CHAPITRE XV

Sara Jensen travaillait chez Raider-Garrote, un agent de change dans l’immeuble des opérations boursières. L’entrée du bureau était tout en verre et de l’autre côté de la vitre se trouvait une salle d’attente où les investisseurs pouvaient s’asseoir et regarder les chiffres de la Bourse de New York et du NASDAQ s’inscrire sur un tableau. En réalité, peu de gens se donnaient cette peine. La plupart – des hommes blancs et minces aux calvities naissantes qui portaient des lunettes, des serviettes en cuir, des costumes gris – restaient la bouche ouverte dans le couloir jusqu’à ce que leur numéro soit appelé, avant de s’éloigner précipitamment en marmonnant.

Koop traînait au milieu d’eux, les mains dans les poches, changeant chaque jour d’apparence. Un jour il était en jean, tee-shirt blanc, baskets et casquette de base-ball ; le lendemain en chemise à manches longues, pantalon kaki et mocassins.

À travers la vitre, en regardant par-dessus la tête des gens dans l’entrée, au-delà des rangées d’hommes en chemises blanches et de femmes bien habillées assis devant des ordinateurs et parlant au téléphone, on pouvait voir Jensen travailler dans un grand bureau séparé.

La porte en était la plupart du temps ouverte, mais peu de gens s’aventuraient à l’intérieur. Elle avait un casque téléphonique sur la tête presque toute la journée. Souvent, elle parlait dans l’appareil et lisait le journal en même temps. Une demi-douzaine d’ordinateurs s’alignaient sur une étagère derrière elle, et elle en allumait un de temps en temps, observant l’écran ; il lui arrivait aussi de déchirer une bande de papier de l’imprimante, soit pour y jeter un coup d’œil, soit pour la ranger dans son porte-documents.

Koop n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait faire. Il avait cru, tout d’abord, que c’était une sorte de supersecrétaire. Mais elle n’allait jamais rien chercher à l’extérieur, et personne n’avait l’air de lui donner d’ordres. Puis il remarqua que lorsqu’un des hommes en chemise blanche voulait lui parler, il lui témoignait une déférence manifeste. Elle n’était pas secrétaire.

En l’observant, il finit par soupçonner qu’elle faisait quelque chose de très compliqué, quelque chose d’éprouvant. En fin de journée, elle avait l’air hagard. Quand les chemises et les robes vieux jeu se levaient, s’étiraient, bavardaient et riaient, elle avait encore le casque du téléphone sur la tête. Quand elle finissait par s’en aller, sa serviette de cuir était bourrée de papiers.

Ce jour-là, elle partit un peu plus tôt que d’habitude. Il la suivit dans le couloir à ciel ouvert jusqu’au parking, la dépassa, détournant le visage, au milieu de la foule. Il fit la queue devant l’ascenseur, la tension lui crispant le dos et la nuque. Il n’avait jamais fait ça auparavant. Il n’avait jamais été aussi près…

Il sentit qu’elle s’approchait derrière lui, garda le dos tourné. Elle allait grimper au sixième, si elle se souvenait encore de l’endroit où était garée sa voiture. Il lui arrivait d’oublier, d’errer dans le parking en traînant sa serviette, et en cherchant des yeux le véhicule. Il l’avait vue faire. Aujourd’hui sa voiture était au sixième, en face de l’accès principal.

Il monta dans l’ascenseur quand les portes s’ouvrirent, tourna vers la gauche, appuya sur le bouton du septième étage, et recula au fond. Une demi-douzaine d’autres personnes montèrent avec elle, et il manœuvra de manière à se retrouver juste derrière elle, à quelques centimètres. Son parfum l’enivra. Une petite touffe de cheveux pendait sur la nuque de Jensen ; elle avait un grain de beauté derrière l’oreille – mais il avait déjà vu ça avant.

Ce qui comptait, c’était cette odeur. Opium…

L’ascenseur démarra et un type devant perdit l’équilibre, fit un pas en arrière. Elle essaya de reculer, ses fesses vinrent heurter l’aine de Koop. Il ne bougea pas, le type devant marmonna : « Désolé », elle se tourna à demi vers Koop pour dire : « Désolée », puis ils arrivèrent au sixième étage.

Koop avait les yeux fermés, cherchant à retenir l’instant : Elle s’était pressée contre lui !

Apparemment, elle avait remarqué son corps sous la chemise, et avait été attirée par lui. Elle s’était pressée contre lui. Il pouvait encore sentir les courbes de son cul.

Koop sortit au septième étage, sonné, se rendit compte qu’il transpirait et bandait férocement. Elle l’avait fait exprès. Elle savait… Ou bien savait-elle vraiment ?

Koop se dépêcha de retourner à la camionnette. S’il arrivait derrière elle, elle lui ferait peut-être signe. C’était une femme qui avait de la classe, pas le genre à faire des avances explicites. Elle trouverait quelque chose d’autre, rien à voir avec le « Tu veux baiser ? » habituel. Il lança le moteur, descendit la rampe d’accès qui tournait sans arrêt, lui donnant le vertige. Les roues grinçaient en dévalant la spirale. Il voulait rester près d’elle.

À la sortie, il y avait trois voitures devant lui. Jensen n’était pas encore là… La première et la seconde s’en allèrent rapidement. Au volant de la troisième se trouvait une femme assez âgée, qui dit quelque chose à l’employé qui ramassait les tickets. Celui-ci sortit la tête à la vitre du guichet en pointant le doigt vers la gauche, puis vers la droite. La femme ajouta quelque chose.

Une auto s’approcha par-derrière, puis s’arrêta. Ça n’était pas elle. Puis un autre véhicule déboîta de la rampe, s’engageant sur la gauche dans l’allée réservée aux abonnés mensuels. Jensen avait une carte pour sortir. Il entr’aperçut son visage quand elle enfonça la carte dans la porte automatique. Elle se leva, et Jensen le dépassa.

– Enfoirés, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous foutez ?

Koop klaxonna.

Il fallut dix secondes à la femme devant lui pour se retourner, puis elle haussa les épaules, et se mit à fouiner dans son sac à main. Ça lui prit un temps fou. Elle finit par tendre un billet à l’employé. Celui-ci dit quelque chose, et elle replongea dans son sac à main, avant d’en extraire le ticket de parking. Il prit le ticket, lui rendit la monnaie, puis elle lui dit encore quelque chose…

Koop klaxonna une nouvelle fois, la femme jeta un coup d’œil au rétroviseur, finit par démarrer, s’arrêta au bord du trottoir, tourna à gauche lentement. Koop lança l’argent et le ticket à l’employé.

– Gardez la monnaie !

– Je n’ai pas le droit de faire ça.

C’était un imbécile, une tante. Koop sentit l’onde de la colère lui remonter jusque dans la nuque. Encore une minute et…

– Putain, je suis pressé !

– Ça prend une seconde, dit l’employé du parking. (Il actionna la caisse enregistreuse et lui tendit deux pièces de vingt-cinq cents.) Voilà le compte, putain de mec pressé.

La porte se leva, et Koop fonça dans la rue en jurant. Jensen prenait souvent le même chemin pour rentrer chez elle. Il s’élança à sa poursuite, mettant toute la gomme, grillant des feux rouges.

– Allez, Sara ! lança-t-il au volant. Allez, où est-ce que tu es ?

Il la rattrapa au bout d’un kilomètre et demi. Se glissa dans la file.

Fallait-il se placer juste derrière elle ? Est-ce qu’elle lui ferait signe ?

Possible.

Il y réfléchissait toujours lorsqu’elle ralentit, tourna à droite pour se garer sur le parking d’une pharmacie. Koop la suivit, rangea la camionnette au bord de l’aire de stationnement. Elle resta dans la voiture pendant une minute, puis deux, cherchant quelque chose dans son sac à main. Puis elle balança ses jambes hors du véhicule, disparut dans la boutique. Avec tous les miroirs antivol, c’était difficile d’observer quelqu’un sans se faire remarquer.

Il attendit donc. Elle mit dix minutes à ressortir avec un petit sac. Une fois près de la voiture, elle chercha un moment dans son sac à main, marqua un temps d’arrêt, et recommença. Koop se redressa. Quoi ?

Elle n’arrivait pas à trouver ses clés. Elle retourna sur ses pas, vers le magasin, s’arrêta, fit volte-face, regarda pensivement le véhicule, et revint à pas lents. Elle se voûta, jeta un regard à l’intérieur, se redressa, furieuse, parlant toute seule.

Les clés. Elle les avait laissées dedans. Et elle avait verrouillé.

Il aurait pu l’aborder.

– Vous avez un ennui, ma petite dame ?

Mais, pendant qu’il l’observait, elle jeta un coup d’œil rapide autour d’elle, fit le tour de la voiture, se baissa, et glissa la main dans le pare-chocs arrière. Après avoir tâtonné un peu, elle en sortit une boîte noire. Des doubles de clés.

Koop se raidit. Lorsque les gens cachaient des doubles de clés dans leur voiture, ils y joignaient, en principe, un double des clés de la maison, à tout hasard. Et si c’était le cas – et si elle les avait changées sur le trousseau depuis qu’elle avait changé les serrures ?…

Il fallait qu’il voie ça de plus près.

 

 

Koop grimpa sur le toit dès que la nuit fut tombée. Jensen avait passé une robe de chambre, et il l’observa en train de lire, d’écouter la stéréo, de regarder un film sur la télé câblée. Il commençait à connaître ses petites habitudes : elle ne regardait jamais les émissions de variétés ou les débats, jamais les comédies. Elle regardait parfois les jeux télévisés. Et parfois aussi les rediffusions des actualités de la journée sur la chaîne du service public, tard le soir.

Elle aimait manger des glaces, qu’elle dégustait en prenant son temps, sa langue s’attardant langoureusement sur la cuillère. Lorsqu’elle était perplexe, qu’elle cherchait la solution de quelque chose, elle se grattait le haut des fesses. Elle s’allongeait quelquefois dans son lit, les jambes en l’air, regardant dans le vague derrière ses pieds. Elle faisait la même chose quand elle enfilait des collants – elle se laissait tomber sur le lit, glissait ses orteils au bout, puis levait les jambes au-dessus de sa tête et tirait. Il lui arrivait de déambuler dans l’appartement en se brossant les dents.

Un soir, elle avait apparemment accroché son propre reflet du regard dans une des portes coulissantes en verre du balcon, et elle s’était mise à prendre des poses de mannequin façon couverture de Cosmo. Elle était si proche que Koop avait l’impression qu’elle posait pour lui.

Elle se couchait à minuit toute la semaine. Deux amies lui avaient rendu visite, et, une fois, avant que Koop ne se mette à la suivre, elle n’était pas rentrée avant minuit. Un rendez-vous ? Cette idée le rendait fou furieux et il l’avait écartée.

Quand elle allait se coucher – une minute de quasi-nudité, de gros seins tremblants dans l’aquarium – Koop la quittait, allait acheter une bouteille de whisky Jim Beam, et rentrait chez lui.

Une maison aux environs des Cités jumelles dans le style ranch de banlieue, une non-entité qu’il avait louée meublée. Un service de jardinage s’occupait de tondre la pelouse. Koop ne faisait pas la cuisine, ni le ménage, ni quoi que ce soit d’autre à part regarder la télé et laver ses vêtements. Il y régnait une odeur de poussière, à laquelle venait se mêler, plus discrète, celle du bourbon. Oh ! bien sûr, il était venu avec Wannemaker. Mais rien qu’une heure ou deux, et au sous-sol ; cette odeur-là avait quasiment disparu…

 

 

Le lendemain matin, Koop rejoignit le centre-ville avant dix heures du matin. Il n’aimait pas vivre dans la journée, mais c’était important. Il l’appela à son bureau.

– Sara Jensen à l’appareil… Allô ? Allô ?

Elle avait une voix plus aiguë qu’il ne s’était imaginé, avec quelque chose de tendu. Quand son deuxième allô n’obtint pas de réponse, elle raccrocha vivement. Elle était donc au boulot.

Il se dirigea vers la rampe d’accès au parking, et enfila la spirale. D’habitude, elle était garée au cinquième, au sixième ou au septième étage, suivant son heure d’arrivée. Aujourd’hui, c’était au sixième, comme la veille. Il lui fallut grimper jusqu’au huitième pour trouver une place. Il descendit les étages à pied, regarda sous le pare-chocs, à l’arrière du véhicule de Jensen, trouva la boîte où étaient rangés les doubles de clés. Il l’ouvrit en s’éloignant. À l’intérieur se trouvaient une clé de contact, et une autre, flambant neuve.

Bingo.

 

 

Pénétrer dans l’appartement lui donna une sensation de victoire. Comme un conquérant. Comme s’il était chez lui, avec sa femme.

Il resta une demi-journée sur place.

Dès qu’il entra, il ouvrit une boîte à outils devant la télé. Si quelqu’un venait, une femme de ménage par exemple, il pouvait dire qu’il était en train de la réparer… Mais personne ne se montra.

Il mangea des céréales dans un bol, avant de le laver et de le remettre en place. Il s’installa dans le salon, retira ses chaussures et regarda la télévision. Il se déshabilla, baissa les couvertures, et se roula dans les draps frais. Se masturba dans des Kleenex de Jensen.

S’assit sur la cuvette des W.-C. Prit une douche avec son savon. Se passa un peu de parfum sur la poitrine, là où il pouvait le respirer. Posa devant le miroir, reflet d’un corps blond presque imberbe, tout en muscles.

Ça, pensa-t-il, elle adorerait : il se mit de trois quarts profil, les biceps contractés, fesses serrées, menton baissé.

Il inspecta les tiroirs, trouva les lettres d’un homme. Il les lut, mais leur contenu était décevant : j’ai pris du bon temps, j’espère que toi aussi. Il examina un casier dans la chambre d’amis qui servait de petit bureau, trouva un classeur avec l’étiquette « Divorce ». Il n’y avait pas grand-chose dedans. Jensen était le nom de son mari – son nom de jeune fille, c’était Rose.

Il retourna dans la chambre, s’allongea, se frotta contre les draps, s’excita de nouveau…

À cinq heures, il était à la fois épuisé et ravi. Il vit l’heure sur le réveil de la commode, et se leva pour s’habiller et faire le lit : elle devait être en train de quitter le bureau.

 

 

Sara Jensen rentra chez elle quelques minutes avant six heures, un sac rempli de légumes sous un bras, une bouteille de vin et son sac dans l’autre main. L’odeur mouillée des radis et des carottes couvrit celle de Koop le temps d’entrer, d’aller au buffet de la cuisine, mais, quand elle eut déposé ses sacs pour retourner fermer la porte, elle s’immobilisa, fronça le sourcil, regarda autour d’elle.

Quelque chose clochait. Elle ne percevait l’odeur de Koop que vaguement, inconsciemment. Le doigt glacial de la peur s’enfonça dans son cœur.

– Il y a quelqu’un ? appela-t-elle.

Pas un bruit. Paranoïaque.

Elle rejeta la tête en arrière, en reniflant. Il y avait quelque chose… Elle secoua la tête. Rien d’identifiable. À cran, elle laissa la porte ouverte, avança à pas rapides vers la chambre. Appela de nouveau. Silence.

Se refusant toujours à fermer la porte, elle inspecta la chambre d’amis-bureau, puis s’aventura dans la salle de bains, ouvrit même la cabine de douche. L’appartement était vide.

Elle alla fermer la porte, toujours inquiète. Rien de tangible. Elle se mit à déballer ses provisions, entassant les légumes dans le réfrigérateur.

Et se figea à nouveau. Elle revint à la chambre sur la pointe des pieds. Jeta un coup d’œil à gauche. La porte d’un placard était entrouverte. Celui dont elle ne se servait pas. Elle fit demi-tour, se précipitant vers la porte d’entrée, l’ouvrit, s’arrêta. Se retourna.

– Il y a quelqu’un ?

Un silence éloquent : personne. Elle marcha d’un pas furtif en direction de la chambre, jeta un regard à l’intérieur. La porte du placard était exactement comme elle l’avait laissée.

– Il y a quelqu’un ?

D’un ton plus calme. Elle prit la poignée, et, avec une frayeur d’enfant qui pousse la porte de la cave pour la première fois, l’ouvrit à la volée.

Il n’y a personne là-dedans, Sara !

– Je suis complètement cinglée, dit-elle à voix haute.

Le son de sa propre voix lui fit du bien, l’apaisa. Elle sourit et poussa du pied la porte du placard, avant de se mettre en chemin vers la cuisine. Elle s’arrêta pour regarder le lit.

On devinait vaguement la forme d’un corps, comme si quelqu’un s’était allongé sur le dessus-de-lit. Est-ce qu’elle avait fait ça ? Ça lui arrivait, quand elle enfilait un collant le matin.

Mais est-ce qu’elle s’était habillée d’abord, aujourd’hui, ou bien est-ce qu’elle avait commencé par faire le lit ?

Est-ce que sa tête était tombée sur l’oreiller, comme ça ?

À nouveau terrifiée, elle donna quelques petites tapes à la surface du lit. L’idée qu’il fallait jeter un coup d’œil au-dessous lui traversa l’esprit.

Mais si un monstre était pour de bon caché là-dessous…

– Je vais dîner dehors, prévint-elle à voix haute. S’il y a un monstre sous le lit, il ferait mieux de partir pendant mon absence.

Du silence, toujours plus de silence.

– Je m’en vais, annonça-t-elle, en quittant la pièce, et en regardant par-dessus son épaule.

Est-ce que le lit avait tremblé ?

Elle s’en alla.