CHAPITRE XXIV

Weather se pelotonna sur le canapé. La télévision diffusait les programmes de la chaîne CNN, et Lucas regardait sans voir, pensif.

– Aucun résultat ? demanda-t-elle.

– Rien du tout. (Il ne la regarda pas, pinçant sa lèvre inférieure, les yeux fixés sur l’écran. Il était fatigué, son visage était gris.) Ça fait trois jours. Les médias nous font une vie infernale.

– Je ne m’inquiéterais pas trop pour les médias, si j’étais toi.

Là, il daigna tourner la tête.

– C’est parce que dans ton métier vous enfouissez vos erreurs le plus profond possible.

Il souriait en le disant mais ça n’était pas un sourire agréable.

– Je parle sérieusement. Je ne comprends pas…

– Les médias, c’est comme la fièvre, expliqua Lucas. La température se met à monter. Les gens ont peur, dans leurs quartiers, et commencent à appeler les conseillers municipaux. Ceux-ci paniquent – c’est à peu près tout ce qu’ils font, les politiciens, ils paniquent –, et se mettent à passer des coups de fil au maire. Le maire appelle le chef de la police. Celle-ci est elle-même un politicien désigné par le maire, alors elle panique. Et la merde redescend la voie hiérarchique.

– Je ne comprends pas la réaction de panique. Vous faites tout ce que vous pouvez.

– Il faut se rapporter à la première règle de Davenport sur la façon dont tourne le monde.

– Je ne crois pas l’avoir déjà entendue.

– C’est simple. « Un politicien n’a aucune chance, aucune, d’obtenir un meilleur boulot ailleurs le jour où on le met à la porte. »

– C’est tout ?

– C’est tout. Ça explique tout. Ils s’accrochent à leur boulot par tous les moyens. C’est pour ça qu’ils paniquent. S’ils perdent les élections, ils sont bons pour retourner laver les bagnoles.

Au bout d’un moment de silence, Weather demanda :

– Comment va Connell ?

– Mal.

 

 

Connell avait les traits tirés, des cernes noirs sous les yeux, les cheveux perpétuellement hérissés sur la tête comme si elle avait mis ses doigts dans une prise électrique.

– Il y a quelque chose qui cloche, affirma-t-elle. Le type s’est peut-être rendu compte de notre présence. Peut-être que toute cette histoire sort de l’imagination de Jensen.

– Peut-être.

Ils attendaient dans le salon de Jensen, des piles de journaux et de magazines à leurs pieds. Il y avait un téléviseur dans la chambre d’amis, mais ils ne pouvaient pas écouter la chaîne stéréo, de peur d’être entendus dans le couloir.

– Ça avait l’air de coller, pourtant.

– Oui… Mais vous savez ce que ça peut être ?

Connell avait trente centimètres de paperasses empilées à portée de la main, des fiches signalétiques et les procès-verbaux des entretiens avec les employés de l’immeuble, les locataires de l’étage de Jensen, et tous les locataires ayant un casier judiciaire. Elle les avait feuilletées compulsivement toute la soirée.

– Un membre de la famille de quelqu’un qui travaille ici. Cette personne rentre chez elle, et laisse échapper qu’on est là.

– La grande question, c’est les clés. Un cambrioleur a un certain nombre de façons de se procurer une clé, mais deux – c’est un problème.

– C’est forcément un employé.

– Ça pourrait être le portier d’un grand restaurant. J’ai connu des portiers qui étaient en cheville avec des cambrioleurs. On voit arriver une voiture, on prend le numéro d’immatriculation, à partir de ça, on obtient l’adresse et on a déjà la clé.

– Elle dit qu’elle n’a pas fait garer sa voiture par un portier depuis qu’elle a changé les serrures.

– Elle a peut-être oublié. C’est peut-être pour elle quelque chose de si routinier qu’elle ne s’en souvient pas.

– Je parie que c’est quelqu’un de son bureau – quelqu’un qui aurait accès à son sac à main. Vous savez, un coursier par exemple, quelqu’un qui puisse aller et venir dans son bureau sans qu’on le remarque. Il emprunte la clé, il fait faire un double…

– Mais ça pose un autre problème. Il faut s’y connaître, pour faire un double, et se procurer le matériel.

– Alors, c’est un type qui travaille avec un cambrioleur. Le cambrioleur a le savoir-faire, et le type a accès aux clés.

– Ça se tient, admit Lucas. Mais à son bureau, personne n’avait le profil.

– Le petit ami de quelqu’un du bureau ; une secrétaire prend les clés, les laisse traîner…

Lucas se leva, bâilla, déambula dans l’appartement, s’arrêta pour contempler une photographie noir et blanc encadrée. Il n’y avait pas grand-chose sur la photo, une fleur dans un pot arrondi, un escalier quelque part à l’arrière-plan. Les connaissances de Lucas en matière d’œuvres d’art étaient réduites, mais l’image donnait l’impression d’en être une. Une minuscule signature signalait que c’était l’œuvre d’André quelque chose, quelque chose avec un K. Il bâilla de nouveau, se frotta la nuque, et observa Connell qui parcourait des papiers.

– Comment ça allait, ce matin ?

Elle leva les yeux.

– Ça m’a vidée.

– Je ne comprends pas très bien comment ça marche, la chimiothérapie.

Elle posa la feuille de papier.

– En fait, le genre de chimiothérapie à laquelle je suis soumise, c’est du poison. Ça s’attaque au cancer, mais aussi à mon corps. (Elle parlait d’une voix neutre, communiquant une information, comme un commentateur médical à la télévision.) Ils ne peuvent se servir de la chimiothérapie qu’un certain temps, après, ça fait trop de dégâts. Alors, ils arrêtent le traitement, et mon corps se remet des effets de la chimio, mais le cancer aussi. Le cancer gagne chaque fois un peu de terrain. Ça fait deux ans que j’ai commencé. Je suis tombée à sept semaines d’intervalles entre deux traitements. Ça fait cinq semaines que j’ai arrêté. Je commence à le sentir de nouveau.

– Ça fait très mal ?

Elle secoua la tête.

– Pas encore. Je n’arrive pas à décrire ce que ça fait. Une sensation de vide, de faiblesse, puis de maladie, la pire grippe au monde. D’après ce que j’ai compris, ça deviendra douloureux à la fin, quand ça atteindra la moelle osseuse… J’espère avoir la force d’opter pour des mesures radicales d’ici là.

– Doux Jésus ! s’exclama-t-il. (Puis :) Quelles sont les chances que la chimiothérapie vienne à bout du cancer ?

– Ça arrive, répondit-elle, l’ombre d’un sourire fantomatique passant sur ses lèvres. Mais pas pour moi.

– Je ne crois pas que je pourrais supporter ça.

La porte qui donnait sur le balcon était fermée. Lucas s’en approcha, restant à deux mètres de la vitre, pour regarder le parc. Belle journée. La pluie avait cessé, et le ciel bleu pâle était parsemé de nuages de beau temps, dont les ombres passaient sur le lac. Une femme mourante.

– Mais l’autre problème, reprit Connell, quasiment comme si elle parlait toute seule, en dehors de la clé, je veux dire, c’est : pourquoi est-ce qu’il n’est pas venu ici ? Rien depuis quatre jours.

Lucas, qui songeait encore au cancer, dut s’arracher à ses pensées.

– Vous parlez toute seule, observa-t-il.

– C’est parce que je deviens folle.

– Vous voulez une pizza ? demanda Lucas.

– Je ne mange pas de pizza. Ça bouche les artères, et ça fait grossir.

– Quel genre de pizza vous ne mangez pas ?

– Saucisse et champignons.

– Je vais la faire livrer au gérant. Je descendrai la chercher quand elle arrivera, dit-il en bâillant encore. Ça me rend dingue, d’attendre.

– Pourquoi est-ce qu’il ne vient pas ? (La question posée par Connell était purement rhétorique.) Parce qu’il sait qu’on est là.

– On n’a peut-être pas encore attendu assez longtemps.

Connell continua :

– Comment peut-il savoir qu’on est là ? Premièrement : s’il nous voit. Deuxièmement : s’il entend parler de nous. Bon, s’il nous voit, comment est-ce qu’il sait qu’on est des flics ? Il ne peut pas le savoir – sauf si c’est un flic lui-même, et qu’il reconnaît les gens qu’il voit défiler. Et, dans le cas où il entend parler de nous, d’où est-ce que viennent les fuites ? On a déjà parlé de ça.

– Saucisse et champignons ?

– Et surtout pas d’anchois.

– Ne vous inquiétez pas. (Lucas prit le téléphone, fronça le sourcil, raccrocha, et revint à la porte vitrée.) Est-ce que quelqu’un est allé voir sur le toit d’en face ?

Connell leva les yeux.

– Ouais. Mais Jensen avait raison. C’est au-dessous de ses fenêtres. Elle ne ferme même pas les rideaux.

– L’abri du climatiseur est au même niveau. Venez voir. Regardez-moi ça !

Connell se leva et alla jeter un coup d’œil.

– Il n’y a aucun moyen de grimper là-dessus.

– C’est un monte-en-l’air. Et s’il arrive à se hisser là-dessus, il voit dans l’appartement. Qui est allé inspecter le toit ?

– Skoorag – il s’est contenté de faire un petit tour. Il a dit qu’il n’y avait rien là-haut.

– Il faut qu’on aille voir.

Connell regarda sa montre.

– Greave et O’Brien seront là dans une heure. On peut y aller à ce moment-là.

 

 

O’Brien avait un sac en papier avec un magazine glissé à l’intérieur, qu’il essayait de cacher à Connell. Greave dit :

– J’ai réfléchi : et si on les ramassait tous les trois, les frères et Cherry, qu’on les sépare, on leur dit qu’on a un tuyau, et que le premier à cracher le morceau aura l’immunité ?

Lucas sourit, mais secoua la tête.

– Pas une mauvaise idée, mais il faut avoir une piste au départ. Sinon, ils vont vous dire d’aller vous faire foutre, ou, pire encore, le type qui a commis le meurtre est celui qui se met à table. Il s’en sort, et Roux vous suspend par les couilles à sa fenêtre. Donc : il faut une piste.

– J’ai quelque chose, répliqua Greave.

– Quoi ?

– Le cafard.

 

 

– O’Brien avait Penthouse dans son sac, observa Connell.

– On s’ennuie beaucoup, dans ce boulot, repartit Lucas d’un ton léger.

– Essayez de réfléchir un peu à ce que je vais vous dire. Et si une femme venait bosser avec des magazines pornos, des photos d’hommes avec des pénis géants ? Et qu’elle reste assise devant vous, regarde les photos, puis vous regarde, puis retourne aux photos. Est-ce que vous ne trouveriez pas ça un peu dégradant ?

– Moi, personnellement, non, répondit Lucas, impassible. Je me dirais qu’il s’agit d’une opportunité supplémentaire que m’offre mon métier.

– Allez au diable, Davenport, vous vous en tirez toujours par une pirouette !

– Pas toujours. Mais j’ai un sens très développé des moments où l’on peut s’en sortir par une pirouette. (Puis, pendant qu’ils traversaient la rue :) C’est ici que la femme a été tuée, et que le type s’est fait démolir.

Ils montèrent les marches et appuyèrent sur la sonnette du gérant de l’immeuble. Un petit moment plus tard, une porte s’ouvrit au rez-de-chaussée, et une femme entre deux âges jeta un coup d’œil à l’extérieur. Ses cheveux n’étaient pas tout à fait bleus. Lucas exhiba son badge et elle les fit entrer.

– Je vais trouver quelqu’un pour ouvrir l’accès au toit, dit la femme quand Lucas lui eut expliqué ce qu’ils voulaient. C’est horrible, que ce pauvre homme se soit fait poignarder, l’autre matin.

– Est-ce que vous étiez là, quand cet homme et cette femme ont été attaqués dehors ?

– Non, il n’y avait personne. Je veux dire : à part les locataires.

– D’après ce que j’ai compris, le type était entre la porte extérieure donnant sur la rue et la porte intérieure, quand il a été attaqué.

La femme acquiesça du menton.

– Une seconde plus tard il était à l’intérieur. Sa clé était dans la serrure.

– Salopard ! fit Lucas. (Puis, s’adressant à Connell :) Si quelqu’un voulait se procurer une clé, sans qu’on puisse le deviner… Cette agression n’avait aucun sens, alors on l’a attribuée aux mômes des gangs. Le problème, c’est que la brigade qui s’occupe des gangs n’a entendu parler de rien. Ils auraient dû, pourtant.

Le concierge s’appelait Clark, et il leur ouvrit la porte du toit, la bloquant avec une bouteille de détergent vide pour l’empêcher de se refermer. Lucas traversa l’étendue de gravier et de papier goudronné. Greave et O’Brien étaient dans l’appartement de Jensen, debout, on distinguait les deux policiers, le haut du buste, à partir des épaules, et la tête.

– On ne voit pas grand-chose d’ici, observa Lucas.

Il se tourna vers l’abri de la climatisation.

– Ça m’a l’air assez haut, dit Connell.

Ils en firent le tour : c’était un cube gris, avec trois côtés métalliques sans aucun signe distinctif. Rien de notable, hormis une porte de service fermée à double tour et une étiquette de garantie avec un numéro d’appel. Il n’y avait pas d’accès au sommet.

– Je peux aller chercher un escabeau, proposa Clark.

– Faites-moi la courte échelle, dit Lucas.

Il retira sa veste et ses chaussures, Clark joignit les mains. Quand ses épaules dépassèrent le rebord, il se hissa lui-même à la force du poignet.

La première chose qu’il vit, ce furent les mégots, quarante ou cinquante, que l’eau avait tachés, sans filtre. Bon Dieu ! un des mégots était tout frais, et il marcha en canard dans sa direction avant de l’examiner.

– Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Connell.

– Un million de mégots de cigarettes.

– C’est sérieux ? Quelle marque ?

Marchant toujours en canard, Lucas revint au bord, baissa les yeux et dit :

– Camel sans filtre, rien d’autre.

Connell regarda vers l’autre côté de la rue.

– Est-ce que vous pouvez voir dans l’appartement ?

– Je vois les chaussures d’O’Brien.

– Ce salopard savait. Il est venu ici, il a regardé, et il nous a vus. On était tout près de lui, putain.

 

 

Le technicien du labo de la police prit le mégot avec une pince à épiler, le mit dans un sac.

– On peut essayer, affirma-t-il à Lucas. Mais, je serais vous, je ne compterais pas trop là-dessus. Il arrive qu’un échantillon de peau reste collé au papier à cigarette, parfois assez pour faire une empreinte ADN ou bien trouver un groupe sanguin, mais ces mégots sont restés là un petit bout de temps. (Il haussa les épaules.) On va essayer, mais je serais vous, je ne retiendrais pas mon souffle en attendant.

– Quelles sont les chances d’obtenir une empreinte ADN ? demanda Connell.

Il haussa les épaules de nouveau.

– Je viens de dire qu’on essaierait.

Connell regarda Lucas.

– On a déjà fait chou blanc, avec les empreintes ADN.

– Ouais, deux fois.

– Il faut se dépêcher.

– Bien sûr. (Il regarda l’immeuble d’en face. Sloan lui fit un signe du bras.) On va mettre un télescope infrarouge là-bas, au cas où il reviendrait. Bon Dieu ! J’espère qu’on ne l’a pas effrayé pour toujours.

– S’il n’est pas mort de peur, c’est qu’il est dingue.

– On sait qu’il est dingue, répondit Lucas. Mais, s’il nous a repérés, il doit être dans un état de frustration effroyable. J’espère qu’il ne va pas passer sa rage sur une autre victime. J’espère qu’il va d’abord venir voir…