CHAPITRE XXIX

Koop était au magasin d’alcools Modigliani’s Wine & Spirits quand les flics lui mirent la main dessus. Il avait le bras dans l’armoire frigorifique, et s’apprêtait à en retirer un pack de bière, lorsqu’un homme au visage rougeaud, en costume gris bon marché, l’interpella :

– Monsieur Koop ?

Celui-ci réalisa qu’un Noir corpulent s’était avancé à la hauteur de son coude, et qu’un flic en uniforme était posté à la sortie. Ils avaient surgi du néant comme par magie ; comme s’ils avaient un don pour ça.

Koop fit « Ouais ? » et se redressa. Son cœur se mit à battre un peu plus vite.

– Monsieur Koop, nous sommes des policiers de Minneapolis, lui expliqua l’homme au visage rougeaud. Nous allons vous arrêter.

– Pour quelle raison ?

Koop avait les pieds bien à plat, les mains devant lui, et se forçait à rester immobile. Mais son dos et ses bras étaient agités de contractions involontaires. Il avait déjà pensé à la possibilité d’être appréhendé, la nuit, avant de s’endormir, ou quand il regardait la télévision. Il y avait pensé souvent, c’était un de ses cauchemars favoris.

Résister aux flics pouvait attirer sur sa tête une inculpation plus grave que n’importe laquelle des charges qu’ils avaient déjà contre lui. Au placard, les taulards disaient toujours que si les flics en avaient vraiment après quelqu’un, et que cette personne leur en offrait la possibilité, ils prouvaient très bien l’abattre sans autre forme de procès. Évidemment, c’était surtout les nègres qui racontaient ça. Les Blancs ne voyaient pas les choses comme ça. Mais tout le monde était d’accord sur une chose : la meilleure chance de s’en sortir, c’était quand même un bon avocat.

Le flic au visage rougeaud répondit :

– Je crois que vous êtes au courant.

– Je ne suis au courant de rien ! protesta Koop. Vous êtes en train de faire une erreur. Vous vous trompez de personne.

Il jeta un coup d’œil en direction de la porte. Peut-être qu’il fallait s’enfuir à toutes jambes. Le rougeaud n’avait pas l’air très impressionnant. Il courrait plus vite que le Noir, et il pouvait partir comme une balle, foncer dans le flic à la porte et le balayer sur son passage. Il possédait assez de puissance pour ça… Mais il ne savait pas ce qui l’attendait dehors. Et ils étaient armés. Il sentit que les flics attendaient quelque chose, le regardaient pour voir s’il se décidait dans un sens ou dans un autre. Tout ce qui se trouvait dans le magasin lui apparaissait avec une acuité particulière, les rangées de bouteilles d’alcool marron, les cocktails tout prêts dans leur conditionnement de plastique vert, les tas de canettes de bière, le bord supérieur des paquets de chips, les carreaux noirs et blancs par terre. Koop se raidit, sentit que les flics puisaient au plus profond d’eux-mêmes. Ils étaient prêts, et n’avaient pas l’air particulièrement effrayés à l’idée de se mesurer à lui.

– Tournez-vous, s’il vous plaît, et mettez vos mains sur le haut de l’armoire frigorifique, ordonna le rougeaud.

Sa voix parvint à Koop comme si elle venait de très loin. Mais il y avait quelque chose de dur dans le ton du type. Peut-être que Koop n’était pas de taille, après tout. Peut-être qu’ils n’en feraient qu’une bouchée. Et il ne savait pas encore pourquoi on l’appréhendait. Si ça n’était pas trop sérieux, si c’était pour avoir acheté de la cocaïne, mieux valait ne pas résister…

– Tournez-vous !…

Le ton était péremptoire, cette fois. Koop jeta un dernier regard vers la porte, souffla, et finit par se tourner.

Le flic vérifia qu’il ne portait pas d’arme sur lui avec des tapes jusqu’au bas des vêtements, vite, mais minutieusement. Koop l’avait fait lui-même suffisamment souvent à Stillwater pour apprécier son professionnalisme.

– Laissez retomber vos mains derrière vous. Nous allons vous passer les menottes, par précaution, monsieur Koop.

L’homme au visage rougeaud était poli et sec, la tension qu’avait fait naître la perspective d’avoir à se battre s’était envolée.

Le flic noir commença :

– Vous avez le droit de voir un avocat…

– Je veux un avocat ! lança Koop, interrompant l’énumération de ses droits.

Les menottes se refermèrent sur ses poignets, et il banda instinctivement ses muscles, refrénant un spasme de ce qui devait être de la claustrophobie, l’impossibilité soudaine de se mouvoir comme on l’entend. Le flic au visage rougeaud le prit par le coude et le fit pivoter, tandis que l’autre finissait sa litanie.

– Je veux un avocat, répéta Koop. Tout de suite. Vous êtes en train de faire une erreur, et je vais vous faire un procès.

– C’est ça. Avancez par là, on va aller dans la voiture, fit le rougeaud.

Ils marchèrent le long d’une rangée de paquets de chips et de sauce aux haricots et le flic noir lui dit :

– Bon Dieu ! on dirait un perroquet. Coco veut un avocat ?

Mais il lui sourit amicalement. Sa poigne était dure autour du bras de Koop.

« Je veux un avocat. » En taule, on disait qu’après vous avoir prévenu de vos droits les flics essayaient d’avoir l’air amicaux, de vous faire parler sur n’importe quel sujet. Après vous avoir mis le grappin dessus, au moment où vous vouliez leur faire plaisir – parce que vous aviez un peu peur, que vous vouliez éviter qu’ils ne vous tapent dessus – et vous parliez. Ne dites rien, recommandait-on en prison. Rien du tout, à part « Je veux un avocat ».

Ils sortirent sous l’œil éberlué d’un client et du vendeur.

– Je suis le détective Kershaw et celui qui est derrière vous, c’est le détective Carrigan, le célèbre danseur irlandais, lui expliqua le rougeaud. Nous aurions besoin des clés de la camionnette, pour la ramener au poste de police. Nous pouvons aussi la faire soulever par la grue du camion de la fourrière, et la faire remorquer, si vous ne donnez pas les clés.

Deux voitures de patrouille se faisaient face sur le parking, avec quatre flics supplémentaires devant. Beaucoup pour une interpellation de routine dans une histoire de coke, pensa Koop.

– Les clés sont dans ma poche droite, indiqua Koop.

Il voulait à tout prix savoir pourquoi on l’avait arrêté.

Cambriolage ? Meurtre ? Quelque chose à voir avec Jensen ?

– Hé, il parle ! s’exclama le flic noir.

Il lui mit une tape amicale sur l’épaule, et ils restèrent sur place tandis que le rougeaud sortait les clés de la camionnette et les lançait à un policier en uniforme en disant :

– Le camion de la fourrière est en route.

À Koop, Kershaw précisa :

– La voiture noire, là-bas.

Lorsqu’ils lui ouvrirent la portière arrière, Koop protesta :

– Je ne sais pas pourquoi on m’arrête. (Il ne pouvait pas s’en empêcher, ne pouvait garder le silence. La portière béante ressemblait à une bouche affamée.) Pourquoi ?

Carrigan le prévint : « Attention à votre tête », posa une main au sommet du crâne de Koop, le fit monter dans la voiture en douceur, avant d’ajouter : « À votre avis ? » et de fermer la porte.

Les deux détectives passèrent quelques minutes à discuter avec les flics en uniforme, laissant mijoter Koop sur le siège arrière. La portière n’avait pas de poignée intérieure, il lui était impossible de sortir du véhicule. Les mains liées dans le dos, il avait du mal à s’asseoir, devait se tenir droit sur le siège trop mou. Il en émanait une odeur d’urine et de désinfectant. Un spasme de claustrophobie panique le secoua de nouveau, un truc auquel il ne s’attendait pas. Fichues menottes ! Il s’arc-bouta, les tendit au maximum, les dents serrées ; aucune chance. Dehors, les flics ne le regardaient toujours pas. Il n’était qu’un insecte. Pourquoi diable… ?

Puis Koop pensa : Ils me ramollissent un peu avant de passer aux choses sérieuses.

Il avait fait la même chose en prison quand ils devaient faire une enquête, après une rixe par exemple. Quand les flics reviendraient dans la voiture, l’un d’eux le regarderait amicalement, et lui dirait : « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? »

Les flics en civil parlèrent encore pendant une minute aux policiers en tenue, avant de se diriger vers la voiture, en grande conversation, comme si Koop était la dernière chose présente à leur esprit. Il y avait une vitre de séparation entre l’avant et l’arrière. Le Noir conduisait, et, après avoir mis le contact, il regarda son partenaire installé sur le siège passager et lui demanda :

– Et si on s’arrêtait au Taco Bell ?

– Oooh ! bonne idée.

Quand ils se mirent à rouler, le flic au visage rougeaud se tourna vers lui, sourit et dit :

– Alors, qu’est-ce que tu en penses ?

– Je veux un avocat, répondit Koop.

Le rougeaud recula sa tête d’un centimètre ou deux de l’autre côté de la vitre, et son regard s’assombrit. Il ne put s’en empêcher et Koop faillit sourire. Lui aussi pouvait jouer à ce jeu-là, songea-t-il.