CHAPITRE XVII

Les Hillerod appelèrent un avocat nommé Aaron Capella. Il arriva au milieu de l’après-midi dans une Ford Escort poussiéreuse, parla avec le procureur, puis avec ses clients. Lucas alla se faire recoudre aux urgences de l’hôpital, eut droit à quatre points de suture, puis retrouva Connell pour un déjeuner tardif. Après ça, ils restèrent dans le bureau de Beneteau, déambulèrent un peu dans le palais de justice, attendant que Capella en ait fini avec les Hillerod.

Les techniciens de la police passèrent un coup de fil de la casse pour dire qu’ils avaient trouvé trois sacs de cinq cents grammes de cocaïne, dissimulés derrière un panneau au fond des toilettes. Beneteau était plus que satisfait : il passait à la télé, sur chacune des chaînes les plus importantes de Duluth.

– Vous allez me faire réélire, Davenport, dit-il à Lucas.

– Je vous enverrai la facture.

Ils discutaient dans le bureau du shérif, et ils virent Connell s’approcher dans l’allée extérieure. Elle revenait du café, une tasse de porcelaine à la main.

– C’est une jolie femme, affirma Beneteau, ses yeux s’attardant sur elle. J’aime bien sa façon d’aller au feu. Si vous me permettez, est-ce que vous deux… avez quelque chose en train ?

Lucas secoua la tête.

– Non.

– Hum. Elle est avec quelqu’un d’autre ?

– Pas que je sache, répondit Lucas.

Il était sur le point de dire quelque chose sur sa maladie, mais il hésita.

– Elle n’est pas lesbienne, ou quelque chose dans ce goût-là ?

– Non, elle n’est pas lesbienne. Écoutez, George… (Il n’arrivait pas à trouver quoi dire. Il finit par lâcher :) Écoutez, vous voulez son numéro de téléphone ?

Beneteau leva les sourcils.

– Eh bien, de temps en temps, je descends faire un tour en ville. Vous pigez ?

 

 

Aaron Capella était un pro. Beneteau le connaissait, et ils se serrèrent la main lorsque Capella entra dans le bureau. Beneteau présenta Lucas et Connell.

– J’ai parlé à mes clients, il s’agit encore d’une inqualifiable violation de leurs droits civils, dit-il à Beneteau d’un ton léger.

– Je sais, c’est une honte, approuva Beneteau, pince-sans-rire. Le droit des criminels à porter des armes volées en assurant la distribution de cocaïne et d’amphés.

– Je n’arrête pas de le répéter à qui veut l’entendre, et vous êtes le seul à m’écouter, reprit Capella. Allons-y, Bich nous attend.

Ils traversèrent le palais de justice. Beneteau et Capella parlaient du bateau de plaisance de ce dernier, qu’il avait au lac Supérieur.

– … un type du Maryland me disait : « Un lac, c’est pas comme l’océan. » Alors je lui ai dit : « Où est-ce que vous naviguez ? » et il m’a répondu : « Au lac Cheasapeake. » Je lui ai dit : « On pourrait mettre six lacs de la taille du Cheasapeake dans le Supérieur, et avoir encore assez de place pour mettre Long Island au milieu sans déborder. »

Bich était le procureur, un homme sérieux au visage rouge, en costume anthracite.

– Ils viennent avec votre client, Aaron, déclara-t-il à Capella.

Ils le suivirent tous dans son bureau, s’installèrent sur les chaises, et Bich se mêla à la conversation qui portait toujours sur les bateaux, jusqu’à ce que Joe Hillerod soit conduit sous escorte dans la pièce.

La lèvre supérieure d’Hillerod se retroussa en un rictus incontrôlable quand il vit Beneteau. Il se laissa tomber dans un siège près de Capella.

– Comment ça se passe ?

 

 

Bich parla à Capella comme si Hillerod n’était pas là, mais ce qu’il disait était en réalité adressé à celui-ci : Capella et Bich avaient déjà passé tout ça en revue.

– Je vais vous dire une chose, Aaron, votre client est dans une sale passe, affirma Bich d’un ton doctoral. Il lui reste deux ans de conditionnelle. La possession d’une arme à feu le renverra sous les verrous. Pas de procès, ni ce genre de gaudrioles. Une simple audience fera l’affaire.

– On contestera la validité de la procédure.

Bich ne tint pas compte de la remarque de l’avocat.

– On l’a retrouvé dans une maison pleine d’armes volées. On peut le faire passer en procès pour possession d’armes en tant que repris de justice, et recel d’armes volées. Après, on peut l’envoyer dans le Minnesota, où il sera jugé pour cambriolage. Il retournerait à Waupun tirer le reste de sa peine, purgerait celle à laquelle il viendrait d’être condamné dans le Wisconsin, et finirait par le Minnesota. Ça peut durer assez longtemps.

L’avocat écarta les mains devant lui.

– Joe n’a rien à voir avec cette histoire d’armes. Il pensait qu’elles étaient légales. Un ami à lui les a laissées là, le type que vous avez coincé dans la salle de bains.

– Bien.

Bich roula des yeux.

– Mais on ne parle pas des armes, ça, c’est une autre question, reprit Capella. On peut parler, pas vrai ? C’est pour ça que Lucas et Miss Connell sont là, n’est-ce pas ? Pour avoir une petite discussion amicale ?

– S’il est coopératif, précisa Bich, pointant le doigt sur la poitrine d’Hillerod, il se peut qu’on oublie la violation de liberté sur parole, la détention d’arme. Là-dessus, on le tient déjà.

– Alors, de quoi parle-t-on ? demanda Capella.

Bich regarda Lucas.

– Voulez-vous l’expliquer à Mr. Hillerod ?

Lucas posa les yeux sur celui-ci.

– Je ne vais pas raconter de salades. Nous avons de bonnes raisons de penser que vous avez éventré des femmes. Six fois ou plus. Il faut qu’on vous pose quelques questions, et qu’on obtienne des réponses.

Hillerod, qui avait discuté avec Capella, savait ce qui l’attendait. Il se mit à secouer la tête avant même que Lucas ait terminé.

– Non, non, j’ai jamais fait ces saloperies-là, mon vieux.

– On a envoyé votre couteau au labo de la police, intervint Connell. Il semble qu’il y ait du sang sur la charnière.

– Ben merde ! dit Hillerod, et il eut un instant l’air mal à l’aise en pensant à ce qu’elle venait de dire. S’il y a du sang, c’est sûrement du sang d’animal. C’est un couteau de chasse.

– Ça n’est pas exactement la saison de la chasse aux daims, lui fit remarquer Lucas.

– S’il y a du sang sur ce bon Dieu de couteau, c’est du sang de daim – ou alors c’est vous qui l’avez mis pour me coincer, protesta Hillerod avec véhémence. Vous, les flics, vous avez le droit de faire n’importe quoi !

Capella lui coupa la parole.

– Mon client se souvient de la librairie à Madison.

– Il a bonne mémoire, s’étonna Bich. Il y a plusieurs années de cela, si je ne m’abuse.

– Je m’en souviens parce que c’est la seule librairie où j’aie jamais mis les pieds ! aboya Hillerod.

Capella continuait à parler.

– … et on a un témoin de bonne réputation, qui a passé toute la nuit avec lui à Madison, et il est certain qu’elle s’en souviendra indépendamment de tout ce qu’on évoque ici. Sans aucune sollicitation de ma part ou de celle de Joe. Je déclare sous serment que nous n’avons pas pris contact avec elle, et que Joe est sûr qu’elle s’en souviendra.

– Vous avez un nom à nous fournir ? demanda Lucas.

– Vous pouvez avoir son nom et les circonstances dans lesquelles ils se sont rencontrés, répondit l’avocat. En fait, il l’a levée dans la librairie.

– Je n’ai rien à voir avec les flingues, dit Hillerod d’un ton maussade.

– Ce n’est pas de ça qu’on parle, l’arrêta précipitamment l’avocat. (Il donna une tape sur le genou d’Hillerod.) Ça ne fait pas partie du marché.

– On sait que notre tueur fume des Marlboro, dit Lucas en se penchant vers Hillerod. Tu fumes des Marlboro, n’est-ce pas ?

– Non, non, je fume des Merit, j’essaie d’arrêter. J’ai acheté des Marlboro juste cette fois.

– Votre client nous ment, fit observer Lucas à Capella. On sait qu’il fume des Marlboro depuis des années.

– Il dit qu’il fume des Merit, je ne vois aucune raison de ne pas le croire.

– Les Merit, c’est dégueulasse ! lança Bich. Pourquoi est-ce que vous fumiez des Merit ? Vous ne fumez rien d’autre ?

– Eh bien, j’essaie d’arrêter, expliqua Hillerod, en s’efforçant de ne pas rencontrer leurs regards. Je fume des Marlboro, mais je n’ai tué personne. Je fume aussi des Venture.

Le bluff au sujet des Marlboro avait échoué.

– On voudrait en savoir plus sur cette histoire de librairie, dit Connell.

– À Madison ? (Les yeux de Hillerod se firent vagues, puis il ajouta :) Comment est-ce que vous avez su ça ?

– On a un témoin, répondit Connell. Vous êtes parti avec une femme.

– D’accord, admit Hillerod. Ça doit être elle qui vous l’a dit.

– Non, ça n’est pas elle, rectifia Lucas. Notre témoin… c’est une femme, mais ça n’est pas votre amie. Si vous en avez une. Mais nous voulons savoir la vérité sur l’autre femme. Celle qu’on a retrouvée morte le lendemain.

– C’est pas moi. La femme avec qui je suis parti est toujours vivante. Et elle a dû vous dire que je n’ai jamais pu faire ça, parce que j’étais avec elle.

– Comment s’appelle-t-elle ? demanda Connell.

Hillerod se gratta le visage, en la fusillant du regard, mais elle le soutint sans broncher, comme une entomologiste considérant un spécimen de coccinelle pas particulièrement intéressant.

– Abby Weed, finit-il par avouer.

– Où est-ce qu’elle habite ?

Hillerod haussa les épaules.

– Je ne connais pas l’adresse, je sais y aller, c’est tout. Mais vous pouvez la joindre à l’université.

– Elle travaille à l’université ? demanda Lucas.

– Elle est professeur. Arts plastiques. Elle est peintre.

Lucas regarda Connell, qui roula des yeux.

– Vous étiez là-bas avec qui ? Dans la librairie…

– Je n’étais avec personne, j’y suis allé tout seul pour voir s’ils avaient un livre sur la moto, ils n’en avaient pas.

– Combien de temps êtes-vous resté ?

Hillerod haussa les épaules.

– Une heure…

– C’est long pour chercher un livre qui n’existe pas, ironisa Lucas.

– Je n’ai passé que cinq minutes à chercher le bouquin. Après, j’ai vu Abby qui me lançait des œillades, et j’ai traîné dans la boutique pour la baratiner un peu. Elle avait de gros… (il jeta un coup d’œil à Connell)… pare-chocs.

– Elle est rentrée avec vous ?

– On est allés chez elle.

– Vous y avez passé la nuit ?

– Merde, j’y ai passé quatre nuits ! précisa Hillerod avec un petit sourire, à l’intention de Connell. Chaque fois que j’essayais de sortir du lit, elle s’accrochait à ma queue… (Son sourire se fana, et il regarda Lucas.) Le putain de flic maison. Ce putain de flic a retenu mon signalement, pas vrai ?

– Quel flic ?

– Le flic dans la librairie.

Lucas le regarda un long moment, avant de poursuivre.

– Vous avez 666 tatoué sur la main.

Hillerod regarda le tatouage, et secoua la tête.

– Bon Dieu ! je savais bien que c’était idiot, le 666. Tout le monde le voulait. Je disais aux gens : les flics s’en serviront contre nous.

– Avez-vous vu quelqu’un dans la boutique qui ressemble à ça ? demanda Connell.

Elle lui tendit le portrait-robot.

Hillerod l’examina, puis son regard se posa avec curiosité sur Connell, Lucas, Bich et Capella, successivement.

– Eh bien, je n’ai vu personne d’autre. Pour autant que je me souvienne.

– Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire : personne d’autre ? demanda Lucas.

Il haussa les épaules.

– Vous devriez le savoir. Ça ressemble à votre flic.

– Un flic ? (Connell regarda Lucas de nouveau.) Comment saviez-vous qu’il était flic ?

– La façon dont il me regardait. C’était un flic, obligé. Il a regardé ma main, puis moi, puis ma main. Il savait ce que c’était.

– C’était peut-être un prisonnier, songea Lucas.

Hillerod réfléchit un instant.

– Ouais. Peut-être. Mais moi, j’ai pensé que c’était un flic.

– Et il ressemblait à ce portrait ? interrogea Connell.

– Ouais. Il n’est pas tout à fait exact, je ne crois pas. Je ne m’en souviens pas très bien, mais il y a quelque chose qui cloche, dans la barbe, affirma-t-il, en étudiant le dessin. Et dans la bouche. Et il avait les cheveux plus plats… Mais il ressemble quand même à peu près à ça.

 

 

 

– Salopard, dit Connell amèrement. (Ils se tenaient près d’une fontaine, les avocats et les secrétaires circulant autour d’eux.) Le flic refait son apparition, Davenport… je le crois. (Elle fit un geste en direction du bureau de Bich, où attendait Hillerod.) Je ne peux pas croire qu’il ait inventé ça de toutes pièces. Il n’est pas assez malin.

– Il est trop tôt pour s’affoler. Il faut encore que le labo fasse son travail. On a le couteau.

– Vous le savez aussi bien que moi… On est sûrs que le flic de Saint Paul est en dehors du coup ?

– Saint Paul prétend qu’il l’est.

– Ils ne couvriraient pas quelqu’un dans une histoire pareille ?

Ça n’était pas vraiment une question.

– Impossible. J’ai parlé à un type de chez eux, et ils l’ont travaillé au corps.

– Bon Dieu ! (Elle secoua la tête.) On est revenus à la case départ.

Connell était au volant : elle avait envie de conduire la Porsche. Ils rejoignaient l’Interstate. Le soleil déclinait à l’horizon. Le pare-brise était couvert de millions de moucherons surgis des fossés qui longeaient les bas-côtés.

– George Beneteau a été étonnamment professionnel de bout en bout. Je veux dire… pour un shérif de province.

Lucas ne répondit pas pendant une minute, puis :

– Il a posé des questions à votre sujet. Si vous étiez mariée, ce genre de choses…

– Quoi ?

Lucas lui sourit et elle rougit.

– Il a dit… (Lucas prit un accent de cul-terreux, que Beneteau n’avait pas.) C’est une bien jolie femme.

– Vous mentez, Davenport.

– Je jure que c’est vrai. (Une minute plus tard, il ajouta :) Il voulait avoir votre numéro de téléphone.

– Vous le lui avez donné ?

– Je ne savais pas quoi faire, Meagan. Je ne savais pas s’il fallait que je lui dise que vous étiez malade ou quoi. Alors… oui, je le lui ai donné.

– Vous ne lui avez pas dit que j’étais malade ?

– Non, je ne le lui ai pas dit.

Ils roulèrent encore un moment en silence, puis Connell se mit à pleurer. Les yeux ouverts, la tête droite, ses grandes mains bien à plat sur le volant, elle se mit à sangloter, la respiration entrecoupée, les larmes lui coulant sur le visage. Lucas commença à dire quelque chose, mais elle secoua la tête et continua à rouler.