CHAPITRE X

Weather entendit le téléphone sonner à l’autre bout de la maison, se réveilla et lui donna un coup de coude.

– Téléphone, marmonna-t-elle. Cha doit être por toi.

Lucas tâtonna dans le noir, finit par trouver le combiné de la chambre, décrocha. Le standard le mit en communication avec Minneapolis Nord. Encore une.

– On a retrouvé son sac à main et un sac de voyage avec des vêtements. On a son permis de conduire, elle s’appelle Marcy Lane, domiciliée à Worthington, raconta Carrigan. (Sa voix faisait songer à une lime passée sur une feuille de métal.) On essaie de retrouver les parents, maintenant. Vous devriez vous pointer.

– Est-ce que vous avez passé un coup de fil à Lester ?

Lucas était assis sur le lit, tassé près de la lampe de chevet, les pieds nus par terre. Weather ne s’était pas rendormie, elle écoutait la conversation, immobile, l’oreille tendue par-dessus son épaule.

– Pas encore. Il faut que je le fasse ?

– Je vais l’appeler, déclara Lucas. Ne touchez à rien. Rien. On est dans la merde et je ne veux pas qu’on fasse de bêtises. Et ne dites rien aux flics en tenue, pour l’amour de Dieu.

– Rien ne bouge, c’est figé comme de la gelée.

– Il faut que ça reste comme ça.

Lucas coupa la communication, puis composa un autre numéro.

– Qui est mort ? demanda Weather en se mettant sur le dos.

– Une gamine. On dirait que notre enfoiré a encore fait des siennes, dit Lucas. (À la standardiste :) Davenport à l’appareil. Il me faut le numéro de Meagan Connell. Et il faut que je parle à Frank Lester. Tout de suite.

Ils trouvèrent le numéro de Connell et il le griffonna sur un morceau de papier. Pendant qu’on lui passait Lester, il sourit à Weather, qui le regardait, les yeux ensommeillés.

– Ça leur arrive souvent de t’appeler au milieu de la nuit ? demanda-t-elle. Quand tu travailles ?

– Peut-être vingt fois en vingt ans, répondit-il.

Elle se tourna vers la table de chevet, regarda le réveil.

– Je me lève dans trois heures.

– Désolé.

Elle se dressa sur un coude.

– Je n’y avais jamais pensé jusque-là, mais tu as très peu de poils sur le cul.

– De poils ?

Le téléphone sonna à l’autre bout de la maison, et il regarda son cul, pris de court. Un Lester endormi grogna : « Allô ? »

– Davenport à l’appareil, répondit Lucas, reportant son attention sur le téléphone, essayant de chasser de son esprit cette histoire de poils. Carrigan vient d’appeler. Une jeune femme de Worthington a été éviscérée et balancée dans un terrain vague dans le nord de la ville. Si c’est pas le même tueur que celui qui s’est occupé de Wannemaker, c’est son frère jumeau.

– Merde !… lâcha Lester au bout d’un moment.

– Ouais. On a un nouveau cadavre sur les bras. Il faut que vous joigniez Roux et que vous réfléchissiez tous les deux à ce qu’il faut faire vis-à-vis des médias.

– Je vais l’appeler. Vous y allez ? Je veux dire : là-bas ?

– De ce pas, répondit Lucas.

 

 

Lucas coupa la communication, puis composa le numéro de Connell. Elle décrocha, la voix faible, étranglée :

– Allô ?

– Davenport à l’appareil. Une fille de la campagne vient de se faire tuer et abandonner quelque part dans le nord de la ville. On dirait que c’est notre homme qui a fait le coup.

– Ça s’est passé où ?

Elle était complètement réveillée, à présent. Lucas lui donna l’adresse.

– Je vous retrouve là-bas.

Lucas raccrocha, sauta du lit, et se dirigea vers la salle de bains.

– Tu devais venir me voir travailler, aujourd’hui.

Il s’arrêta, se retourna.

– Oh ! bon Dieu, c’est vrai ! Ecoute, si je finis assez tôt là-bas, j’irai à l’hôpital. Tu commences à sept heures et demie ?

– Oui. C’est à cette heure-là qu’on m’apporte le môme.

– Je peux essayer de me libérer pour cette heure-là. Où est-ce que je dois aller ?

– Demande à l’accueil. Demande le bloc opératoire, et, quand tu y seras, demande-moi. Ils seront prévenus.

– J’essaierai. Sept heures et demie.

 

 

La seconde raison de passer à la postérité avancée par Carrigan, c’était qu’il avait de petits pieds menus avec lesquels il dansait. Il avait autrefois fait une apparition sur la scène du Guthrie, dans une mise en scène moderne d’Othello, vêtu d’un slip en lamé et d’un bandeau autour de la tête.

Sa troisième raison de passer à la postérité, c’était que le jour où une nouvelle recrue avait parlé de lui en l’appelant le danseur pédé, il lui avait enfoncé la tête au fond des toilettes du vestiaire pendant si longtemps que la brigade criminelle avait soumis la candidature du gamin au Livre des records Guinness pour la plus longue plongée en apnée de l’année. La candidature avait été examinée, mais rejetée.

Le premier titre de gloire de Carrigan, c’était qu’il avait remporté deux fois le championnat de lutte NCAA dans la catégorie des quatre-vingt-dix kilos, une décennie plus tôt. Il n’était conseillé à personne de lui chercher des noises.

– Ça ne fait probablement pas très longtemps que c’est arrivé, expliqua-t-il à Lucas, en jetant un regard en direction de la foule qui se rassemblait au coin de la rue. (Carrigan était noir comme la majeure partie de cette foule.) Des gens ont joué au base-ball ici jusqu’à la tombée de la nuit, et, à ce moment-là, il n’y avait pas de cadavre. Des mômes qui coupaient par le parc l’ont retrouvée un peu après une heure.

– Quelqu’un a remarqué un véhicule ?

– On a des gars qui font du porte-à-porte autour du parc, mais je ne crois pas qu’on en tirera grand-chose. La voie d’accès à l’Interstate est au carrefour précédent, et elle est facile à louper : les gens viennent jusqu’ici pour faire demi-tour, alors il y a sans arrêt des voitures qui passent.

Le corps était encore à découvert, reposant sur de la terre battue entre deux gros buissons, alignés parallèlement à l’intervalle entre la deuxième et la troisième base d’un terrain de base-ball. Le tueur n’avait aucune intention de le cacher ; il devait savoir qu’on le retrouverait presque tout de suite. Des lampes-torches illuminaient la zone qui s’étendait autour du corps, et une équipe de spécialistes s’affairaient.

– Cherchez des mégots de cigarettes, dit Lucas à Carrigan. Des Camel sans filtre.

– D’accord…

Lucas s’accroupit près de la fille morte. Elle était couchée sur le flanc, la tête et les épaules vers la terre, les hanches à moitié tournées vers le ciel. Lucas voyait la blessure d’assez près pour constater qu’elle était identique à celle de Wannemaker : un coup de pointe avant de remonter la lame pour éventrer. L’odeur des entrailles lui parvenait…

– Méchant, commenta Lucas.

– Ouais, dit Carrigan aigrement.

– Je peux la bouger ?

– Pour faire quoi ?

– Je veux la mettre sur le dos et regarder sa poitrine.

– Si vous voulez – on a déjà des photos et tout… Mais elle est couverte de sang, vous feriez mieux de mettre des gants. Attendez…

Il revint peu après avec une paire de gants très fins en plastique jaune, et les tendit à Lucas. Celui-ci les enfila, prit la femme par le bras et fit rouler le corps sur le dos.

– Regardez-moi ça ! s’exclama Lucas en indiquant deux gribouillis sanglants sur ses seins. Qu’est-ce que c’est ?

– Des lettres. Un S et un J, dit Carrigan, le mince faisceau de sa lampe de poche balayant le cadavre de la fille. Je veux bien qu’on embrasse mon rectum tout rose. Qu’est-ce que c’est que cette merde, Davenport ?

– De la démence, répondit Lucas en examinant le corps.

Un peu plus tard, Carrigan demanda :

– Qui c’est, celle-là ?

Lucas jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Connell s’avancer vers eux à grandes enjambées, sanglée dans un imperméable.

– Mon assistante.

– Ta putain de quoi ?

– C’est notre homme ? demanda Connell, en s’approchant.

Lucas se leva et retira les gants.

– Ouais. Il lui a gravé le SJ sur la poitrine.

Il rejeta la tête en arrière et regarda le ciel nocturne, la clarté timide des étoiles au-dessus des lumières de la ville. Ce mec le foutait en boule. Il n’avait pas ressenti l’assassinat de Wannemaker d’une façon aussi personnelle ; celui de cette enfant l’atteignait profondément. Peut-être parce qu’il sentait encore le souffle de la vie chez elle. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était morte.

– Il a changé ses habitudes, fit remarquer Connell.

– On s’en fout, de ses habitudes. On sait que c’est lui qui a tué Wannemaker. La fille du nord de l’État n’avait pas de lettres gravées dans la chair.

– Mais elle était dans les temps. Wannemaker et celle-là sont en dehors de sa périodicité habituelle. J’espère qu’il n’y a pas deux assassins différents.

– Non. (Il secoua la tête.) Le couteau dans l’estomac, c’est une signature. Encore plus que les lettres.

– Je ferais mieux d’y jeter un coup d’œil.

Elle s’enfonça un peu dans les buissons pour mieux voir, s’accroupit près du corps, braqua sa lampe dessus. Elle l’examina une minute, puis deux, et s’éloigna pour cracher. Revint.

– Je m’habitue.

– Que Dieu vous vienne en aide, dit Carrigan.

Un policier en uniforme et un gamin noir de haute taille s’approchaient à pas précipités, le gamin un demi-pas devant le policier. Il portait un short qui lui descendait jusqu’aux genoux, un tee-shirt trop grand, une casquette de base-ball. L’expression de son visage était celle de l’exaspération.

Carrigan fit un pas vers eux.

– Qu’est-ce que tu as trouvé, Bill ?

– Le môme a vu le type, expliqua le policier. C’est à peu près certain.

Lucas, Carrigan et Connell se groupèrent autour du gamin.

– Tu l’as vu ?

– Mec, je…

Le môme jeta un regard vers le coin de rue où s’aventuraient les badauds, attirés par là rumeur d’un meurtre dans le quartier.

– Comment tu t’appelles ? demanda Connell.

– Dex ?

La réponse sonnait comme une question, et le gamin leva les yeux au ciel.

– Il y a combien de temps ? intervint Lucas.

Le môme haussa les épaules.

– Putain ! est-ce que je ressemble à une grosse pendule ?

– Putain ! c’est à une grosse croûte que tu vas ressembler, si tu fais pas gaffe à ce que tu racontes, dit Carrigan.

Lucas leva la main, s’approcha du gamin.

– C’est une fille de la campagne, Dex. Elle venait d’arriver en ville, quelqu’un lui a mis les tripes à l’air.

– Je n’ai rien à voir avec ça, se récria Dex, posant à nouveau son regard sur la foule.

– Viens par ici, lui enjoignit Lucas, d’une voix amicale. (Il prit le bras du môme.) Jette un coup d’œil au cadavre.

– Quoi ?

– Allez, viens… (Il lui fit signe de s’approcher, puis se tourna vers le policier en uniforme.) Prêtez-moi votre lampe de poche, s’il vous plaît, mon vieux.

Lucas fît le tour du buisson avec Dex, puis ils s’approchèrent en canard du corps sans vie, du côté où apparaissait la blessure. Le gamin s’y prêta sans trop faire d’histoires ; il avait déjà vu des centaines de cadavres à la télé, et était passé une fois devant une maison où des ambulanciers en sortaient un sur une civière. Ça lui donnerait du prestige.

À trente centimètres du corps, Lucas braqua la lampe sur la blessure et l’alluma.

– Bordel ! jura Dex.

Il se redressa et se débattit pour sortir des buissons.

Lucas saisit sa poche arrière, le ramena vers lui brutalement.

– Allez, mon pote, tu pourras en parler aux autres, raconter comment les flics t’ont tout fait voir. (Il braqua le faisceau de lumière sur le visage de la fille.) Regarde ses yeux, mon pote, ils sont encore ouverts, on dirait des œufs. Tu pourras sentir ses tripes si tu t’approches, une odeur un peu douceâtre.

Le regard de Dex descendit le long du cadavre, il frémit, se redressa, et s’enfuit à toutes jambes. Lucas le laissa partir : Carrigan attendait devant les buissons quand Dex parvint à s’en dégager.

– Jamais rien vu de pareil ! s’écria Dex.

De la salive coulait au coin de sa bouche, et il s’essuya d’un revers de main.

– Alors, c’était qui ? demanda Carrigan.

– Un Blanc. Il roulait en camionnette.

– Quel genre de camionnette ?

– Blanche, avec du noir, peut-être du rouge, je ne sais pas ; je suis sûr qu’il y avait du blanc. (Il continuait à s’éloigner du corps, contournant les buissons pour retourner vers le trottoir. Carrigan lui saisit un bras, et Dex se remit à parler.) L’arrière était aménagé. Les gens viennent ici déposer leurs ordures, quelquefois. Je me suis dit que c’était ça qu’il était venu faire : déposer des ordures.

– Tu étais à quelle distance ? demanda Connell.

– Là-bas, au coin de la rue, répondit Dex, en montrant l’endroit du doigt. Une centaine de mètres.

– À quoi il ressemblait, d’après ce que tu as vu ? insista Connell. C’était un grand mec ? Un petit mec ? Il était gros, maigre ?

– Assez grand. Autant que moi. Et peut-être qu’il joue au basket, vu comment il est entré dans la camionnette. Il a sauté dedans, vous voyez. Vite, comme un mec qui a du ressort. Vite.

Connell fouilla dans son sac et en sortit un carré de papier. Elle commençait à le déplier quand Lucas réalisa de quoi il s’agissait, tendit le bras, saisit sa main et secoua la tête.

– Ne faites pas ça. (Il regarda Dex et demanda :) Il y a combien de temps que ça s’est passé ?

– À quelle heure ? J’en sais rien. Il y a peut-être une heure de ça.

Ce qui ne voulait rien dire : pour la plupart des témoins, une heure signifiait plus de quinze minutes et moins de trois heures.

– Quoi d’autre ?

– Vous savez, je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit d’autre. Laissez-moi réfléchir… (Il regarda derrière Lucas.) Voilà ma mère.

Une femme se frayait un chemin à travers le cordon de police. Quand un flic tendit le bras vers elle, elle se tourna, lui dit quelque chose qui coupa court à sa tentative de la stopper, et avança vers eux.

– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle sans aménité.

– On discute avec votre fils, lui expliqua Carrigan. Il est le témoin d’un crime.

– Il n’a jamais eu d’histoires.

– Il n’en a toujours pas, précisa Connell. Il se peut qu’il ait aperçu un tueur – un Blanc. Il essaie seulement de se souvenir de ce qu’il aurait pu voir d’autre.

– Il n’a pas d’ennuis ?

Elle était soupçonneuse.

Connell secoua la tête.

– Il nous aide.

– Maman, tu aurais vu la fille ! dit Dex, en déglutissant.

Il jeta un coup d’œil au buisson. On pouvait voir une hanche dépasser de l’endroit où ils se trouvaient. Il regarda Carrigan.

– Il y avait des marches sur les côtés de la camionnette, vous savez… comment ça s’appelle ?

– Des marchepieds ?

Dex hocha la tête.

– C’est ça. Des marchepieds argentés.

– Chevrolet ? Ford ?

– Dites, mec, pour moi ils se ressemblent tous, j’en ai pas, moi, de camion…

– De quelle couleur était l’arrière ?

Le gamin dut réfléchir.

– Foncé, répondit-il finalement.

– Quoi d’autre ?

Il se gratta l’oreille, regarda sa mère, puis secoua la tête.

– Je me suis dit que c’était juste un Blanc qui venait balancer ses ordures.

– Tu étais seul quand tu l’as vu ?

Il déglutit à nouveau, et jeta un coup d’œil à sa mère. Sa mère le vit et lui donna une claque dans le dos, fort.

– Vas-y, dis-le !

– J’ai vu un type nommé Lawrence, par ici.

Sa mère mit les mains sur ses hanches.

– Tu étais avec Lawrence ?

– J’étais pas avec Lawrence, maman. Je l’ai vu par ici, c’est tout. J’étais pas avec lui.

– Il vaudrait mieux que tu ne sois pas avec lui, ou je vais te foutre dehors. Tu sais ce que je t’ai dit… (Elle avait l’air en colère. Elle regarda Carrigan et expliqua :) Lawrence vend de la poudre.

– Lawrence, c’est son prénom ou son nom de famille ? demanda Carrigan.

– Lawrence Wright.

– Lawrence Wright, je le connais, dit Carrigan. Vingt-deux ou vingt-trois ans, grand et maigre. Il porte bien tout le temps un petit chapeau de marin ?

– C’est lui, confirma la femme. Un vaurien. Il vient d’une longue lignée de vauriens. Sa mère valait rien et tous ses frères sont des vauriens. (Elle frappa de nouveau le gamin en travers du dos.) Tu traînes avec ce vaurien ?

– Où est-ce qu’il est allé ? demanda Lucas. Lawrence ?

– Il est resté dans le coin, jusqu’à ce qu’on trouve le corps. (Dex regarda autour de lui comme s’il avait pu le voir.) Après, il est parti.

– Est-ce qu’il a vu le Blanc ? interrogea Connell.

Dex haussa les épaules.

– Je n’étais pas avec lui. Mais il était plus près de lui que moi. Il marchait par ici quand le Blanc est sorti du parc. J’ai vu le Blanc lui jeter un coup d’œil.

Lucas regarda Carrigan.

– Il nous faut ce Lawrence tout de suite.

– Est-ce qu’il fume ? demanda Carrigan à Dex.

Dex haussa les épaules, et sa mère répondit :

– Il fume. Il passe son temps à se balader, la tête pleine de crack.

– Il faut qu’on mette la main dessus, déclara Lucas.

– Je n’ai aucune idée d’où il traîne. Je le voyais dans le quartier, il y a cinq ans, à l’époque où je m’occupais du trafic de drogue dans le secteur, dit Carrigan, incertain. Je peux passer un coup de fil à un collègue, Alex Drucker, c’est lui qui est chargé des stups par ici, maintenant.

– Trouvez-le ! répéta Lucas.

Carrigan jeta un coup d’œil à sa montre et ricana.

– Quatre heures et demie. Ça doit faire environ deux heures que Drucker s’est couché. Il va adorer ça.

Pendant que Carrigan allait à sa voiture, un des techniciens de l’équipe qui passait les lieux du crime au peigne fin s’approcha :

– Pas de mégots datant de ce soir, que des débris de cigarettes bien plus anciens.

– Laissez tomber, lui conseilla Lucas. On nous a dit qu’elle avait été abandonnée il y a à peine une heure. Vous pourriez jeter un œil dehors dans la rue d’ici jusqu’à… Non, laissez tomber. On sait qui a fait ça.

– On regardera, répliqua le technicien. Des Camel…

– Sans filtre, précisa Lucas. (Il se tourna vers la mère de Dex.) Il faut qu’on envoie Dex au commissariat central avec un agent pour faire une déposition, et peut-être lui demander de décrire le type à un portraitiste. On le ramènera. Ou bien vous pouvez y aller avec eux, si vous voulez.

– Je peux les accompagner ?

– Si vous voulez.

– Je ferais aussi bien de les accompagner, je crois. Il n’a pas d’ennuis ?

– Il n’a aucun ennui.

Carrigan revint.

– Drucker n’est pas chez lui. Ça ne répond pas.

– C’est un type connu par ici, ce Lawrence – on peut descendre au coin de la rue et demander aux gens où est-ce qu’on peut le trouver.

Carrigan regarda le coin de rue le plus proche, puis son regard retourna à Lucas et Connell.

– Vous êtes un peu trop blancs pour leur demander de rendre service.

Lucas haussa les épaules.

– Je n’ai pas dit que j’allais les bousculer ; je veux juste leur demander. Allez, venez.

Ils se mirent en route, et Connell demanda :

– Pourquoi est-ce que je ne peux pas lui montrer le portrait-robot ? Il pourrait confirmer la description.

– Je ne veux pas lui brouiller la mémoire. Si on arrive à obtenir de lui un signalement, je veux que ça soit d’après ses souvenirs, pas d’après ce qu’il aura vu quand vous lui aurez montré un portrait-robot.

– Oh !

Elle réfléchit une minute, puis fit un signe de tête.

Quand ils atteignirent l’intersection, les gens se turent, et Carrigan se dirigea droit sur eux.

– Un Blanc vient d’éventrer une jeune fille et de balancer le corps dans les buissons, là-bas, expliqua-t-il sur le ton de la conversation, sans préambule. Un type appelé Lawrence Wright l’a vu. On n’a pas l’intention de s’en prendre à lui, on veut juste une déposition. Si quelqu’un peut nous dire où est Lawrence, ou même s’il est là en personne…

– Cette fille, elle était blanche ou noire ? demanda une femme.

– Blanche, répondit Lucas.

– Pourquoi est-ce que vous voulez parler à Lawrence ? Si ça se trouve, il a rien vu.

– Il a vu quelque chose, trancha Carrigan. Il était juste à côté du Blanc, le tueur.

– C’est un cinglé, reprit Lucas. C’est comme le type de Milwaukee, qui tuait les petits garçons. Il n’a aucun motif, c’est juste pour tuer.

Un murmure parcourut la foule, puis une voix de femme se fit entendre.

– Lawrence est allé chez Porter.

Quelqu’un d’autre fit :

– Ferme-la, et la voix de femme répondit :

– Ferme-la toi-même, il tue des petites filles.

– Des Blanches… Que ça soit des filles ne change rien… elles ont la peau blanche… Qu’est-ce qu’il a à voir avec ça, Lawrence, qu’est-ce qu’il a fait, lui ?…

– On ferait mieux d’y aller en vitesse, conseilla calmement Carrigan. Avant que quelqu’un ne fonce chez Porter prévenir Lawrence qu’on est en route.

 

 

Lucas et Connell montèrent dans la voiture de Carrigan.

– Chez Porter, c’est un bar de nuit dans la Vingt-Neuvième Rue, expliqua Carrigan. Il nous faut une patrouille en uniforme pour bloquer la sortie.

– Ça ne peut pas faire de mal, dit Lucas. C’est encore ouvert ?

– Encore un petit quart d’heure, quelque chose comme ça. En été, il ferme vers cinq heures.

Les flics de patrouille les rejoignirent sur le parking d’un restaurant de la chaîne Perkins, quatre minutes plus tard. Un Noir et un Blanc. Lucas leur expliqua à la recherche de qui ils étaient par la vitre ouverte.

– Empêchez tout le monde de sortir… Vous savez où c’est ?

– Ouais. On se glissera dans la ruelle, derrière. Dès que vous nous voyez nous engager par là, pointez-vous à l’entrée principale.

– Allons-y ! dit Carrigan.

– Est-ce que ça risque de mal tourner ? demanda Connell.

Carrigan lui jeta un coup d’œil.

– Ça devrait se passer sans accroc. C’est un endroit à peu près décent. Porter est un type en règle. Mais, vous savez…

– Ouais. Lucas et moi, on est blancs.

– Il vaut mieux me laisser entrer le premier. Et abstenez-vous d’engueuler les gens.

 

 

Au coin de la rue, ils hésitèrent un moment, durant lequel la voiture de patrouille passa devant, descendit la rue et s’engagea dans la ruelle. Carrigan roula jusqu’à l’entrée principale d’une maison style années vingt au large porche. Celui-ci était désert, mais, quand ils sortirent de la voiture, Lucas entendit un air de Charles Brown s’échapper de la fenêtre ouverte.

Carrigan ouvrait la marche. Quand il passa la porte, Lucas et Connell observèrent une pause, de quoi lui donner le temps de faire son entrée, avant de prendre le même chemin.

Le salon de la vieille maison avait été aménagé en bar ; il y avait une demi-douzaine de chaises dans le vestibule, dont trois étaient occupées. Deux hommes et deux femmes étaient assis autour d’une table dans le salon à gauche. Quand Lucas et Connell franchirent le seuil, tout s’arrêta. L’air était saturé de fumée de cigarettes, et de l’odeur du whisky.

– Monsieur Porter, disait Carrigan à un type chauve derrière le bar.

– Messieurs, que puis-je faire pour vous ? demanda Porter, les mains sur le bar.

Il n’avait pas de licence, mais, en principe, ça n’était pas un problème. Un des hommes assis à la table recula sa chaise de quelques centimètres, et Lucas le regarda. Il se figea aussitôt.

– L’un de vos clients a vu un suspect dans une affaire de meurtre – un Blanc qui a tué une Blanche et a balancé le cadavre dans le parc, expliqua Carrigan poliment. Ce type est un maniaque, et on voudrait en parler avec Lawrence Wright. L’avez-vous vu ?

– Ça ne me revient pas. Ce nom ne m’est pas très familier, répondit Porter, mais il désigna ostensiblement le couloir des yeux.

Il y avait une pancarte sur une porte, où on lisait, écrit à la main : « Hommes ».

– Bien, nous n’allons pas vous déranger plus longtemps, alors, dit Carrigan. Je vais aller pisser, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Lucas s’était placé devant une horloge Grain Belt, une position qui lui permettait de contrôler l’accès à la porte d’entrée. Son pistolet était fixé à sa ceinture au creux des reins ; il posa la main sur sa hanche, comme si devoir attendre Carrigan l’impatientait. Une voix dit :

– Il y a des flics dehors, à l’arrière de la maison.

Une autre demanda :

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

Carrigan s’avança dans le couloir, dépassa la porte, recula d’un pas et l’ouvrit.

Il sourit.

– Hé ! s’exclama-t-il à l’adresse de Lucas, devine qui est là ? Lawrence. Assis sur le pot.

Une voix geignarde s’échappa des toilettes :

– Ferme la porte, mec. Je débourre. Je t’en prie.

La voix avait une intonation digne d’une mauvaise comédie télévisée. Au bout d’un moment, après un temps de silence, un rire de gorge, féminin, un peu rauque, s’éleva dans le salon, et, brusquement, le bar tout entier explosa. Les clients se tenaient les côtes. Porter lui-même posa le front sur son bar, riant aux éclats. Lucas pouffa modérément, puis se décontracta.

 

 

Lawrence était très mince, presque émacié. À vingt ans, il avait déjà perdu toutes ses dents de devant, et sa bouche produisait un bruit mouillé quand il parlait :

– … Je ne sais pas, slurp, il faisait noir. Bleu et blanc, je crois, slurp. Et il avait une barbe. Des grosses roues de bouseux sur la camionnette.

– Vraiment grosses ?

– Ouais. Vraiment grosses. Quelqu’un a dit qu’il y avait des marchepieds ? Slurp. Je ne crois pas. Il y en avait peut-être mais je ne les ai pas vus. C’était un Blanc, mais il avait une barbe. Une barbe foncée.

– Une barbe, dit Connell.

– Comment se fait-il que tu sois certain que c’était un Blanc ?

Lawrence fronça le sourcil comme s’il essayait de rassembler les pièces d’un puzzle, puis son visage s’éclaira.

– Parce que j’ai vu ses mains. Il était en train de se moucher, mec. Il sniffait, c’est pour ça que je l’ai regardé.

– De la coke ?

– Sûrement, dit Lawrence. Il n’y a rien qui ressemble à ça, vous savez, quand on essaie de sniffer, en marchant ou en faisant quelque chose d’autre. Slurp. On ramasse une pincée et on la met entre le pouce et l’index. C’est ce qu’il faisait. Du coup j’ai vu ses mains.

– Il avait les cheveux courts ou longs ? demanda Connell.

– Aucune idée.

– Des autocollants, les plaques du véhicule, quelque chose d’autre ? demanda Lucas.

Lawrence inclina la tête, les lèvres retroussées.

– Non, j’ai rien remarqué de ce genre, slurp.

– On dirait que tu n’as pas vu grand-chose, pas vrai ?

– Je vous ai dit qu’il sniffait, se défendit Lawrence. Je vous ai dit qu’il était blanc.

– La belle affaire ! Au cas où tu n’aurais pas remarqué, on est à Minneapolis. Il y a deux millions et demi de Blancs dans le coin.

– C’est pas ma faute.

Camionnette rouge et blanche, ou bien bleue et blanche, peut-être avec des marchepieds argentés, ou peut-être pas. Un cocaïnomane. Blanc. Barbu.

– On va l’embarquer et tout, dit Lucas à Carrigan. Enregistrer sa déposition.

 

 

Ils retournèrent sur les lieux du crime, mais rien n’avait bougé, sinon que le soleil s’était levé et jetait sur le monde une clarté livide, glacée. L’équipe de techniciens de la police filmait le secteur avec une caméra vidéo, et des camions de TV3 et de Channel 8 s’étaient garés dans la rue.

– Vos copains de TV3 ! lança Lucas, en envoyant une bourrade du coude à Connell.

– Des cafards.

– Allez !

Il regarda en direction du camion. Une femme aux cheveux foncés lui fit un signe du bras. Il agita le bras en retour.

– Ils transforment le meurtre, le viol, la pornographie, la douleur, la maladie, en distractions grand public, reprit Connell. Aucun fléau de l’humanité dont ils ne puissent faire un dessin animé.

– Vous n’avez pas hésité à aller les voir.

– Évidemment non, répliqua-t-elle calmement. Ce sont des cafards, mais on est bien obligé de faire avec, et, de temps en temps, ils peuvent servir à quelque chose.