CHAPITRE XXVIII

Ils continuaient à faire suivre Koop pas à pas, tout en exposant l’affaire, au siège de la police. Thomas Troy, du bureau du procureur, déclara qu’ils manquaient encore de présomptions suffisamment fondées pour lui mettre la main au collet.

Celui-ci et Connell, assis avec Roux dans le bureau de cette dernière en compagnie de Lucas et de Mickey Green, un autre assistant du procureur, passèrent en revue les éléments dont ils disposaient :

– La femme tuée dans l’Iowa a raconté à une amie qu’elle avait rendez-vous avec un flic. Mais Koop n’a jamais été flic, fit observer Troy.

– Hillerod l’a vu à Madison, et affirme que Koop avait reconnu son tatouage de prisonnier, avança Connell.

– Ça, c’est de la divination, dit Troy, et les perceptions extrasensorielles ne donnent rien, à la barre des témoins.

– D’autre part, ajouta Green, Hillerod n’arrive pas à se souvenir à quoi ressemble Koop, sans compter qu’en plus d’un casier judiciaire chargé il vient d’être arrêté pour une série de délits sérieux et une violation de liberté sur parole. La défense claironnera qu’il est prêt à dire tout ce qu’on veut pour une remise de peine. Et, en fait, on a d’ores et déjà passé un marché avec lui.

– Il a été vu en train de se débarrasser d’un cadavre par deux témoins, qui ont donné une description de lui et de sa camionnette, continua Connell.

– Les descriptions sont contradictoires, même en ce qui concerne le véhicule, répliqua Troy. Ils ont vu ce type la nuit, de loin. L’un d’entre eux est un revendeur de crack, de son propre aveu, et l’autre un type qui traînait avec ce trafiquant de drogue.

– Les Camel, dit Connell.

– Il doit y avoir cinquante mille fumeurs de Camel dans les Cités jumelles. Et la plupart roulent en camionnette et en camion, objecta Troy.

– Il a le même aspect que l’agresseur de Hart – costaud et musclé.

– Grand, costaud et musclé, ont dit les témoins, coupa Troy. Koop est petit. D’autre part, l’agression contre Hart n’a pas forcément de rapport avec les attaques perpétrées contre des femmes. L’homme qui s’en est pris à Hart avait une barbe et portait des lunettes. Koop a le visage rasé, le port des lunettes n’est pas requis sur son permis de conduire, et il n’avait pas de lunettes sur le nez, ce matin. Les témoins se sont révélés incapables de l’identifier quand on leur a présenté son portrait au milieu d’autres photos.

– Vous travaillez contre nous ! fulmina Connell.

– Foutaise ! Je ne fais qu’ébaucher une tactique élémentaire pour la défense. Un bon avocat mettrait votre dossier en pièces, au procès. Il nous faut une preuve. Rien qu’une. Trouvez-la-moi, et on l’aura !

 

 

Koop passa le premier jour de la surveillance dans sa camionnette, à rouler sans but, sur de longs itinéraires compliqués. Il s’arrêta au gymnase Two Guy’s, y passa deux heures, avant de repartir, ne s’arrêtant que pour manger dans des restaurants fast-food, et une fois pour prendre de l’essence.

– Je crois qu’il s’est rendu compte qu’on le suivait, déclara Del sur une des radios équipées de brouilleur automatique, pendant qu’ils attendaient dans les embouteillages, sur l’Interstate 94 entre Saint Paul et Minneapolis. À moins qu’il ne soit cinglé.

– On le sait ça, qu’il est cinglé, râla Connell. La question c’est : qu’est-ce qu’il fait ?

– Il n’est pas en mission de repérage, intervint Lucas, dans une troisième voiture. Il se déplace trop vite pour ça. Et il ne revient jamais en arrière. Il se contente de rouler. Il n’a pas l’air de savoir où il va – il est sans cesse à tourner en rond, ou à s’engager dans des impasses.

– Eh bien, il faut faire quelque chose, proposa Del. Parce que, s’il ne nous a pas encore vus, ça va venir. Il va nous entraîner dans un coin de banlieue où il va falloir faire demi-tour, et on va lui passer sous le nez une fois de trop. Où diable est passé le soutien logistique ?

– On est là, répondit le type de l’équipe de soutien à la radio. Dès que ce fils de pute s’arrête, on lui colle une étiquette.

À trois heures, Koop s’arrêta dans un restaurant Perkins et s’installa dans un box. Pendant que Lucas et Connell le surveillaient du dehors, Henri Ramirez, du service de renseignements, se glissa sous la camionnette pour y accrocher un transmetteur électronique actionné à distance par télécommande, avec une pile autonome. Il plaça un clignotant Infrarouge plat au milieu du toit du véhicule. Si Koop grimpait sur le toit, il le verrait. Sinon, l’appareil était invisible, et on pouvait suivre la camionnette la nuit, par avion.

 

 

À neuf heures, dans les dernières lueurs du jour, Koop Sortit du dédale de routes qui entouraient le lac Minnetonga et prit la direction de l’est, vers Minneapolis. Il n’y avait plus aucun véhicule ouvrant la voie. Cela s’était révélé Impossible. Toutes les voitures qui le filaient étaient loin derrière lui. La camionnette radio suivait en silence, l’avion de surveillance faisait tout le boulot. De là-haut, le type qui surveillait Koop en se servant de lunettes infrarouges signala qu’il ne le perdait pas de vue, et le suivit à la trace, rue par rue, dans les Cités jumelles.

– Il va chez Jensen, indiqua Lucas à Connell, en suivant l’itinéraire de Koop sur la carte.

– Je ne sais plus où je suis.

– On approche des lacs. (Lucas fit un appel radio, pour prévenir les autres :) On décroche, on va chez Jensen.

Il appela chez Jensen, mais son téléphone ne répondait pus. Il appela le standard de la police et obtint le numéro du gardien de l’immeuble.

– On a un problème, et on a besoin d’aide…

Le gardien attendait près de la porte du garage de l’immeuble. Lucas se gara sur une place réservée aux véhicules de handicapés.

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? demanda le gardien, en lui tendant une clé de l’appartement de Jensen.

– Rien, répondit Lucas. Rentrez chez vous. On aimerait bien que vous restiez près du téléphone. Attendez là. Abstenez-vous de sortir dans le couloir, je vous en prie.

À l’adresse de Connell :

– S’il vient ici, il est fait. Si on l’attrape chez Jensen, c’est une preuve qu’il la traque, et que c’est lui le fumeur de Camel sur l’abri du climatiseur, en face. L’agression au couteau le rattache aux assassinats, et au mégot de Camel trouvé sur Wannemaker.

– Vous croyez qu’il va venir ? demanda-t-elle pendant qu’ils se pressaient vers l’ascenseur.

– Je le souhaite. Mon Dieu ! que je le souhaite ! On en finirait avec cette histoire.

Ils entrèrent dans l’appartement de Jensen, et Lucas alluma. Puis il sortit son .45 de sa gaine pour une ultime vérification du matériel.

 

 

– Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Lucas.

– Il avance très lentement, mais il avance, répondit par radio le type de l’avion. Là, là… on l’a perdu, il est sous des arbres, ou une connerie comme ça, attendez, j’ai vu le signal, je le vois, ça y est, il a redisparu…

– Je le vois, appela Del. Je suis garé sur le parking du magasin de motos, et il vient vers moi. Il accélère, mais il est sous les arbres, il va en sortir dans une sec…

– Je l’ai retrouvé, fit-on de l’avion. Il fait le tour du pâté de maisons. Il ralentit…

– Il roule très lentement, reprit Del. Je suis dans la rue, à pied, il est juste devant l’immeuble, il roule au pas, il est presque à l’arrêt. Non, il s’éloigne.

– Il s’en va, signala le type de l’avion une minute plus tard. Il se dirige vers le rond-point.

– Est-ce qu’il t’a vu, Del ?

– Impossible.

– Ah ! merde ! dit Connell.

– Ouais.

L’énergie soudaine qui les avait gonflés s’échappait de Lucas, comme d’un ballon crevé. Il fit deux fois le tour de la pièce.

– Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi est-ce qu’il n’est pas venu ?

Koop traversa le centre-ville et fit halte à un bar près de l’aéroport, où il but trois bières en solo, paya ses consommations, acheta une bouteille dans une boutique spécialisée dans la vente d’alcool située dans la même rue, et mit le cap sur son domicile.

Les lumières s’éteignirent quelques minutes après deux heures.

Lucas rentra chez lui. Weather dormait. Il lui donna une tape affectueuse sur les fesses avant de se coucher lui aussi.

 

 

Koop reprit la route le lendemain, traversant les banlieues est et sud de Saint Paul. Ils le filèrent jusqu’à une heure du matin, lorsqu’il finit par s’arrêter dans un restaurant Wendy’s. Lucas roula jusqu’à un McDonald’s un peu plus bas dans la rue. Il se sentait au bout du rouleau, vieilli, et plein d’ennui ; il prit un double cheeseburger, un cornet de frites, un milk-shake, et revint à la voiture à grands pas. Connell mangeait des morceaux de carottes crues dans une boîte Tupperware.

– George Beneteau a appelé, hier, pendant qu’on était au boulot, déclara Connell quand ils eurent épuisé tous les autres sujets de conversation.

– Ah ouais ?

Elle avait le chic pour le laisser sans voix.

– Il a laissé un message sur mon répondeur. Il voudrait qu’on sorte manger un steak ensemble ou quelque chose comme ça.

– Qu’est-ce que vous allez faire ?

– Rien, répondit-elle carrément. Je ne peux pas affronter ça. Je pense que je l’appellerai demain et que je lui expliquerai.

Lucas secoua la tête et engloutit ses frites. Il espérait qu’elle ne se mettrait pas à pleurer, comme la fois précédente.

Elle s’en abstint. Mais, un peu plus tard, tandis qu’ils escortaient Koop sur le pont de Lake Street, elle dit :

– Cette fille de la télé, Jan Reed… Vous avez l’air de vous entendre assez bien.

– Je m’entends bien avec beaucoup de journalistes, précisa Lucas, mal à l’aise.

– Je voulais dire que vous avez l’air d’être ami-ami.

– Oh ! pas vraiment.

– Mmm.

– Mmm quoi ?

– J’y réfléchirais à deux fois, si j’étais vous. C’est une de ces choses au sujet desquelles je vous soupçonne, vous savez, de n’être qu’un costard.

– Pas très futé.

– Vous m’ôtez les mots de la bouche.

 

 

Koop s’arrêta devant un magasin Firestone, mais ne quitta pas son véhicule. L’équipe de la camionnette de surveillance l’observait du parking d’un magasin Best Buy, et indiqua par radio qu’il semblait regarder un restaurant Denny’s de l’autre côté de la rue.

– Il a mangé il y a moins d’une heure, observa Lucas. (Ils étaient un peu plus loin, garés devant un marchand de voitures d’occasion, un peu trop en évidence.) Allons jeter un coup d’œil aux voitures d’occasion.

Ils s’exécutèrent, et purent surveiller Koop à travers le pare-brise d’une vieille Buick. Au bout de dix minutes sur le parking Firestone, Koop mit le moteur en marche, roula jusqu’au restaurant Denny’s où il entra.

– Il cherche à dépister une surveillance, dit Lucas. (À la radio :) Del, est-ce que tu pourrais y aller ?

– J’y vais… (Puis, quelques secondes plus tard :) Merde ! il ressort. Je vais faire le tour.

Koop sortit avec un café dans une tasse en carton. Lucas saisit le bras de Connell alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre la voiture, et approcha la radio de son visage.

– On va rester une minute par ici. Vous restez à ses trousses. Hé, Harvey ?

Harvey était le responsable de la camionnette de surveillance.

– Ouais ?

– Est-ce que vous pourriez braquer une caméra vidéo sur la façade du Denny’s, pour voir qui en sort ?

– Comme si c’était fait.

– Il n’est pas resté assez longtemps, expliqua Lucas à Connell. Il a parlé à quelqu’un. Pas assez longtemps pour que ça soit un ami, alors ça devait être pour affaires.

– Sauf si son ami n’était pas là, objecta Connell.

– Ça a trop duré pour ça… (Il ajouta, au bout d’un moment :) Nous y voilà. Oh ! Merde, Harvey, faites un gros plan sur ce type, vous vous souvenez de lui ?

– Je ne…

– Schultz Tout Court, dit Lucas.

Del, à la radio, tout en filant le train à Koop :

– Notre Schultz Tout Court ?

– Absolument, répondit Lucas.

Schultz monta dans une Camaro rouge et sortit prudemment de sa place de parking en marche arrière.

– Venez, dit Lucas à Connell, l’entraînant vers la voiture.

– Qui est-ce ?

– Un fourgue. Très prudent.

Une fois au volant, Lucas resta à distance respectable de Schultz, et appela une voiture de patrouille.

– Obligez-le à s’arrêter le long du trottoir. Et attendez. Les policiers en uniforme débouchèrent à un carrefour et obligèrent Schultz à s’arrêter un peu bas dans la rue, sous un érable d’un vert éclatant. Lucas et Connell leur passèrent devant, et garèrent leur véhicule. Sur le trottoir, un gamin en tricycle contemplait la scène, les gyrophares clignotant, le flic debout derrière la portière ouverte. Schultz observait ce dernier dans son rétroviseur, et ne vit pas s’approcher Lucas qui venait au-devant de lui.

– Schultzie ! s’exclama Lucas, en se penchant à la vitre, les mains sur le toit. Comment vas-tu, mon vieux ?

– Ah ! merde, qu’est-ce que tu veux, Davenport ? Schultz, choqué par cette apparition soudaine, essayait de ne rien laisser paraître.

– Ce que tu viens d’acheter à Koop, répondit Lucas. Schultz était un petit homme au visage rond, à la peau marbrée. Il avait des favoris de couleur foncée, que le rasoir avait du mal à policer. Ses yeux étaient légèrement protubérants, et, quand Lucas prononça le mot « Koop », ils semblèrent sortir un peu plus de leurs orbites.

– Je n’arrive pas à croire que ce cinglé-là soit de ton ressort, dit Schultz au bout d’un moment, en ouvrant la portière.

– En fait, il ne l’est pas, ironisa Lucas.

Connell était debout de l’autre côté de la voiture, la main dans son sac.

– Qui c’est, la gonzesse ? demanda Schultz, en la désignant d’un signe de tête.

– Flic de l’État. Dis donc, est-ce que c’est une façon, ça, de parler du gouvernement ?…

– Je t’emmerde, Davenport, répliqua Schultz, en s’appuyant contre le capot. Bon, qu’est-ce qu’on fait ? J’appelle mon avocat, ou quoi ?

– Schultzie ! fit Lucas en ouvrant les bras.

– Schultz tout court, rectifia celui-ci.

 

 

Thomas Troy portait un chandail bleu de l’armée et un jean. Il avait l’air d’un type soigné, mais dur à cuire, un lieutenant-colonel de parachutistes. Il secouait la tête.

– On n’a pas assez d’éléments sur les meurtres proprement dits, même si on l’a vu rôder autour de chez Jensen. On peut faire semblant, cela dit, et l’embarquer.

– Comment ? demanda Roux. Qu’est-ce que vous suggérez ?

– On l’arrête pour cambriolage. Schultz nous en a assez dit là-dessus pour qu’on puisse le faire condamner. Si on ne trouve rien sur les meurtres ou le harcèlement de Jensen, eh bien… on le coincera au moins pour cambriolage, et, dans le rapport remis au juge avant la sentence, on fera savoir qu’on pense qu’il a quelque chose à voir avec ces assassinats. Si on tombe sur le bon juge, on peut obtenir qu’il soit condamné à une peine supérieure à celle prévue, et le faire enfermer pendant cinq ou six ans.

– Cinq ou six ans ?

Connell se leva de son siège.

– Asseyez-vous ! fit Troy sèchement.

Elle s’exécuta.

– Si vous trouvez quelque chose pendant la perquisition, ça nous ouvre plus de possibilités encore. Si on trouve des preuves qu’il a fait d’autres cambriolages, il écopera d’un ou deux ans de plus. Si on obtient des preuves qu’il a espionné Jensen, on repassera au tribunal pour un nouveau procès et on obtiendra encore quelques années de plus. Et s’il y a quoi que ce soit dans l’enquête qu’on arrive à rattacher directement aux meurtres – n’importe quel élément supplémentaire, même minuscule, à ajouter à ceux que vous avez déjà –, on peut s’arranger pour que les procès qui en découlent aient lieu après les autres, de manière que la publicité suscitée par les deux premiers le fasse condamner lourdement dans les autres.

– C’est vraiment parier sur les résultats, fit observer Lucas.

– Tout ce qu’il vous faut, c’est quelques poils de Wannemaker ou de Marcy Lane, et, avec ce que vous avez déjà comme présomptions, ça suffira. Si vous me donnez quelque chose – une arme, un cheveu, deux gouttes de sang, une empreinte –, on en tirera le maximum.

Connell regarda Lucas, puis Roux.

– Si on continue à le filer, on le verra peut-être approcher quelqu’un.

– Et s’il la tue dès qu’ils sont dans la camionnette ? demanda Roux.

Lucas secoua la tête.

– Il ne fait pas toujours ça. Wannemaker avait des traces de liens sur les poignets. Il l’a gardée un moment, peut-être une journée, pour pouvoir la maltraiter un peu.

– Il n’a pas fait ça avec Marcy Lane. Il n’a matériellement pas pu passer plus d’une heure avec elle, indiqua Connell, d’un ton lugubre.

– On ne peut pas se permettre de prendre le risque, objecta Roux. On serait cinglés de le faire.

– Je ne sais pas, reprit Troy. Il suffirait qu’il sorte un couteau et les jeux sont faits.

– Alors, on attend ?

Lucas regarda Connell, puis secoua la tête.

– Je pense qu’il faut l’arrêter.

– Pourquoi ? demanda Connell. Pour lui coller cinq ou six ans, au mieux ?

– On ne l’a surveillé que deux jours et une nuit. Et s’il séquestre quelqu’un dans sa cave, en ce moment ? Et s’il rentre chez lui et qu’il la tue pendant qu’on reste assis dehors ? On sait qu’il a déjà retenu une de ses victimes prisonnière pendant un moment.

Connell déglutit, et Roux se redressa pour dire :

– Si c’est une hypothèse fondée…

– Les chances sont très réduites que ce soit le cas.

– Même réduites, je ne veux pas prendre le risque. Arrêtez-le tout de suite.