CHAPITRE XVIII

Evan Hart, debout, une main dans la poche, parlait à voix basse, l’air inquiet. Il avait le dos tourné au balcon, sa silhouette s’encadrait dans le carré noir de la fenêtre ; il était vêtu d’un costume bleu de coupe classique, et tenait un verre de scotch cubique dans la main gauche. Il avait enlevé sa cravate et l’avait rangée. Sara en voyait dépasser le bout sous le rabat de la poche de veste.

– Est-ce que vous en avez parlé à la police ?

Elle secoua la tête.

– Je saurais pas quoi leur dire.

Elle croisa les bras sur la poitrine, les frotta comme si elle avait froid.

– C’est comme avoir un fantôme chez soi. Je sens la présence de quelqu’un, mais je n’ai jamais rien vu. Il y a eu le cambriolage, et depuis… rien. On me dirait que je suis paranoïaque – à cause du cambriolage. Et je déteste qu’on me fasse la leçon.

– Ils auraient raison, en ce qui concerne la paranoïa. On ne peut pas être un bon courtier en Bourse si on n’est pas paranoïaque, répliqua Hart.

Il but une gorgée de Johnny Walker Black Label.

– Parce qu’il y a toujours quelqu’un qui veut réellement votre peau, précisa-t-elle, concluant ainsi la traditionnelle plaisanterie.

Elle déambula dans la pièce, dans sa direction. Elle avait un verre à la main, elle aussi, un Martini vodka avec trois olives. Elle regarda dehors, par la fenêtre, par-dessus l’immeuble d’en face, vers le parc.

– À dire vrai, j’ai un peu peur. Une femme a été tuée de l’autre côté de la rue, et le type qui était avec elle est encore dans le coma. C’est arrivé il y a quelques jours, peu de temps après le cambriolage. Ils n’ont arrêté personne pour l’instant – ils disent que les mômes des gangs ont fait le coup. Je n’en ai jamais vu dans le coin. On était en sécurité jusqu’à présent, en principe. J’allais me promener autour du lac, mais j’ai arrêté.

Le visage de Hart redevint sérieux. Il tendit la main et lui frôla le bras du bout des doigts.

– Vous devriez peut-être songer à déménager.

– J’ai un bail, rétorqua Sara, s’éloignant du balcon, pour s’approcher de lui. Et cet appartement est vraiment commode, pour aller au boulot. Il devrait être à l’abri des intrusions. Il est à l’abri des intrusions. J’ai changé les serrures, j’ai une porte blindée. Je ne sais pas…

Hart marcha jusqu’au balcon, regarda au-dehors, lui tournant le dos. Elle se demanda si elle le rendait nerveux.

– C’est un beau quartier. Et je crois qu’au fond il n’y a plus d’endroit où l’on soit complètement en sécurité. Ça n’existe plus.

Il y eut un moment de silence, puis elle demanda :

– Est-ce que je vous rends nerveux ?

Il se retourna, un sourire timide mourant sur ses lèvres.

– Ouais, un peu.

– Pourquoi ?

Il haussa les épaules.

– Je vous aime beaucoup trop. Vous êtes très séduisante… Je ne sais pas, je ne suis pas très doué pour ce genre de choses.

– Ça n’est pas très facile. Écoutez, venez vous asseoir près de moi, je mettrai la tête sur votre épaulé, et nous aviserons.

Il haussa à nouveau les épaules.

– D’accord.

Il posa son verre, traversa la pièce, s’assit rapidement, passa son bras autour des épaules de Sara, et elle enfouit sa tête dans sa poitrine.

– Alors, c’est si désagréable ? demanda-t-elle, avant de se mettre à pouffer.

– Non, ça n’est pas désagréable du tout.

La voix d’Evan était empreinte de nervosité, mais il se prenait au jeu, et, quand elle leva la tête pour lui sourire, il l’embrassa.

Elle se sentait bien. Elle gagnait cent trente mille dollars par an, partait en vacances à Paris, à Mexico, à Monaco ; elle ne connaissait aucune femme aussi coriace qu’elle-même.

Mais une poitrine c’était… délicieux. Elle se pelotonna.

 

 

Koop agrippa le rebord du climatiseur, se hissa, et vit Jensen sur le canapé en compagnie d’un homme ; la vit tourner son visage vers lui, et le type l’embrasser.

– Oh ! putain de ma race ! lâcha-t-il à voix haute. Oh ! putain de ma race !

Son univers tremblait sur ses bases.

De l’autre côté de la rue, l’homme posa sa main sur la taille de Jensen, et remonta de quelques centimètres, sous son sein. Koop crut le reconnaître, avant de réaliser qu’il avait vu un type dans son genre à la télévision, dans un vieux film. Henry Fonda, c’était bien ça. Henry Fonda quand il était jeune.

– Salopard…

Sans réfléchir, Koop se leva, le télescope en main ; le canapé fondit sur lui. Leurs visages étaient soudés l’un à l’autre, et, pas de doute, le type reconnaissait le terrain. Reprenant conscience de lui-même, Koop se courba brusquement, la chaleur lui montant au visage. Il baissa les yeux et écrasa le poing sur le revêtement d’acier du climatiseur ; et, pour la première fois depuis – quand ? était-ce jamais arrivé ? –, ressentit quelque chose qui était peut-être une souffrance sentimentale. Comment pouvait-elle faire une chose pareille ? Ça n’était pas possible, elle lui appartenait…

Il regarda à nouveau l’appartement de Jensen. Ils parlaient à présent, un peu à l’écart l’un de l’autre. Puis elle inclina la tête sur son épaule, et ce fut presque pire que le baiser. Koop braqua le télescope sur eux et les observa avec tant d’intensité que sa tête se mit à lui faire mal. Jésus-Christ Tout-Puissant, pourvu qu’ils ne baisent pas ! Je vous en prie, ne le faites pas ! Je vous en prie !

Ils s’embrassèrent encore, et cette fois la main du type entoura le sein de Jensen, s’y attarda. Koop, souffrant le martyre, pivota sur lui-même, détourna les yeux, décida de ne plus regarder jusqu’à ce qu’il ait compté jusqu’à cent. Peut-être que cela se dissiperait. Il compta un, deux, trois, parvint à trente-huit, et, n’y tenant plus, se retourna.

Le type était debout.

Elle lui disait quelque chose ; le ravissement l’envahit brusquement. Il fallait qu’elle le fasse. Elle se préparait à mettre ce type dehors, bon Dieu ! Sinon, pourquoi se serait-il arrêté en si bon chemin ? Jésus, Marie, Joseph, elle était sur le canapé avec lui. Il la tenait, nom de Dieu ! Puis le type leva un verre, la regarda, dit quelque chose, et elle renversa la tête en arrière pour rire.

Non. Ça ne se présentait pas si bien que ça.

Puis elle fut sur ses pieds, marcha vers lui. Glissa deux doigts dans la boutonnière de sa chemise, dit quelque chose – Koop aurait vendu son âme pour savoir lire sur les lèvres –, se dressa sur la pointe des pieds, l’embrassa de nouveau, rapidement cette fois, et s’éloigna, ramassa un journal qu’elle agita dans sa direction, avant de dire encore quelque chose.

Ils discutèrent cinq bonnes minutes, tous les deux debout, se tournant autour. Sara Jensen le touchait sans arrêt. Ses caresses embrasaient le cœur de Koop. Quand elle touchait le type, la sensation se communiquait à son propre bras, sa propre poitrine.

Puis le type avança vers la porte. Il s’en allait. Ils souriaient tous les deux.

Elle se jeta dans ses bras, sur le seuil, le visage levé, et Koop pivota encore une fois, refusant de contempler le spectacle qui s’offrait à ses yeux, se mettant à compter : un, deux, trois, quatre, cinq… Il ne dépassa pas quinze avant de se retourner.

Elle était toujours dans ses bras, et il la plaquait contre la porte, bon Dieu !

Il faut que je lui fasse la peau, tout de suite !

Une impulsion irrésistible. Koop allait éventrer ce salopard dans l’allée. Ce mec marchait sur ses plates-bandes, on ne touchait pas à la femme de Koop…

Mais Koop s’attarda, ne souhaitant pas quitter son poste d’observation avant que le type soit sorti. L’étreinte finit par se défaire, et Koop, à moitié accroupi, attendait qu’il s’en aille. Jensen lui tenait la main. Elle ne voulait pas le laisser partir. Le retenait par la manche…

– Pédé…, pensa-t-il, et il réalisa qu’il avait parlé à voix haute.

Répéta :

– Pédé, je vais t’arracher le cœur, mon pote, je vais t’arracher le cœur, putain de…

Et la porte d’accès au toit s’ouvrit. Un rai de lumière, choquant, aveuglant, traversa le toit et grimpa le long du climatiseur. Koop s’aplatit, tous les sens aux aguets, prêt à se battre, prêt à s’enfuir.

Les voix se mêlaient, à quelques mètres. Un cliquetis aigu puis un claquement sourd, quand on ouvrit la porte, puis lorsqu’elle se referma toute seule.

Les flics.

– Il faut faire vite.

Ça n’était pas les flics, c’était une voix de femme.

Une voix d’homme :

– Ça va être rapide, ça, je te le garantis, tu m’as tellement allumé que je vais pas pouvoir me retenir très longtemps.

La voix de femme :

– Et si Kari cherche le matelas mousse ?

– Elle s’en fout, le camping ne l’intéresse pas… allez, viens, on va derrière le climatiseur. Viens.

La femme pouffa et Koop les entendit fouler le gravier du toit, puis perçut le bruit du matelas qu’on déroulait. Il jeta un regard sur le côté, au-delà de l’extrémité du conduit d’aération, vers l’immeuble de Jensen. Elle était encore en plein baiser d’adieu, debout sur la pointe des pieds au seuil de la porte, et sa main à lui était au-dessous de sa taille, presque sur son cul.

Sous lui, à trois mètres de distance, l’homme disait :

– Laisse toucher tes… Oh ! bon Dieu, ils sont superbes !…

Et la femme :

– Oh ! si Bob et Kari pouvaient nous voir en ce moment… Oh ! Dieu, que c’est bon !…

De l’autre côté de la rue, Jensen refermait la porte. Elle s’appuya contre le panneau, la tête renversée en arrière ; une expression étrange, abandonnée, pas tout à fait un sourire, se peignit sur ses traits.

La femme :

– Ne le déchire pas, ne le déchire pas !…

L’homme :

– Bon Dieu ! t’es toute mouillée, t’es une petite salope en chaleur…

Koop, que la rage aveuglait, le cœur lui martelant la poitrine à grands coups, resta tapi en silence comme une souris, mais il était de plus en plus furieux. L’idée de sauter et de liquider ces deux gêneurs lui traversa l’esprit.

Il la rejeta aussi vite qu’elle s’était présentée. Une femme était déjà morte ici, et un homme était toujours dans le coma. S’il y avait encore deux victimes, les flics sauraient qu’il se passait vraiment quelque chose ici. Il ne pourrait plus jamais revenir.

De plus, il n’avait que son couteau. Il n’arriverait peut-être pas à tuer les deux d’un coup – et il ne pouvait voir le type. Si celui-ci était costaud, coriace, ça pouvait prendre du temps, et faire pas mal de bruit.

Koop se mordit la lèvre en les écoutant faire l’amour. La femme avait tendance à couiner, mais ça sonnait faux. Le type lui dit : « Ne me griffe pas », elle répondit : « Je ne peux pas m’en empêcher », et Koop pensa : Doux Jésus !

Et l’amoureux de Sara Jensen allait s’en sortir. Il valait mieux le laisser partir… Bon Dieu !

Il tourna la tête vers l’appartement de Jensen. Elle alla s’enfermer dans la salle de bains. Il savait par expérience que, dans ces cas-là, elle en avait pour un moment. Il se mit sur le dos et leva les yeux vers les étoiles, écouta le couple sur le toit, au-dessous de lui. Bon Dieu !

La voix de l’homme :

– Laisse-moi te le faire comme ça, allez !…

La femme :

– Doux Jésus, si Bob savait ce que je suis en train de faire !…