CHAPITRE XVI

Le palais de justice de Carren County était un immeuble de pierre de taille du siècle dernier, sur la place principale de la bourgade. Sur la face est se dressait un kiosque délabré, face à une rue où s’alignaient des maisons en planches qui avaient vu des jours meilleurs. Une statue de bronze représentant un soldat de l’Union, couverte d’excréments de pigeons, défendait la face ouest avec son vieux fusil. Sur la pelouse, trois vieillards, tous en veste et coiffés de chapeaux, étaient assis, seuls, sur des bancs de bois séparés.

À proximité, un écureuil vaquait à ses occupations, les ignorant ; lorsque Lucas et Connell les dépassèrent, les vieillards restèrent aussi immobiles et aussi impassibles que la statue.

Le bureau de George Beneteau était au fond, près d’un parking ombragé par de grands chênes aux longues branches. Lucas et Connell durent passer une porte de sécurité en acier, et suivre une secrétaire à travers un dédale de cloisons jusqu’au bureau de Beneteau situé dans un coin de l’immeuble.

Le shérif était un homme grand et mince, dégingandé, entre trente et quarante ans, habillé d’un costume gris, d’une cravate ficelle sous une pomme d’Adam proéminente, qui portait des lunettes de soleil d’aviateur cerclées de fer. Il avait un grand nez et un mince réseau de fines cicatrices sous les yeux : d’anciennes coupures dues à la pratique de la boxe. Un stetson beige était posé sur la corbeille à papier encastrée dans le bureau. Son sourire dévoila des dents blanches et régulières.

– Mademoiselle Connell, chef adjoint Davenport, dit-il. (Il se leva pour serrer la main de Lucas.) Quelle sale histoire, l’hiver dernier, à Lincoln County.

Ça ressemblait à une question.

– On n’est pas venus chercher les ennuis, déclara Lucas. (Il toucha sa cicatrice à la gorge.) On aimerait juste parler à Joe Hillerod.

Beneteau se rassit et joignit les mains. Connell portait des lunettes de soleil du même genre que les siennes.

– On sait que le parcours de Joe Hillerod et celui de notre tueur se sont croisés. Se sont au moins croisés.

Derrière, les mains jointes, le regard de Beneteau se posa sur elle.

– Vous voulez dire que le tueur, c’est peut-être lui ?

– C’est une possibilité.

– Hum. (Il se redressa, prit un stylo, dont il tapa la pointe sur le bureau.) C’est un salopard, ce Joe. Il est capable de tuer une femme s’il pense qu’il a une raison de le faire… mais il lui faudrait peut-être une bonne raison.

– Vous ne pensez pas qu’il est cinglé ? interrogea Lucas.

– Oh ! il est assez cinglé, répondit Beneteau en tapant la pointe du stylo. Peut-être pas comme l’est votre homme. Mais qui sait ? Possible que ça le fasse jouir quelque part de faire ça.

– Vous êtes sûr qu’il est dans la région ? demanda Lucas.

– Oui. Mais pas certain de l’endroit où il se trouve. (Ses yeux se dirigèrent vers une carte des environs punaisée au mur.) Sa camionnette n’a pas bougé depuis votre coup de fil d’hier, elle se trouve devant chez son frère. On est passés devant plusieurs fois en voiture.

Intérieurement, Lucas se mit à grommeler. Si on les avait vus !…

Beneteau devina ce qui lui passait par la tête, et étira un petit sourire sec.

– Mes gars se sont servis de leurs voitures personnelles, deux d’entre eux seulement, à deux heures d’intervalle. Leurs radios sont équipées de brouilleurs. On n’a rien à craindre.

Lucas hocha la tête, soulagé.

– Bien.

– Au téléphone, hier soir, vous avez mentionné les calibres .50 que vous avez trouvés sur les lieux de l’incendie. Les Hillerod ont des machines-outils dans cette casse.

– Ah bon ?

– Ouais. (Beneteau se leva, regarda l’avis de recherche d’une jeune fille disparue au mur, et se tourna vers Lucas.) Je me suis dit qu’il faudrait emporter un peu d’artillerie. À tout hasard.

 

 

La caravane s’ébranla, deux voitures de shérif et une fourgonnette banalisée, serpentant dans un lacis de départementales et de chemins de gravier, traversant des fermes reculées. Des vaches pouilleuses, occupées à ruminer dans des prés pelés et parsemés de souches d’arbres que l’humidité avait décolorées, tournèrent leurs têtes blanchâtres pour les regarder passer.

– Ils prétendent que c’est une casse de voitures, mais les ploucs locaux disent qu’en réalité c’est un centre de distribution de pièces détachées de Harley-Davidson volées, expliqua Beneteau. (Il roulait au milieu de la route, le poignet posé nonchalamment sur le haut du volant.) D’après ce qu’on sait, quand un type vole une moto en bon état dans les Cités jumelles, à Milwaukee, ou même à Chicago, il la ramène ici aussitôt. Ils la démontent en une heure à peu près, se débarrassent de tout ce qu’il y aurait d’identifiable, et déposent le motard à la gare routière de Duluth. Ça serait difficile à prouver. Mais on entend parler de motards qui vont là-bas sur le coup de minuit, et on ne revoit jamais les motos avec lesquelles ils sont arrivés.

– Où est-ce qu’ils vendent les pièces détachées ? demanda Connell, assise à l’arrière.

– Dans des réunions de motards, j’imagine, répondit Beneteau, en la regardant dans le rétroviseur. Dans les magasins spécialisés, il existe un marché important pour les vieilles Harley, et les pièces détachées les plus anciennes valent beaucoup de fric, si elles voient le jour, rapport à la loi.

Ils arrivèrent en haut d’une côte, et aperçurent une série de longs hangars face à la route, avec un tas de ferraille au rebut derrière une palissade de planches grises. Trois voitures, deux motos et deux camionnettes étaient garées en face de la rangée de baraquements. Aucun des véhicules n’était neuf.

– On y est, dit Beneteau en appuyant sur l’accélérateur. On va essayer de s’introduire à l’intérieur en vitesse.

Lucas jeta un coup d’œil à Connell. Elle avait une main enfoncée dans son sac à main. Son arme. Il glissa une main dans sa veste et toucha la crosse de son propre .45.

– Il faut y aller mollo, conseilla-t-il d’un ton détaché. On n’a aucune certitude, ils ne sont pas encore suspects.

– Pour l’instant, rectifia Connell.

Les yeux de Beneteau se levèrent de nouveau vers le rétroviseur.

– Votre gibier est dans le collimateur, dit-il à Connell d’une voix que le grasseyement local rendait nonchalante.

Ils traversèrent un petit pont de bois jeté sur une fosse d’écoulement d’eau, et, quand Beneteau entra sur l’aire de stationnement de la casse, les doigts de Lucas agrippèrent la poignée de la portière. Le deuxième véhicule continua à rouler sur environ trente mètres, jusqu’au fond du parking, tandis que la fourgonnette les suivait de près. Il y avait à l’intérieur quatre shérifs auxiliaires armés de M-16. Si quelqu’un ouvrait le feu avec un calibre .50, les M-16 le réduiraient au silence.

Le gravier qui tapissait le parking était plein d’huile, et les roues glissèrent sur les derniers mètres, soulevant un nuage de poussière.

– Allons-y ! grogna Beneteau.

Lucas sortit de la voiture un quart de seconde avant Connell. Il se dirigea vers la porte d’entrée, franchit le seuil, presque au pas de course, la main à la ceinture. Il y avait deux hommes au comptoir, un devant, un derrière, occupés à regarder un gros catalogue graisseux. Surpris, le type derrière le comptoir fit un pas en arrière, fit « Hé ! », et Lucas poussa la porte battante qui permettait d’y accéder, brandissant son insigne dans la main gauche :

– Police !

– Les flics ! cria l’homme.

Il portait un tee-shirt blanc couvert de taches d’huile, et un jean avec un lourd portefeuille en cuir qui dépassait de sa poche arrière, rattaché à la ceinture par une chaîne en laiton. L’autre homme, devant le comptoir, recula, les mains tendues devant lui. Connell était juste derrière lui.

– C’est vous, Joe ? demanda Lucas, avançant sur le type qui tenait la boutique.

Celui-ci resta sur place, et Lucas le poussa d’une bourrade à la poitrine, le forçant à reculer. Une porte s’ouvrait à la droite de Lucas, jusque dans les entrailles du bâtiment.

– C’est Bob, indiqua Beneteau, en entrant. Comment ça va, Bob ?

– Putain ! qu’est-ce que tu veux, George ? demanda Bob.

Un flic hurla dehors :

– Il y a des types qui s’enfuient…

Beneteau courut à la porte.

– Où est Joe ? interrogea Lucas, poussant Bob en arrière une deuxième fois.

– Bordel, d’où tu sors, toi ?

– Tenez-les en respect, dit Lucas à Connell.

Elle sortit son pistolet du sac à main, un gros automatique Ruger en acier inoxydable, qu’elle tenait à deux mains, le canon levé.

– Et, pour l’amour du Ciel, ne descendez personne, cette fois, si ça n’est pas absolument nécessaire !

– On peut plus rigoler ! répliqua Connell.

Elle abaissa le canon du pistolet vers Bob, qui avait fait un pas en arrière, se rapprochant de Lucas.

– Ne bouge plus, ou bien je vais te poinçonner un nouveau trou dans le nez !

Elle avait parlé d’une voix glaciale, et Bob se figea sur place.

Lucas libéra son arme de sa gaine et passa la porte du fond, s’arrêtant une seconde pour laisser à ses yeux le temps de s’habituer à l’obscurité. Les murs étaient couverts de rayonnages, et une douzaine de râteliers et d’étagères en métal pour les pièces détachées s’élevaient entre la porte et le mur du fond. Ils étaient encombrés de pare-chocs et de réservoirs de motos, de roues, de piles de bidons d’huile Quaker State, de boîtes de café pleines de clous rouillés, de vis et de boulons. Deux bidons de graisse à moteur ouverts traînaient par terre et deux énormes barils métalliques pleins d’ordures atteignaient le niveau de ses coudes. Une excroissance métallique, peut-être un châssis, reposait contre les poubelles improvisées. La seule lumière dans la pièce venait des fenêtres du mur du fond, et passait par les interstices de la porte qui s’y découpait sur la droite. L’atmosphère empestait l’huile et la poussière.

Lucas avança vers la porte, le canon de son arme levé, le doigt écarté de la détente. Puis, sur la gauche, entre deux râteliers, il vit une traînée blanche. Au-delà, une porte ouverte donnait sur des toilettes de la taille d’une cabine téléphonique, la cuvette tachée de brun juste en face de la porte. Il s’approcha de la traînée blanche, qui s’était échappée d’un petit sac en plastique. De la poudre. Cocaïne ? Il se baissa, leva son doigt jusqu’à ses narines, renifla. Ça n’était pas de la coke. Il se demanda s’il allait goûter : pour ce qu’il en savait, ça pouvait être un décapant quelconque pour motocyclette, quelque chose comme de la soude. Il en posa quand même une minuscule quantité sur sa langue, la morsure âcre fut instantanée : amphétamines.

– Merde !

Le mot fut prononcé tout près de ses oreilles, et Lucas sursauta. Une étagère vacilla et tomba vers lui, les boîtes remplies des pièces détachées les plus étranges glissaient sur les rayons. Quelque chose de lourd et de tranchant lui entailla le cuir chevelu, au moment même où son bras se tendait en avant pour retenir le lourd râtelier. Il le repoussa en arrière, chancelant, et un homme surgit à toute allure de la rangée suivante, courut jusqu’à la porte et sortit.

Lucas, qui se battait toujours avec l’étagère, conscient de la tiédeur humide qui se répandait dans ses cheveux, se libéra et s’élança à sa poursuite. En jaillissant dans la lumière, il entendit quelqu’un hurler et regarda sur la droite, vit Beneteau debout à découvert, le doigt pointé devant lui. Lucas regarda sur sa gauche, vit l’homme couper à travers le champ de débris, et courut dans sa direction.

Il le perdit dans les tas de ferraille au rebut. De vieilles voitures, datant surtout des années soixante. Il repéra l’avant d’une Pontiac 66 vert bouteille, exactement comme celle qu’il conduisait quand il était policier en uniforme, à ses débuts. Lucas poursuivit sa traque dans les monceaux de tôles froissées, en prenant son temps : le type n’avait pu franchir la palissade, il aurait fait du bruit. Il s’enfonça encore davantage : des ruines avec des numéros peints sur les portes, les victimes antédiluviennes de courses de stock-cars à la foire.

Il entendit un cliquetis sur sa gauche, sentit quelque chose de mouillé lui couler sur l’arcade sourcilière. Tendit la main et toucha : du sang. L’objet tombé du râtelier l’avait coupé, et il saignait abondamment. Ça ne fait pas très mal, pensa-t-il. Il se dirigea vers la gauche, fît le tour d’un tas, puis d’un autre…

Un motard mince, en jean, en tee-shirt noir maculé et lourdes bottes leva les yeux vers la palissade au fond du terrain. Il avait le teint foncé, et il était bronzé, en plus.

Il lorgna la tête sanglante de Lucas.

– Doux Jésus, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

– Tu m’as balancé une saloperie, répondit Lucas.

L’homme eut un sourire de contentement, puis regarda le sommet de la clôture.

– Je n’y arriverai jamais, finit-il par dire. (Il revint vers Lucas.) Tu vas me tirer dessus ?

– Non, on veut juste te parler.

Lucas remit le pistolet dans sa gaine.

– Ouais, c’est ça, rétorqua l’homme, découvrant des dents jaunes. (Tout à coup, il allait vite.) Mais, d’abord, je vais te casser la gueule.

Lucas touchait la crosse du pistolet quand l’homme lança un large crochet. Il leva la main gauche, arma son poing à l’épaule, mit un court crochet au ventre du motard. L’estomac de celui-ci était une véritable planche de chêne. Il grogna, recula d’un pas, tourna.

– Tu peux me taper dans le ventre toute la journée, se moqua-t-il.

Il ne fit aucune tentative pour s’emparer du pistolet de Lucas.

Celui-ci secoua la tête, tournant sur la droite.

– Ça ne rime à rien, je vais te taper dans la gueule.

– Bonne chance !

Le motard s’approcha de nouveau, rapide mais inefficace, trois larges crochets lancés très vite. Lucas recula d’un pas, deux pas, prit le troisième coup dans l’épaule gauche, lui mit un crochet du droit dans le nez, sentit le cartilage céder sous l’impact. L’homme s’effondra, une main sur le nez, roula sur l’estomac, parvint à se relever en chancelant, le sang dégoulinait dans ses mains. Lucas toucha sa propre tête.

– Tu m’as cassé le nez, gémit l’homme, en considérant le sang qui coulait sur ses doigts.

– Tu t’attendais à quoi ? demanda Lucas, se tâtant le crâne avec précaution, du bout des doigts. Tu m’as ouvert la tête.

– Pas fait exprès. Tu m’as cassé le nez volontairement.

Beneteau courut vers eux, les regarda.

– J’abandonne, déclara l’homme.

 

 

Beneteau se trouvait à présent sur le parking. Il expliqua tranquillement la situation :

– Earl dit que Joe est dans la maison. (Earl était le type qui s’était battu avec Lucas.) Il crève de peur que Bob découvre qu’il nous l’a dit.

– D’accord, fit Lucas.

Il pressait une compresse sur son cuir chevelu. C’était la deuxième, la première était déjà trempée de sang.

– On va y aller, annonça Beneteau. Voulez-vous venir avec nous ? Ou bien retourner en ville pour faire soigner cette coupure ?

– Je viens. Et les mandats d’amener ?

– On a tout ce qu’il faut, un mandat de perquisition pour ici, et des mandats d’amener pour Joe et Bob. Il y a une grosse quantité d’amphétamines là-dedans, si c’est bien de ça qu’il s’agit.

– Aucun doute, c’en est. Il y en a probablement deux ou trois cents grammes qui traînent par terre.

– La plus grosse saisie de drogue qu’on ait jamais opérée, commenta Beneteau d’une voix où perçait la satisfaction.

Il jeta un regard vers le porche où Bob et Earl étaient assis sur un banc, menottes aux poignets. Ils avaient laissé filer le client ; Beneteau croyait qu’il était bien là pour acheter des pièces détachées.

– Ça m’étonne qu’Earl soit dans le coup, pour les amphés.

– On aura du mal à prouver ça, de toute manière. Je ne l’ai pas vu manipuler la drogue. Il prétend qu’il était là en train de chercher un transfo, quand tout le monde s’est mis à courir. Qu’un des types qui se sont enfuis dans les bois a paniqué, et a balancé la marchandise vers les toilettes avant de détaler. C’est peut-être la vérité.

Beneteau regarda vers le bois, et eut un petit rire.

– Ils sont coincés dans le marais. On peut pas les voir pour l’instant, mais ce soir, quand les moustiques seront de sortie, je leur donne à peu près un quart d’heure avant de se rendre. S’ils arrivent à tenir le coup – ils portaient des tee-shirts et des chemises à manches courtes.

– Allons chercher Joe.

 

 

Beneteau laissa la casse sous la garde d’une douzaine d’auxiliaires qui venaient d’arriver, y compris les spécialistes des laboratoires de la police. Ils reprirent les deux voitures du bureau du shérif et la fourgonnette pour aller chez les Hillerod.

Joe Hillerod vivait à une quinzaine de kilomètres de là, une maison tout en longueur faite de trois ou quatre cabanes montées ensemble sous un grand toit de papier goudronné. Une douzaine de stères de bois de chauffage avaient été entassés à l’arrière de la maison sur un terrain livré aux mauvaises herbes, un cône dont la forme rappelait celle d’un tipi. Trois voitures se garèrent devant.

– J’adore la façon dont vous vous y prenez, vous autres, à la cambrousse, dit Lucas à Beneteau quand ils s’approchèrent de la maison. En ville, on appellerait l’unité d’urgence…

– C’est un euphémisme libéral qu’on emploie dans le Minnesota pour dire les flics de choc, expliqua Connell à Beneteau qui approuva du chef et découvrit les dents.

– … On se mettrait en embuscade, chacun à son poste, on passerait tous des gilets pare-balles, on prendrait des radios portables, on se glisserait dans la zone pour nettoyer et donner le signal, poursuivit Lucas. Puis on s’avancerait vers la maison, et l’unité d’urgence lancerait l’assaut… Ici, c’est on saute dans la bagnole, on arrive dans un nuage de poussière, et on arrête tout ce qui bouge. C’est super.

– La grosse différence, c’est que nous on arrive dans un nuage de poussière, vous autres, en ville, c’est un nuage de foutaises, ironisa Beneteau. Vous êtes prêts ?

 

 

Ils atteignirent la maison des Hillerod juste avant midi. Un chien jaune avec un collier rouge, couché sur le bitume devant la maison, quitta la route pour aller se cacher dans une fosse quand il vit les véhicules.

Un jeune homme au gros ventre et à la barbe style guerre de Sécession était assis sur les marches du perron, occupé à boire une bière et à fumer une cigarette. Il semblait tout ensommeillé. Une Harley était garée près du porche, et un casque blanc fendu reposait à côté sur l’herbe, comme un œuf de Pâques pondu par un condor.

Il se leva lorsqu’ils ralentirent, et, quand ils s’arrêtèrent, il courut à l’intérieur.

– C’est des ennuis, ça ! s’écria Beneteau.

– Allons-y, lança Connell.

Elle bondit hors de la voiture et fila vers la porte.

Lucas l’appela :

– Attendez ! attendez !

Mais elle continuait à avancer, à deux pas devant lui.

Elle franchit le seuil comme un ailier bouscule un arrière, juste à temps pour voir le gros grimper quatre à quatre une volée de marches au fond de la maison. Connell courut dans cette direction, Lucas criant toujours :

– Attendez une minute !

Dans une pièce du fond, un couple dénudé s’extirpait le plus furtivement possible d’un canapé-lit. Connell braqua le pistolet sur l’homme et cria :

– Pas un geste !

Lucas la dépassa et prit l’escalier. En montant il entendit Connell dire à quelqu’un :

– Gardez-les, je monte aussi.

Le gros s’était enfermé dans la salle de bains, la porte verrouillée, et actionnait la chasse d’eau des toilettes. Lucas défonça la porte d’un coup de pied, l’homme lui jeta un regard et plongea directement sur le toit par la fenêtre, dans une explosion de verre. Il entendit les flics crier dehors et courut dans le couloir, Connell sur les talons.

La porte du fond était fermée. Il donna un coup de pied juste sous la serrure, et la fracassa. Derrière, il y avait un autre couple en petite tenue, qui cherchait ses vêtements. L’homme avait quelque chose en main et Lucas cria : « Police, lâchez ça ! » en pointant son arme sur le type. Celui-ci leva des yeux encore gonflés de sommeil, et lâcha le revolver. La femme s’assit sur le lit et couvrit ses seins avec le drap.

Beneteau et deux auxiliaires arrivèrent, pistolets dégainés.

– Vous les avez eus ? (Il regarda derrière Lucas.) C’est Joe.

– Bon Dieu ! George, qu’est-ce que tu fous ? demanda Joe.

Beneteau ne répondit pas. Il regarda la femme :

– Ellie Rae, est-ce que Tom est au courant ?

– Non, répondit-elle, faisant le geste de se pendre.

– Oh ! bon Dieu ! s’exclama Beneteau en secouant la tête. Tout le monde descend, maintenant.

 

 

Un des auxiliaires les attendait près de l’escalier.

– Est-ce que vous avez regardé dans la salle à manger, shérif ?

– Non. Qu’est-ce qu’on a trouvé ?

– Venez donc jeter un coup d’œil.

L’auxiliaire les emmena à la cuisine, puis à travers un petit couloir voûté vers la salle à manger. Deux cents fusils semi-automatiques étaient entassés contre le mur. Cent cinquante armes de poing, luisantes de graisse WD-40, étaient empilées dans des cartons par terre.

Lucas émit un sifflement.

– Les cambriolages d’armureries, dans la banlieue des Cités jumelles.

– Du beau matériel, constata Beneteau, en s’accroupissant pour examiner les armes. Du matériel qui vient droit d’une armurerie, sans aucun doute.

Des M-1 Springfield, des Ruger Mini-14 et Mini-30, trois fusils d’assaut de la Marine à l’aspect étrange, un tas de Marlins, deux élégants Browning, un Heckler & Koch exotique.

Beneteau s’empara du H & K et le regarda.

– Il vaut au moins quinze cents dollars, ce flingue, je parie, déclara-t-il, visant par la fenêtre une boîte de café Folger dans la cour.

– Qu’est-ce que c’est cette histoire avec la femme, là-haut ? demanda Connell.

– Ellie Rae ? Elle et son mari tiennent le meilleur restaurant de la ville. Ou plutôt, elle le tient, et c’est lui qui fait la cuisine. Très bon cuisinier, mais, quand il déprime, il se met à boire. S’ils se séparent, il va passer son temps à se soûler, elle va s’en aller, et ça sera la fin du restaurant.

– Oh ! dit Connell.

Elle le regarda pour voir s’il blaguait.

– Hé, ce serait une grosse perte ! protesta Beneteau, sur la défensive. Il n’y en a que deux en ville et l’autre, c’est un trou innommable.

Joe Hillerod ressemblait beaucoup à son frère. Il avait les mêmes traits germaniques, grossiers et brutaux.

– Il y a quinze cents dollars en liquide dans mon portefeuille, et je veux qu’il y ait des témoins, parce que j’ai pas envie qu’ils s’évaporent, prévint-il d’un ton maussade.

Ellie Rae dit :

– Je suis témoin.

– Tais-toi, Ellie Rae ! lui ordonna Beneteau. Qu’est-ce que tu fais ici, de toute façon ?

– Je l’aime. C’est plus fort que moi.

Un auxiliaire aida le gros à entrer dans la pièce. Le sang dégoulinait sur sa tête, ses épaules et ses bras à cause de la fenêtre, et il traînait la jambe.

– Ce lièvre a sauté du toit, expliqua l’auxiliaire. Après avoir éclaté la fenêtre.

– Il balançait de la came aux toilettes, précisa Lucas. (Un lièvre ? Ce type ressemblait plutôt à un mastodonte.) Il en a laissé sur le siège, cela dit.

– Va voir, demanda Beneteau à l’un des auxiliaires.

Connell avait rangé son arme. Elle s’approcha d’Hillerod par-derrière, et tira à la lumière sa main entravée par les menottes.

– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? lança Hillerod, qui essayait de se retourner pour voir ce qu’elle faisait.

– Vous voyez ?

Lucas regarda. Hillerod avait un tatouage 666 entre le pouce et l’index.

– Ouais.

La femme qu’on avait trouvée dans le canapé-lit avait observé Connell, en particulier ses cheveux longs d’un demi-centimètre.

– On a abusé de moi, finit-elle par se plaindre. Les flics.

– Ouais ? fit Connell.

Lucas monta l’escalier, Connell sur ses talons. La chambre contenait un water-bed décrépit poussé contre le mur, une table de chevet et une commode contre le mur du fond, au pied du lit. Il y avait des magazines et des journaux éparpillés dans la pièce. Une planche à repasser se dressait dans un coin, à moitié enfouie sous des vêtements froissés, le fer reposant sur le côté, à son extrémité pointue.

Un long couteau pliable à manche de corne traînait sur la commode, au milieu d’une foule de cochonneries. Connell se baissa pour mieux voir, prenant bien soin de ne pas y toucher, le regarda.

– Bon Dieu ! Davenport. Les autopsies parlaient d’un couteau comme celui-ci. La forme de la lame correspond exactement.

Elle prit une pochette d’allumettes et s’en servit pour faire tourner le couteau. Sa voix trahissait son excitation.

– Il y a un truc poisseux à la charnière du couteau, là où il se replie : peut-être du sang.

– Oui, mais regardez les cigarettes.

Il y avait un paquet de Marlboro sur la table de nuit. On ne trouva pas trace de Camel dans toute la maison.