CHAPITRE XXXIV

Lucas regardait la télévision, assis dans son fauteuil en vinyle. Un film sur une famille d’Américains moyens, en fait des insectes géants cherchant à faire sauter une centrale nucléaire ; l’un des gamins insectes fumait de l’herbe. Il n’arrivait pas à suivre, y prêtant une attention minimale.

Il ne voulait plus penser à Connell. Il avait pensé à elle sans arrêt, passant en revue tous les gestes qu’il aurait pu tenter pour l’empêcher de sauter. Il s’était tout d’abord persuadé qu’elle était prête à mourir. Qu’elle le voulait. Que ça valait mieux que le cancer.

Puis il avait cessé de le croire. Elle était morte. Il ne voulait pas qu’elle soit morte. Il avait encore des choses à lui dire. Trop tard.

À présent, il avait cessé de penser à elle. Elle lui reviendrait en mémoire dans quelques heures, pendant des jours encore, et des semaines. Il n’oublierait jamais ses yeux, levés vers lui…

Des yeux de fantôme. Il allait les avoir en tête pendant longtemps.

Mais pas maintenant.

Une porte s’ouvrit au fond de la maison. Weather n’était pas censée rentrer avant au moins trois heures. Lucas se leva à grand-peine, avança vers la porte.

– Lucas ? s’enquit Weather d’une voix inquiète.

Ses hauts talons claquèrent sur le carrelage de la cuisine.

Lucas était dans le couloir.

– Ouais ?

– Comment se fait-il que tu sois debout ? demanda-t-elle.

Elle était en colère.

– Je croyais que tu avais une opération.

– J’ai reporté.

Elle le regarda gravement, à quelques mètres de distance. C’était une petite femme, coriace.

– Comment ça va ?

– Ça me fait mal quand je respire… Est-ce que le camion de télé est toujours dehors ?

– Non. Ils sont partis.

Elle portait une grosse boîte.

– Tant mieux. Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Un plateau-repas pour manger devant la télé. Je vais te l’apporter pour que tu n’aies pas à bouger.

– Merci…

Il lui fit un signe de tête et retourna en boitillant au fauteuil en vinyle, où il s’assit avec précaution.

Weather jeta un coup d’œil à la télévision.

– Qu’est-ce que tu peux bien être en train de regarder ?

– Je ne sais pas.

 

 

Les médecins des urgences l’avaient gardé pour la nuit, surveillant sa tension artérielle. Il y avait un risque de commotion cérébrale, avaient-ils dit. L’un d’eux, qui ne paraissait pas plus de dix-sept ans, avait ajouté que Lucas ne pourrait éternuer sans avoir mal, et ce jusqu’au milieu de l’été suivant. Il avait l’air assez content de son diagnostic.

 

 

Weather jeta son sac sur un autre fauteuil, agita les bras.

– Je ne sais pas quoi faire, finit-elle par dire, les yeux baissés sur lui.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– J’ai peur de te toucher. À cause des côtes cassées. (Elle avait les larmes aux yeux.) J’ai besoin de te toucher, alors, je ne sais pas quoi faire.

– Viens t’asseoir sur mes genoux. Assieds-toi très doucement, c’est tout.

– Lucas, je ne peux pas faire ça. Ça va exercer une pression sur tes côtes.

Elle fit un pas vers lui.

– Tant que je ne fais pas de mouvements brusques, ça va. C’est ça qui fait mal. Si tu te pelotonnes sur mes genoux…

– Tu es sûr que ça ne va pas te faire mal ?

Cela ne se révéla qu’un tout petit peu douloureux, et il se sentit beaucoup mieux, ensuite. Il ferma les yeux et s’endormit, la tête de Weather sur la poitrine.

À six heures, ils regardèrent les actualités tous les deux.

Roux était triomphante.

Et généreuse, et attristée, tout à la fois. Elle paradait avec les détectives qui avaient travaillé sur l’affaire, à l’exception de Del, qui avait horreur qu’on voie son visage. Elle mentionna Lucas une demi-douzaine de fois, le présentant comme le cerveau de toute l’opération. Elle fit un portrait émouvant de Connell, une femme qui luttait pour les droits de toutes les autres, et s’était vouée corps et âme à la destruction du monstre.

Le maire parla à son tour. La direction de la police criminelle de l’État était créditée d’une grande part de ce succès. Le président du syndicat des employés municipaux de l’État affirma que la perte de Connell était irréparable. Sa mère avait pris l’avion de Bimidji, et pleura à l’antenne.

C’était de l’excellente télévision, présentée en majeure partie par Jan Reed.

– J’ai eu si peur ! dit Weather. Quand ils ont appelé…

– Pauvre Connell…, fit Lucas.

Jan Reed avait des yeux splendides.

– Que Connell aille se faire foutre, lança Weather. Et toi aussi. C’était pour moi que j’avais peur. Je ne savais pas quoi faire, si tu mourais.

– Tu veux que je quitte la police ?

Elle le regarda, sourit et répondit :

– Non.

Un autre reportage télévisé montra des images de la façade de la maison de Lucas. Pour quelle raison, il n’en avait aucune idée. Un autre encore avait été tourné sur le toit de l’immeuble d’en face de chez Jensen, avec une vue plongeante sur son appartement. Le mot aquarium fut employé.

– Ça glace le sang, commenta Weather.

Elle frissonna.

– Une Finlandaise au sang chaud ? répliqua Lucas. Difficile à croire.

– Eh bien, c’est le cas. Ça me glace.

Lucas la regarda, pensa à son cul, l’autre jour dans la salle de bains. Ce cul si esthétique qui les avait menés jusque-là…

Il lui demanda de quitter ses genoux, se leva, ses articulations craquaient et le faisaient souffrir. Il s’étira prudemment comme un vieux matou arthritique, morceau par morceau. Un sourire apparut sur ses lèvres et il eut tout à coup l’air content.

Un changement si soudain que Weather fit un pas en arrière.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. (La douleur l’avait peut-être un peu perturbé.) Tu ferais mieux de t’asseoir.

– Tu es une belle femme, avec une tête bien faite, et un cul au-dessus de la moyenne.

– Quoi ?

Elle était perplexe.

– Il faut que j’aille en ville.

– Lucas, c’est impossible.

Elle était en colère, à présent.

– Je suis défoncé à l’Advil. Ça devrait aller. D’ailleurs, les toubibs m’ont dit que la blessure n’était pas grave, ça va être un peu douloureux, c’est tout.

– Lucas, j’ai déjà eu une côte cassée. Je sais ce que c’est. Qu’est-ce qui peut être assez important pour… ?

– C’est important. Et ça ne me prendra pas longtemps. Quand je reviendrai, tu pourras m’embrasser pour me faire passer la douleur.

Il marcha prudemment en direction du garage, chaque bleu, chaque contusion se rappelant à son bon souvenir durant le trajet. Weather le suivait.

– Je devrais peut-être te conduire là où tu vas.

– Non, ça va, je t’assure.

Dans la cuisine, il prit le téléphone, composa un numéro, obtint la brigade criminelle, et demanda Greave.

– Je pensais que vous n’étiez pas en état de communiquer pour l’instant, mon vieux, s’étonna celui-ci.

– Vous vous souvenez de ce gamin qui servait d’homme à tout faire, à Eisenhower Docks ?

– Ouais ?

– Dénichez-le. Gardez-le sous le coude. Je vous retrouve là-bas. Et apportez un téléphone cellulaire. Il faudra que je passe un coup de fil.

 

 

Quand Lucas arriva, Greave l’attendait au rez-de-chaussée. Il était en jean et en tee-shirt sous une veste légère en coton, la gaine du pistolet passée dans la ceinture un peu à gauche au-dessus du pubis, comme Lucas. Le môme était assis sur une chaise en plastique, l’air effrayé.

– Qu’est-ce qui se passe, monsieur ? demanda-t-il.

– Allons voir sur le toit, dit Lucas, en les entraînant vers l’ascenseur.

Une fois à l’intérieur, il appuya sur le bouton du dernier étage.

– Qu’est-ce qu’on va faire là-haut ? demanda Greave. Vous avez trouvé quelque chose ?

– Eh bien, Koop, c’est de l’histoire ancienne, alors il faut bien résoudre cette affaire, expliqua Lucas. Comme ce môme ne veut rien dire, je me suis dit qu’on allait le suspendre dans le vide du haut du toit en le tenant par les chevilles, jusqu’à ce qu’il parle.

– Monsieur ?

Le gamin se recroquevilla contre la cloison de l’ascenseur.

– Je blague, le rassura Lucas.

Il grimaça un sourire douloureux, mais le môme continua à se tasser dans un coin. Au dernier étage, ils montèrent la volée de marches permettant d’accéder au toit, entrebâillèrent la porte, et Lucas demanda :

– Est-ce que vous avez apporté le téléphone ?

– Ouais. (Greave fouilla dans sa poche et en sortit l’appareil.) Expliquez-moi, bon Dieu !

Lucas avança jusqu’à l’abri du climatiseur. Le métal peint de fraîche date ne présentait aucune tache de rouille.

– Quand est-ce qu’on a installé ça ? demanda-t-il au gamin.

– Quand ils ont rénové l’immeuble. Ça fait peut-être un an.

La plaque de l’entreprise qui s’en était chargée était posée assez haut sur l’abri du climatiseur, comme celle qu’il avait vue sur celui de l’immeuble en face de chez Sara Jensen. Lucas ouvrit le téléphone portable et composa un numéro.

– Lucas Davenport, chef adjoint de la police de Minneapolis, dit-il à la femme qui répondit à l’autre bout de la ligne. Je voudrais parler au responsable du service après-vente. Oui, c’est en rapport avec des réparations effectuées sur une de vos installations.

Greave et le môme l’observèrent pendant qu’il attendait.

– Oui, Davenport. D-a-v-e-n-p-o-r-t. Nous enquêtons sur un meurtre. Nous avons besoin de savoir si vous avez réparé le climatiseur de l’immeuble Eisenhower Docks le mois dernier. Vous l’aviez installé il y a un an. Hein ? Eh bien, appelez le service et posez-leur la question. Et rappelez-moi ensuite… D’accord. (Lucas regarda Greave, l’oreille collée au téléphone. Il lui dit en souriant :) Il faut qu’il regarde sur son ordinateur la liste des travaux effectués, mais il n’en a aucun souvenir.

– Quoi ?

Greave était aussi perplexe que Weather lors de son départ. Il contempla le climatiseur puis le gamin. Celui-ci haussa les épaules.

Lucas reprit sa conversation au téléphone :

– Vous n’en avez pas fait ? Il est sous garantie, n’est-ce pas ? Hm-hm. Et ça couvrirait toutes les réparations, pas vrai ? D’accord. Écoutez, un détective nommé Greave viendra vous voir un peu plus tard dans la journée pour prendre une déposition. Il essaiera de passer avant cinq heures.

Lucas coupa la communication, replia le téléphone portable, le rendit à Greave, et regarda le gamin.

– Quand je t’ai parlé, tu m’as dit que tu avais aidé Ray à réparer le climatiseur.

– Ouais. Il était en panne.

– Mais il n’est venu personne de la compagnie qui l’a installé ?

– Pas que je sache.

Le môme déglutit.

– Qu’est-ce que vous avez trafiqué, dans le climatiseur ? demanda Lucas.

– Je n’en sais rien, je me suis contenté de lui passer les tournevis, et de l’aider à démonter certaines parties, monsieur.

– Les conduits de ventilation ?

– Les gros tubes, rectifia le gamin.

« Conduits », ce n’était pas un mot qu’il employait souvent.

– Vous n’avez pas touché au moteur ?

– Non, monsieur, pas moi en tout cas. Ni qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. Les tubes, c’est tout ce qu’on a bricolé.

– Quoi ? demanda Greave. Quoi ? Quoi ?

– Ils l’ont congelée, dit Lucas.

Greave eut un demi-sourire.

– Vous déconnez ?

– Eh bien, peut-être pas exactement congelée. Ils l’ont tuée par hypothermie, expliqua Lucas. C’était une vieille femme, un peu maigre en raison de troubles du fonctionnement de la thyroïde. Elle prenait des somnifères tous les soirs avec un verre de whisky, peut-être deux. Cherry le savait. Apparemment, elle blaguait souvent sur ses médicaments. Alors, il a surveillé sa fenêtre jusqu’à ce que la lumière s’éteigne, il a attendu une demi-heure, et mis la climatisation. Ils ont envoyé l’air froid destiné à l’immeuble entier dans son appartement. Je vous parie qu’il faisait plus froid là-dedans que dans un réfrigérateur.

– Doux Jésus ! dit Greave, en se grattant le menton. Ça serait suffisant ?

Lucas hocha la tête.

– Tout le monde dit qu’il faisait chaud parce que la climatisation était en panne. Les photos du corps la montrent recroquevillée sous un drap, pas sous une couverture, parce qu’il faisait effectivement chaud quand elle s’est couchée. À son âge et vu son poids, c’était le genre de personne susceptible de succomber à l’hypothermie. La seule chose qui pouvait la rendre encore plus vulnérable, c’était l’alcool. Dont elle avait consommé un ou deux verres.

– Hum, commenta Greave.

– Le truc qui ne laisse aucun doute, poursuivit Lucas, c’est que les agents immobiliers marrons les plus minables de la ville n’ont pas appelé le service après-vente. La climatisation est sous garantie. Le responsable vient de me dire qu’ils se chargeaient de toutes les pannes pendant cinq ans. Il m’a dit que s’il tombait même une vis de ce truc, ils venaient la remettre en place.

– Je ne vois pas…, commença Greave, qui n’y croyait pas encore.

– Souvenez-vous des photos. Elle était sur le flanc, recroquevillée en position fœtale, comme si elle avait essayé de se protéger du froid dans son sommeil. Mais les somnifères l’avaient assommée. Elle n’a pas réussi à se lever. Et ça a marché : ils l’ont tuée. Non seulement ça a marché, mais il n’y avait aucune trace. Pas de preuve toxicologique. Les portes étaient fermées, les fenêtres aussi, les détecteurs de mouvement en service. Ils l’ont tuée par refroidissement.

Greave regarda le gamin.

– Bon Dieu ! J’ai aidé Ray à démonter les tubes et à les remettre en place, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait ! se défendit celui-ci.

– Ils ont essayé la climatisation après qu’il eut bricolé les conduits, je parle, reprit Lucas.

– Oui, ils disaient qu’ils voulaient voir ce que ça donnait, confirma le môme.

– Mon cul ! fit Greave, une lueur soudaine au fond de l’œil. Ils ont congelé la vieille chouette.

– Je crois, dit Lucas.

– Est-ce que je peux les arrêter ? demanda Greave. Laissez-moi faire ça, d’accord ?

– C’est vous qui êtes chargé de l’affaire, répliqua Lucas. Mais si j’étais vous, j’essaierais de jouer les uns contre les autres. Allez discuter avec Troy. Offrez un marché à l’un d’entre eux. Ce sont tous des enfoirés, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Maintenant que vous savez comment ils s’y sont pris, il y en aura automatiquement un pour se mettre à table.

– Ils l’ont congelée, répéta Greave, qui n’en revenait pas.

– Ouais, dit Lucas en regardant la ville autour de lui. (Il distinguait un lambeau de Mississippi au loin.) Ça glace le sang, pas vrai ?

Lucas s’arrêta pour avoir une conversation avec Roux et lui parla de la congélation.

– Est-ce que vous êtes sortie d’affaire ?

– Pour l’instant. (Elle n’avait pas l’air contente.) Mais vous savez…

– Quoi ?

Elle avait une liasse de papiers d’un centimètre et demi d’épaisseur à la main.

– Il y a eu sept attaques de banques ces deux derniers mois, la même bande. Deux ici, une à Saint Paul, quatre en banlieue. Les banquiers commencent à faire pression sur moi.

– C’est du ressort des fédéraux, en principe, fit remarquer Lucas. Ce sont les fédéraux qui s’occupent des attaques de banques.

– Les fédéraux ne veulent pas être élus sénateurs.

– Oh ! quelle galère ! grogna Lucas.

 

 

En partant, il tomba sur Jan Reed, plus séduisante que jamais.

– Oh ! mon Dieu, que j’ai eu peur ! s’exclama-t-elle, et elle avait effectivement l’air inquiète. (Elle lui toucha la poitrine, la main ouverte.) On m’a dit que vous aviez salement dégusté.

– Ça n’est pas si grave que ça.

Il essaya de rire, l’air viril, mais ne réussit qu’à grimacer de douleur.

– Vous avez l’air amoché. (Elle jeta un coup d’œil à sa montre.) J’ai encore une heure devant moi, avant de retourner à la station… Est-ce que vous avez le temps de terminer le café et les croissants que nous avions entamés l’autre jour ?

Doux Jésus, qu’elle était jolie !

– Mon Dieu, j’aimerais beaucoup. Mais, vous savez… il faut que je rentre chez moi.