21

Greave retrouva Lucas devant les ascenseurs. Il était en bras de chemise, la cravate défaite, les cheveux ébouriffés. « Seigneur, ça m'a allumé comme un putain de sapin de Noël, dit-il. Je n'en croyais pas mes oreilles. »

Il précéda Lucas dans un couloir vide mais brillamment éclairé qui menait à une porte de bureau ouverte. Leurs talons résonnaient sur le sol carrelé.

« Vous avez prévenu les fédés? demanda Lucas.

— Non. Je devrais ?

— Pas encore. »

La pièce était meublée d'une table pliante comme on en voit dans les cafétérias, de trois chaises de bureau et d'une télévision. Plusieurs postes de téléphone beiges et un magnétophone étaient posés sur la table à côté d'une assiette pleine de miettes de donut. Le téléviseur était allumé, mais sans le son, et l'on y voyait Jane Fonda s'agiter sur un tapis de jogging. Une pile de magazines traînait par terre au pied de la table.

« On l'a enregistré », dit Greave. Il enfonça une touche du magnétophone, et la bande commença à se dérouler en même temps qu'une sonnerie de téléphone et un déclic quand on décrocha.

 

« George Dunn.

— George ?» La voix de Mail était enjouée, insouciante.

« J'appelle pour votre femme, Andi.

— Quoi ? Qu 'est-ce que vous dites ? » Dunn avait l'air abasourdi.

« J'appelle au sujet de votre femme. Est-ce que cette conversation est enregistrée ? Vous avez intérêt à dire la vérité, par égard pour Andi.

— Non, pour l'amour du ciel. Je suis dans la voiture. Qui êtes-vous ?

— Un vieil ami d'Andi... Maintenant, écoutez-moi : je veux cent mille dollars pour l'ensemble. Pour elles trois.

— Comment puis-je savoir que vous ne racontez pas n'importe quoi ?

— Je vais vous passer un enregistrement. » On entendit quelques manipulations, puis la voix d'Andi Manette, métallique, sur bande. « George, c'est Andi. Fais ce que cet homme te dit. Hum... il me demande de raconter notre dernière conversation... Tu m'avais appelée du club, tu voulais venir nous voir, mais je t'avais répondu que les filles étaient déjà couchées et que je n'étais pas prête à... »

L'enregistrement s'interrompit au milieu de la phrase. Mail intervint : « Elle est devenue un peu sentimentale, après, George. Vous n'avez sûrement pas envie d'entendre ça. Bon, vous avez d'autres questions, au cas où ça ne vous suffirait pas comme preuve ? »

La voix de George Dunn était dure comme une pierre. « Non.

— Bien. Je ne veux pas que vous alliez à la banque retirer un paquet de billets dont on aura relevé les numéros et qu'on aura saupoudrés de poussière spéciale ultraviolet, toutes ces conneries du FBI. Si vous faites ça, je le saurai, et je les tuerai toutes les trois.

— Il faut que je rassemble l'argent.

— George, vous avez près de soixante mille dollars en espèces, des kruggerrands pour l'essentiel, dans un coffre à Prescott, Wisconsin. Personne n'est au courant. D'accord ? Vous avez une Rolex gui vaut huit mille dollars et que vous ne portez même pas. Andi a des bijoux en diamants, et un rubis qui vient de sa mère, ça fait vingt-cinq mille dollars, dans votre coffre commun à la First Bank. Et vous avez plusieurs milliers de dollars planqués un peu partout entre les deux maisons... ramassez aussi ça.

— Espèce de salaud.

— Hé, dites! Essayons de rester corrects, on traite une affaire, d'acc ? » Le ton de Mail était ironique mais pas vraiment sarcastique.

« Comment je fais pour vous le donner ? Il y a des flics chez moi, qui n'attendent que votre appel.

— Prenez la 1-94 vers l'est jusqu'à Sainte Croix, sortez à la bretelle de l'autoroute 95, repartez en direction de l'ouest et arrêtez-vous à la station-service Minnesota Welcome. Vous voyez où c'est?

— Oui.

— Il y a un téléphone près du distributeur de Coca-Cola. Soyez-y juste avant sept heures et gardez le doigt sur la fourche. J'appellerai à sept heures précises. Si c'est occupé, je réessaierai à sept heures cinq. Si c'est encore occupé, je recommencerai à sept heures dix, mais ça sera tout. Après, je me tire. Et n'envisagez même pas d'en parler aux flics. Je roulerai dans les parages, ils ne peuvent pas me repérer pendant que je roule. Ils ont déjà essayé. Quand je vous aurai en ligne, je vous donnerai des instructions.

— D'accord.

— Si j'aperçois le moindre flic, je me tire. »

 

Plus personne en ligne.

« Voilà, dit Greave.

. — Bon sang ! » Lucas marcha rapidement en dessinant un cercle et s'arrêta pour regarder les lumières de la ville par la fenêtre : « On n'en parle qu'à Lester et au chef. À personne d'autre. Absolument personne. Il faut qu'on envoie une équipe. »

Roux tint à prévenir le FBI. Lucas était contre, mais elle insista : « Pour l'amour du ciel, Lucas, ils savent traiter ce genre de situation. C'est leur spécialité. On ne peut pas les tenir en dehors du coup. Si on ne dit rien et qu'on échoue, on sera dans de sales draps. Et à juste titre.

— On peut s'en sortir.

— Bien sûr qu'on peut, si c'est réel. Mais si c'est autre chose, on va se retrouver dans un foutu pétrin, mon vieux. Non, vraiment, il faut les mettre dans le coup. »

Lucas regarda Lester, qui opina de la tête, d'accord avec Roux.

« Très bien, reprit-elle. Je les appelle, et vous deux leur exposerez la situation. Nous voulons des représentants de l'équipe qui suit Dunn. Vous, Lucas, et quelqu'un d'autre.

— Sloan ou Capslock.

— L'un ou l'autre, ou les deux. » Elle se détourna, actionna son briquet et alluma une autre cigarette. « Mon Dieu, j'espère que cette fois, c'est la fin. »

 

Lucas, qui passa la nuit à discuter avec Roux et à informer les fédéraux, rentra chez lui à cinq heures trente et prit son petit déjeuner avec Weather.

« Toi, tu penses que ce n'est pas du bluff? » demanda-t-elle. Elle devait diriger le matin même un séminaire pour médecins fraîchement diplômés et portait un ensemble de lin clair avec un foulard de soie.

« Ça avait l'air tout ce qu'il y a de vrai, répondit Lucas. Dunn m'a paru complètement naturel. Nous n'avons mis son téléphone sur écoute qu'hier matin, et il n'en savait rien... alors, oui, je crois que cet appel était authentique. Cela dit, je ne pense pas que ce salaud lui rendra sa femme et ses enfants.

— En tout cas, l'appel aura servi à quelque chose », dit Weather.

Lucas acquiesça. « Si c'est vrai, ça élimine Dunn de la liste.

— À moins que...

— Que quoi ?

— À moins qu'il ne parle à quelqu'un du bureau et que cette personne répète les informations à un tiers.

— Trop compliqué, fit Lucas en écartant l'idée d'un simple geste. Possible, mais nous n'arriverons jamais jusqu'à eux. »

Ils entendirent la camionnette du livreur de Pioneer Press ralentir devant la maison et le journal heurter le trottoir. Lucas sortit le chercher en courant au moment où le livreur de Star-Tribune arrivait à son tour. Dans chaque édition, la photo de Gloria Crosby figurait au-dessus du pli.

« Ça ne nous sert plus à rien, observa Lucas en parcourant les articles. Il la tient.

— Tu ne devais pas parler aux journaux, aujourd'hui? »

Lucas se frappa le front. « Si. Bon sang ! À midi.

— Dors un peu.

— Oui. » Il consulta sa montre. Presque six heures. « Ça ne fait que quelques heures, de toute manière. »

Weather alla poser sa tasse et son assiette sur l'évier, revint vers la table en riant et ébouriffa les cheveux de Lucas.

«Qu'y a-t-il?

— On dirait que tu as quinze ans et que tu vas à ton premier rendez-vous avec une fille. Tu as toujours cet air-là quand tu as une affaire en cours. Et

plus c'est atroce, plus tu es fatigué et plus tu as l'air heureux. Cette histoire est horrible, mais tu prends ton pied, non?

— C'est vrai, reconnut Lucas. Ce jeune type que nous recherchons, il est intéressant. » Il regarda par la fenêtre; le voisin d'en face promenait son vieux cocker et le jour débutait, silencieux comme une souris. « C'est intéressant, je veux dire, pour un cauchemar. »

 

Des journalistes envoyés par cinq chaînes de télévision et les deux grands quotidiens se présentèrent au siège à midi. Lucas parla pendant cinq minutes des logiciels de simulation tactique utilisés par la police et de programmes de jeux avant de donner la parole à Ice.

Alors que les caméras tournaient, Ice déclara : « Nous allons vous montrer comment on va attraper ce connard et le clouer au mur par la peau des fesses. »

Lucas surprit de brefs sourires sur les lèvres des opérateurs et des journalistes : ça marchait. Barry Hunt croisa son regard, et ils échangèrent un signe de tête.

« D'abord, nous savons à quoi il ressemble. »

Ice lança le programme qui manipulait les caractéristiques faciales du portrait-robot du suspect, ajoutant et supprimant cheveux, moustaches, barbes, lunettes et différents cols. Les autres techniciens branchèrent une caméra pour filmer les journalistes qui travaillaient en direct et transformer leurs visages à vue. Ils présentèrent une mise en scène comportant des cartes en trois dimensions des Villes jumelles, montrant les sites supposés de la cachette du ravisseur.

«Ça va être absolument géant, du moment que personne ne s'avise de demander ce que ça signifie et comment ça peut aider à attraper le mec », murmura Ice à Lucas au moment où il partait.

Lucas se retourna pour regarder la foule de reporters hilares qui entourait les écrans. « Ne vous inquiétez pas pour ça, lui répondit-il. C'est de la supertélé. Personne ne va être assez bête pour poser une question qui risquerait de tout gâcher. »

 

À trois heures, l'équipe de choc de l'opération Dunn devait se rassembler dans l'immeuble du FBI avec Roux, Lucas et Sloan, qui représentaient la police municipale. Roux et Sloan entraient dans le bâtiment quand Lucas arriva à son tour. « Dunn est en train de réunir l'argent. Les fédés ne le lâchent pas d'une semelle, précisa Roux.

— Excellent », commenta Lucas.

Dumbo et les vingt agents du FBI étaient entassés dans une salle de conférences. Trois places étaient réservées pour les représentants de la police municipale. Lucas s'assit devant une fille qui devait être stagiaire, bien qu'elle eût l'air un peu trop jeune pour ça. Quinze ans, évalua-t-il, peut-être seize. Elle le regarda d'un air calme, réfléchi, un regard que Lucas jugea trop mûr pour ce visage et ce corps. Il se sentait mal à l'aise, assis avec cette fille dans son dos et Dumbo qui leur faisait face.

Ce dernier leur expliqua comment ils allaient procéder : quatorze agents au sol, répartis dans sept voitures, plus un hélicoptère avec un guetteur à bord « Nous avons marqué la voiture de Dunn en branchant un clignotant à infrarouge sur un de ses feux arrière. Il paraît que la police de Minneapolis utilise la même technique, dit Dumbo, les oreilles frémissantes.

— Quelque chose dans ce genre, confirma Sloan.

Ça me plaît, cette histoire de feu arrière. Bien vu. Il faudra qu'on en parle. »

Dumbo avait l'air enchanté. « D'accord. Vous autres, vous voulez monter dans l'hélico ou rester au sol?

— Je reste au sol, affirma Lucas.

— Je vais avec Lucas, ajouta Sloan. Il faut qu'on coordonne les codes radio.

— Bien sûr. » Dumbo désigna un des techniciens du FBI.

« Qui mettez-vous à la station-service ? demanda Lucas. Il faut une couverture nickel.

— Marie », répondit Dumbo en inclinant la tête vers la fille assise derrière Lucas. Il se retourna, et elle lui sourit. « On va lui mettre un blouson de lycéenne et une jupe plissée et lui donner du chewing-gum. Elle entrera juste après Dunn et se dirigera vers les cabines téléphoniques. Il y en a quatre. Nous les avons toutes mises sur écoute. Si Dunn doit attendre, elle attendra aussi. Sinon, elle prendra un des téléphones et appellera son petit ami. Elle surveillera tout et tout le monde. '»

La dévisageant depuis la table, Roux lança : « Soit vous êtes précoce, soit vous êtes plus vieille qu'on ne pourrait le croire.

— J'ai trente-deux ans, déclara la fille d'une voix de soprano léger.

— Danny McGreff, poursuivit Dumbo en désignant un homme au visage épais recouvert d'une barbe de deux jours, arrivera là-bas une demi-heure avant Dunn et occupera sa cabine jusqu'au moment où il le verra franchir le seuil. À ce moment-là, il dira au revoir à son interlocuteur, raccrochera et partira. On pense qu'il n'y aura pas à attendre, pour le téléphone. Pendant tout le temps où nous les avons gardés sur écoute, les quatre appareils n'ont jamais été utilisés tous ensemble.

— Vous aurez donc un agent à l'intérieur et au moins un dehors...

— Nous en aurons trois dedans, dit Dumbo. Il y a une réserve qui ferme à clé. Nous y mettrons deux agents quelques heures à l'avance. Ils ne sortiront pas de là et personne ne pourra y entrer sans clé. »

La réunion touchant à sa fin, Dumbo ajouta : « On essaie de garder les communications radio nettes, d'accord? Washington nous a demandé d'embarquer un cameraman avec nous ce soir, pour tourner un documentaire, euh... enfin, un documentaire. J'ai accepté. »

Au moment où Lucas gagnait la sortie, un technicien du FBI lui glissa : « Restez branché sur Fox. »

 

« Ça pourrait mal tourner, commença Sloan.

— Comment? demanda Roux alors qu'ils franchissaient la porte à tambour donnant sur la rue.

— Ils ont tout prévu. » Il commença à défaire un paquet de chewing-gums Dentine. « Tout est minuté et planifié, mais ça ne peut pas être aussi facile que ça en a l'air. Il y a forcément un lézard quelque part. »

Lucas parcourut la rue du regard et repéra un ancien maquereau nommé Robert Lika, que les petits malins du coin surnommaient Leica en raison de sa prédilection pour les très jeunes filles tape-à-l'œil. Lika était en train d'uriner dans une embrasure de porte, s'appuyant d'une main au chambranle comme s'il était dans un urinoir. « Vous ne voulez pas regarder? s'enquit Lucas.

— Je ne préfère pas, répondit Roux en rougissant.

— Vous êtes devenue toute rose.

— Vous savez, on ne voyait pas souvent ce genre de choses il y a encore deux ou trois ans, dit-elle en considérant Lika. Maintenant, ça arrive tout le temps. C'est une drôle... d'évolution. »

 

L'opération FBI avait déjà commencé, mais Lucas et Sloan ne devaient pas intervenir avant que Dunn se dirige vers le magasin de la station-service. Les fédéraux le suivaient à la trace : après avoir fait le tour des banques dans la matinée, il était allé à son bureau, où il se trouvait encore.

La femme de Sloan s'était fait enlever un oignon au pied et ne pouvait marcher. Sloan grappilla quelques minutes sur son temps de service pour faire des courses à l'épicerie. Lucas, qui ne tenait pas en place, déjeuna en vitesse dans un bistrot de flics, misa vingt dollars sur les Vikings du Minnesota contre Chicago (les Bears étaient nuls), se balada un peu dans les galeries suspendues en lorgnant femmes et vêtements, et joua avec la bague au fond de sa poche.

Bon, il allait le faire, c'était décidé. Quelque chose de simple et adulte — pas de déclarations ou de digressions juvéniles. Il allait lui demander sa main, point. Que risquait-il, au pire, qu'elle dise non? Mais elle n'allait pas dire non. Elle devait savoir ce qu'il avait dans la tête — elle était capable de lire ses pensées, elle l'avait déjà prouvé. Et puis, elle devait commencer à s'impatienter. Voire être vexée qu'il prenne tant de temps. Mais l'essentiel, c'est qu'elle ne dirait pas non. Enfin, techniquement, bien sûr, elle pouvait dire non. Et si elle commençait à faire des chichis ? Ah, les femmes I

Qu 'est-ce que Dunn peut bien faire à cette heure ?

 

À seize heures trente, il retourna au bureau, sortit les dossiers et se mit à les relire. Celui du jeune type qui était mort, où était-il ? Voyons... il est établi que le sujet a sauté du pont de Lake Street, les agents présents sur les lieux ont appelé la brigade fluviale...

La fille des relations publiques passa la tête dans l'embrasure. « Lucas, on va parler de vous à la télé, ils l'ont annoncé ; vous avez deux minutes pour monter si vous voulez voir ça.

— Oui, bien sûr... » Lucas venait de tourner une page du rapport quand il leva les yeux vers la jeune femme, mais une image avait eu le temps de s'imprimer sur sa rétine, et cette image, c'était le mot Gloria. Il revint en arrière pour essayer de le retrouver.

« Lucas ?

— Oui, j'arrive tout de suite... » Où était-ce donc ? Il tomba dessus en bas de page :

 

« ... le témoin Gloria Crosby affirme qu'il était déprimé depuis sa sortie de l'hôpital public et avait cessé de prendre ses médicaments. Crosby dit qu'il consommait peut-être de la drogue. Il avait des comportements erratiques et le 9/8 elle l'a fait admettre à l'hôpital général de Hennepin pour ce qui semblait être une overdose. Crosby affirme que le sujet l'a appelée et lui a demandé de le retrouver au Stanley Grill sur Lake Street. Quand elle arriva sur les lieux, il se dirigeait déjà vers le pont. Elle l'a suivi et, quand elle a atterri sur le pont, il était debout sur le parapet. Il a sauté avant qu'elle ait pu l'approcher. Crosby dit qu'elle a couru jusqu'au Stanley Grill pour demander du secours... »

 

Nom de Dieu ! Gloria Crosby. Penché sur la table, il feuilleta le reste des documents, essayant de concevoir ce qui s'était passé. Le téléphone sonna. Il décrocha d'un geste brusque.

«Quoi?

— Lucas, vous êtes à l’...

— Oui, oui. » Il raccrocha brutalement, replongea dans le dossier, décrocha et fit le numéro d'Anderson.

« C'est Lucas...

— Lucas ! Vous êtes sur...

— Oui, je sais, je m'en fous. Écoutez, trouvez-moi tout ce qui existe sur un type nommé John Mail, né le 7.7.68. Il a été interné à l'hôpital psychiatrique. Il me faut une photo de lui, la plus récente possible. Vérifiez aux immatriculations, cherchez ses parents... attendez, attendez, j'ai là quelque chose... » Lucas fouilla dans la paperasse. « Voilà. Ses parents habitaient au 28, Sharf Lane à Wayzata. Bon Dieu ! McPherson a dit qu'il venait de là.

— Oui?

— Laissez tomber. Allez juste me chercher tout ça, mon vieux. C'est vraiment important. »

Ayant raccroché, il continua à éplucher le dossier de Mail et trouva l'analyse dentaire. Bon sang. Il prit son carnet, regarda le numéro du médecin légiste.

« Sharon, ici Lucas Davenport... oui, très bien merci, ça va beaucoup mieux, oui... Écoutez, j'ai besoin que vous alliez repêcher un truc pour moi. Vous devriez avoir le dossier d'un dénommé John Mail qui s'est jeté du pont de Lake Street il y a quelques années. Je peux vous retrouver la date si c'est nécessaire. John Mail. Oui, je reste en ligne. »

Dix secondes plus tard, elle était de retour. Mail était fiché sur l'ordinateur. « Gardez-moi ça au chaud, dit Lucas, j'arrive tout de suite. »

Lucas se précipita dehors et fut chez le médecin légiste en cinq minutes. Un. enquêteur médico-légal nommé Brunswick scrutait l'écran de l'ordinateur.

« Un truc brûlant? demanda-t-il.

— Vous dites qu'un type est mort, mais je pense qu'il est encore en vie.

— En tout cas, celui que nous avons vu était bien mort, affirma Brunswick. J'ai regardé les photos. Tenez. » Il lui passa un jeu de tirages en 21 x 25. Ce qui restait du corps, partiellement revêtu d'un jean Levi's en lambeaux, était étalé sur une table d'acier. Des os, pour l'essentiel, même si le torse ressemblait à une boule grise, de ficelle ou d'herbe. Le faciès avait disparu, mais il restait des cheveux. Les deux mains et une jambe manquaient.

« Mauvais état. Est-ce que les mains... est-ce naturel ? Peut-on envisager qu'elles aient été enlevées ? »

Brunswick secoua la tête. «Aucun moyen de le dire. Le corps tombait en morceaux. Le truc bizarre, c'est qu'il y avait des traces de liens autour du torse — du fil de fer, quelque chose de ce genre. Dieu m'est témoin que dans cette partie du Mississippi, ç'aurait pu être n'importe quoi.

— Est-ce qu'on aurait pu attacher le corps quelque part? Jusqu'à ce qu'il soit prêt à être découvert?

— Vous avez l'esprit vraiment tordu, Davenport.

— Mais vous y avez pensé aussi.

— Oui. Et c'est possible. Si c'est le cas, il a dû rester ficelé un bon bout de temps ; au point qu'il a presque failli être coupé en deux. N'empêche qu'il n'y avait aucun lien en vue quand on a retrouvé le corps.

— Et le dossier dentaire ?

— D'après lui, c'est bien notre homme. Voici les rayons X du corps, et les radios de la dentition. »

Lucas se pencha et regarda : identiques. Dans l'angle des clichés, il y avait le numéro de téléphone d'un contact médical à l'hôpital public. Lucas décrocha le récepteur de Brunswick et le composa.

« Il doit y avoir une erreur », dit-il.

Une femme répondit. Lucas se présenta et ajouta : « Je voudrais parler au Dr L. D. Rehder, s'il travaille encore là. Pardon, elle? oui, c'est extrêmement important. Oui. »

À l'intention de Brunswick, il précisa : « Je reste en ligne.

— C'est pour l'affaire Manette? demanda Brunswick.

— En partie.

— Ma bonne femme a défilé hier soir pour protester contre les violences subies par les femmes.

— J'espère que ça servira à quelque chose. »

Une voix retentit dans le récepteur : « Ici le Dr Rehder.

— Oui, docteur Rehder, il semble qu'un de vos patients se soit suicidé il y a quelque temps. L'identification du corps a été confirmée par le dossier dentaire provenant de votre bureau. C'était un jeune homme nommé John Mail.

— Je me souviens de John Mail, dit-elle d'une voix agréablement articulée. Il est resté assez longtemps avec nous.

— Pourrait-on envisager qu'il ait eu accès aux dossiers, et interverti le sien avec celui de quelqu'un d'autre? Je veux dire, avant de quitter l'hôpital?

— Oh, non ! Je rie crois pas. Il était interné dans un secteur complètement différent. Il aurait fallu qu'il s'en échappe, qu'il entre ici par effraction sans se faire remarquer, qu'il ressorte et retourne de l'autre côté, de nouveau par effraction. Cela aurait été une entreprise vraiment difficile.

— Zut, dit Lucas.

— Vous doutez donc que ce soit John qui ait sauté du pont ? demanda le Dr Rehder.

— Oui. Auriez-vous vu, par hasard, les portraits-robots établis par la police de l'homme qui a kidnappé Mme Manette et ses filles ?

— Oui, je les ai vus. John Mail était brun.

— Il aurait pu se teindre les cheveux...

— Attendez un instant, je vais chercher le journal.

— Elle va prendre le journal », expliqua Lucas à Brunswick. Il regarda les photos du corps en attendant. Puis Rehder revint en ligne. « Avec des cheveux différents, en les teignant en noir — je viens de les colorier avec mon feutre — oui, ce pourrait être John. Mais il y a quelque chose qui cloche avec la mâchoire. »

Lucas hocha la tête. Il savait qu'il avait visé juste.

« Parfait. Dites-moi, est-ce que le nom de Gloria Crosby vous rappelle quelque chose?

— Gloria? Gloria était assistante... Elle travaillait pour nous. »

Lucas ferma les yeux. Ça y est.