CHAPITRE XXIII

Koop était encore fou de rage en quittant les lacs. Il ne pouvait repenser à ce type, au lit avec Jensen, sans avoir des bouffées de chaleur, étrangler le volant de la camionnette, le serrer de toutes ses forces, sans hurler contre le pare-brise…

Quand il parvenait à se calmer, il pouvait encore la voir, en fermant les yeux, comme il l’avait vue la première nuit, étendue dans les draps, son corps s’imprimant contre le tissu et la chemise de nuit…

Puis il la revoyait penchée sur Hart, et il se mettait à crier, à étrangler le volant. Ça le rendait dingue. Mais pas complètement. Il gardait assez de raison pour savoir que les flics allaient peut-être lui tomber dessus. Quelqu’un avait pu le voir monter dans la camionnette, et noter le numéro de la plaque.

Koop avait étudié le sujet à Stillwater : il savait comment les hommes se faisaient arrêter et emprisonner. La plupart Finissaient par parler aux flics alors qu’ils auraient dû se taire. Bon nombre d’entre eux gardaient des pièces à conviction autour d’eux, qui pouvaient permettre de les inculper – des téléviseurs, des stéréos, des montres, des armes, des objets avec des numéros de série.

Certains gardaient des vêtements tachés de sang. D’autres laissaient du sang derrière eux, ou bien du sperme.

Koop avait réfléchi à tout ça. S’il se faisait prendre, il s’était juré qu’il ne dirait rien. Rien. Et il se débarrasserait de tout ce qu’il portait ou dont il s’était servi pendant un crime : il n’allait pas laisser le moindre indice aux flics. Il essaierait de se fabriquer un alibi – n’importe lequel, du moment qu’un avocat pouvait en tirer quelque chose.

 

 

Il était encore, psychologiquement, en train de s’enfuir après l’agression contre Hart, quand il se débarrassa du blouson et de la casquette. Le sang de Hart avait maculé le blouson, une grande tache d’un noir suspect. Il le fourra avec la casquette dans un sac poubelle qu’il abandonna sur une pile attendant le passage des éboueurs, dans une rue résidentielle d’Edina. Le camion de ramassage des ordures n’était qu’à quelques pâtés de maisons de là. Le sac serait à la décharge avant midi. Il jeta les lunettes par la vitre dans l’herbe haute d’un fossé qui longeait la route.

Mit la radio sur une station qui diffusait des bulletins d’actualités non-stop. Foutaises, foutaises, et encore des foutaises. Rien sur lui.

Il s’arrêta dans un magasin, acheta un pack de six bouteilles d’eau minérale, un savon, un seau en plastique, un paquet de rasoirs Bic. Il poursuivit sa route vers le sud en direction de Braemar Park, grimpa à l’arrière de la camionnette, se rasa au-dessus du seau. Son visage était irrité par le feu du rasoir ; quand il regarda dans le miroir, il se reconnut à peine. De nouvelles rides étaient apparues sur ses traits depuis la dernière fois qu’il s’était rasé complètement, et sa lèvre supérieure semblait s’être fondue en une ligne mince, sévère.

Il ne se décidait pas à balancer le couteau ou les clés de l’appartement. Il nettoya le couteau du mieux qu’il put, se servant de ce qui restait d’eau minérale, aspergea l’arme blanche et les clés de W-D 40, les mit dans un sac poubelle, fit un nœud au bout, marcha jusqu’en haut d’une côte à l’entrée du parc, et l’enterra près d’un grand chêne. Il récupérerait tout ça dans une semaine ou deux… s’il était encore libre.

Lavé, débarrassé de toutes les pièces à conviction qui auraient permis de l’incriminer sur-le-champ, Koop mit le cap vers l’est, hors de Saint Paul.

En passant dans White Bear Avenue :

« La police se trouve sur les lieux d’une brutale tentative de meurtre, survenue il y a un peu plus d’une heure au sud de Minneapolis. L’endroit où s’est déroulée l’agression est situé à moins d’un pâté de maisons de l’immeuble où une femme a été tuée et un homme grièvement blessé la semaine dernière ; cet homme est toujours dans le coma, et ne reprendra peut-être pas conscience. Les témoins de l’agression de ce matin ont déclaré qu’un homme grand, barbu, portant des lunettes à montures d’acier a attaqué l’avocat Evan Hart à la sortie de l’appartement d’une amie. Celui-ci est encore à l’antenne chirurgicale de l’hôpital Hennepin, dans un état jugé critique. L’agresseur s’est enfui, peut-être à bord d’une berline Taurus couleur menthe. Les témoins ont déclaré avoir vu celui-ci taillader Hart à coups de couteau… »

Une berline Taurus ? Un grand ? Il faisait un mètre soixante-quinze.

Un homme de race blanche, ou un Noir à la peau claire…

Quoi ? Ils croyaient qu’il était noir ? Koop regarda la radio avec stupéfaction. Il n’avait peut-être même pas besoin de s’enfuir.

Quand même : il roula pendant une heure et demie, cessant de capter les radios des Cités jumelles à une centaine de kilomètres de la ville. Il s’arrêta dans un grand magasin d’articles de sport le long de l’Interstate 94, acheta une chemise, un sac de couchage, une canne à pêche bon marché avec un moulinet, une boîte pour ranger son équipement et des appâts. Il jeta les sacs et les reçus, mit le papier aux ordures, et prit la direction du nord, réfléchissant à son itinéraire. Arrivé à Cornell, il acheta du pain, de la viande, et un pack de bière, en prenant soin de conserver le reçu avec la date et l’heure, le froissant dans le sac en papier kraft qu’il jeta sous le siège avant. Avant de sortir du parking, il essaya de trouver par terre des reçus du même genre abandonnés par des clients pressés, mais n’en vit aucun.

Au nord de Cornell, il tourna pour entrer au Brunet Island State Park et se gara sur un terrain de camping vide derrière une rampe d’amarrage pour bateaux de plaisance. Il y avait deux remorques à bateaux à proximité, accrochées à des camions. Dès qu’il fut seul sur la jetée, il fouilla dans une boîte à ordures. Il y avait deux sacs en papier kraft froissés à l’intérieur ; il ouvrit le premier, qui était vide, mais trouva un reçu dans le second, pour des articles d’épicerie. Il n’y avait pas l’heure, mais la date et le nom du magasin y figuraient, les achats avaient été faits la veille.

Il le rapporta dans la camionnette et le jeta à l’arrière.

Il ne voyait qu’un seul bateau sur l’eau, si éloigné qu’il en distinguait à peine les occupants. Koop n’avait rien d’un grand pêcheur, mais il prit la canne à pêche et le moulinet, y attacha un appât mobile, et revint à la rampe. Personne aux alentours. Se baissant dans les broussailles, il s’approcha d’un des camions, dévissa le bouchon de la valve d’un pneu et la tira vers le haut avec ses ongles. Quand le pneu fut complètement à plat, il jeta le bouchon dans les herbes.

Cela fait, il attendit ; se promena sur les berges, lançant sa ligne de temps à autre. Il pensait à la trahison de Jensen. Comment est-ce qu’une femme pouvait faire ça ? Ça n’était pas loyal…

Perdu dans ses pensées, il fut contrarié de constater, un moment plus tard, que ça mordait. Il arracha un petit poisson de l’hameçon, et le lança dans les herbes. Rien à foutre.

Au bout d’une heure, un petit bateau de pêche en aluminium fendit l’eau en direction de la jetée. Deux hommes en salopettes de fermier descendirent du bateau et se dirigèrent vers le camion dont il avait dégonflé le pneu. Le plus âgé des deux amena la remorque jusque dans l’eau, tandis que l’autre se tenait du côté du camion opposé au pneu à plat, et tira le bateau vers la rampe. Une fois qu’ils eurent chargé le bateau, l’homme qui se trouvait sur la jetée cria quelque chose, et le conducteur sortit de la voiture pour regarder le pneu. Koop se rapprocha d’eux tout en lançant sa ligne.

– Vous avez un problème ?

– Pneu à plat.

– Hum.

Koop rembobina sa ligne et marcha vers eux. Le conducteur parlait à son ami d’emmener le bateau, de se cramponner au volant, et d’aller en ville faire réparer le pneu.

– J’ai une pompe dans la camionnette, dit Koop. Peut-être que ça tiendra assez longtemps pour aller en ville.

– Eh bien…

Les fermiers se regardèrent, puis le conducteur demanda :

– Où est votre camionnette ?

– Juste là, vous voyez…

– On pourrait essayer, reprit le conducteur.

Koop prit la pompe dans la camionnette.

– Beau bateau, dit-il pendant qu’ils gonflaient le pneu. J’ai toujours eu envie d’avoir un Lund. Ça fait longtemps qu’il est à vous ?

– Deux ans, répondit le conducteur. J’ai mis de l’argent de côté pendant dix ans pour cet engin ; il est parfaitement au point.

Quand le pneu fut regonflé, ils le regardèrent un moment, puis le conducteur déclara :

– On dirait que ça tient.

– L’air s’échappe peut-être très lentement, c’est peut-être une toute petite fuite, avança Koop. Vous avez vérifié les pneus ce matin ?

– Je n’en suis pas sûr, dit le conducteur en se grattant la tête. Écoutez, merci beaucoup, je crois bien qu’on va descendre en ville avant qu’il ne se dégonfle de nouveau.

 

 

Donc, il avait les reçus, et on l’avait vu pêcher à la ligne ; il enregistra la plaque d’immatriculation du bateau. Il fallait qu’il réfléchisse : il valait peut-être mieux qu’il ne se souvienne pas de tout, juste que c’était un Lund de couleur rouge et que les deux dernières lettres étaient LS… Ou bien que le premier chiffre était un 7. Il fallait qu’il réfléchisse.

En repassant par la ville, il s’arrêta au magasin d’où venait le reçu qu’il avait trouvé dans la boîte à ordures, acheta un sandwich et une canette de bière, avant de mettre le reçu et le sac en papier sous le siège de la camionnette. Ils se souviendraient peut-être de son visage, ou peut-être pas – mais il y était passé, il pouvait décrire l’endroit, et même la jeune femme qui l’avait servi. Trop grosse. Elle portait une salopette vert foncé, d’une coupe à la mode.

Un peu avant cinq heures, il mit le cap sur les Cités jumelles. Il voulait être à portée de radio, pouvoir écouter les bulletins d’actualités. Voir s’ils étaient à sa recherche…

 

 

Autant qu’il pouvait en juger, ça n’était pas le cas. Une des émissions du soir était consacrée à l’agression du matin, et à celle qui avait eu lieu la semaine précédente, mais les gens qui appelaient la station étaient tous des cinglés.

Hum.

Ils cherchaient quelqu’un d’autre…

Koop retourna dans le parc, récupéra le couteau et les clés. Cela fait, il se sentit mieux.

À une heure du matin, il n’était pas complètement saoul, mais presque. Il roulait, roulait, sillonnait les Cités jumelles, de plus en plus obsédé par Jensen.

Peu après, il passa devant chez elle. Il y avait de la lumière à ses fenêtres. Dans la rue, un homme promenait un petit chien argenté en laisse. À une heure et quart, Koop repassa. Il y avait toujours de la lumière. Elle veillait tard ; n’arrivait pas à trouver le sommeil, après cette bagarre – pour Koop, c’était une bagarre. Le blondinet l’avait cherché, il avait baisé sa femme. À quoi est-ce qu’il s’attendait, après ça ?

À une heure et demie, l’appartement de Jensen était encore éclairé, et Koop décida de grimper à son poste d’observation. Il savait bien qu’il n’aurait pas dû courir le risque ; mais il allait le faire. Il se sentait irrésistiblement attiré, comme un clou par un aimant.

À une heure trente-cinq, il entra dans l’immeuble qui faisait face à celui de Jensen, prit l’escalier. Physiquement, il était en forme, se déplaçait avec autant de sûreté de mouvement et de discrétion que d’habitude. C’était son esprit qui était perturbé…

Il inspecta le couloir. Vide. Qu’il soit silencieux, c’était logique, tout le monde avait peur. Il alla jusqu’à l’entrée du toit, grimpa une dernière volée de marches, poussa la porte, la referma précipitamment derrière lui. Il resta sur place un moment, la poignée dans la main, l’oreille tendue. Rien. Il fit un pas sur le côté et leva les yeux vers la fenêtre de Jensen, mais, de cet angle, il ne pouvait rien voir.

Il traversa le toit, se dirigeant vers l’abri du climatiseur, agrippa le rebord et se hissa. Il rampa jusqu’à la ventilation et risqua un coup d’œil en coin. Pas âme qui vive. Il se tassa derrière le conduit et y appuya son dos. Regarda les étoiles.

Il pensait à ce qu’il était devenu, depuis que la passion s’était emparée de lui. Il fallait que ça cesse. Il savait qu’il fallait que ça cesse, ou bien il était cuit. Il ne pouvait concevoir qu’une seule manière d’y mettre fin – et c’était une façon qui le remuait. Mais il faudrait qu’il la possède avant, si c’était possible.

Avant de la tuer.

Koop passa sa tête au coin de la ventilation et la surprise la lui fit presque rentrer dans les épaules. Presque, mais pas tout à fait. Il avait des réflexes et un entraînement de monte-en-l’air, et avait appris tout seul à ne pas bouger trop vite. De l’autre côté de la rue, à la fenêtre de Jensen, un homme regardait dehors. Il était à deux mètres de la fenêtre, comme s’il veillait à ne pas être vu de la rue. Il portait un pantalon de couleur sombre et une chemise blanche, mais pas de veste.

Il portait aussi un baudrier et une gaine, à l’épaule.

Un flic. Ils savaient. Ils l’attendaient.