suggéra un autre programmeur, un petit rouquin avec un crayon jaune derrière chaque oreille. « On rentre une carte du comté de Dakota, on la bidouille en 3-Il et on programme l'endroit où se trouvaient les hélicos, on applique quelques transparences graphiques pour les concentrations de signaux, comme si on essayait de préciser sur la carte l'endroit d'où provenaient les signaux...

— Vous pouvez faire ça? demanda Lucas avec inquiétude. Je veux dire, vraiment ? »

Le programmeur haussa les épaules. « Ça m'emmerde franchement. Peut-être que si nous avions les données... Moi, je pensais plutôt à quelque chose genre, vous savez, faire un dessin animé pour les gens de la télé.

— Seigneur, je vois ça d'ici. On mettrait tout l'écran en rouge sang », dit Ice. Elle regarda Lucas. « Ça aurait l'air super. Ils goberaient tout.

— C'est ce que nous voulons. Le but, c'est que ça ne prenne pas l'eau avant quarante-huit heures. »

La réceptionniste s'encadra dans le chambranle de la porte, chercha Hunt des yeux, le repéra perché sur une table. « Barry ? On a Channel 3 au téléphone. Ils voudraient faire un sujet sur nous. »

Hunt sauta à terre. « Vous avez besoin de combien de temps, les enfants ? »

Ice regarda autour d'elle. « Il nous faut quelques heures pour mettre les choses en place.

— Ça serait possible pour demain matin ?

— Pas de problème, fit Ice.

— Magnifique ! » s'exclama Lucas.