CHAPITRE XXXI

Koop sortit de prison un peu après midi, cligna les yeux sous le soleil éclatant ; son avocat lui parlait, à quelques pas derrière lui, une veste de sport sur le bras.

Koop était près de craquer. Il avait l’impression d’avoir une grosse fissure au milieu du crâne, sur le point de s’ouvrir en deux et de laisser échapper un ver gris mouillé, de la taille d’un tuyau d’aspirateur.

Il n’aimait pas la prison. Il n’aimait pas ça du tout.

– Pas un mot à quiconque, vous vous en souviendrez ? interrogea l’avocat en agitant son doigt en l’air.

Il avait appris à ne pas l’agiter à la face de ses clients après que l’un d’entre eux eut failli le lui arracher. Il répétait cet avertissement pour la vingtième fois au moins, et Koop lui fit un signe de tête pour la vingtième fois également, sans l’entendre. Il regardait autour de lui, toute la tension de ces dernières heures s’apaisait, il sortait de sa gangue, comme une momie dont on aurait déroulé les bandelettes.

Bon Dieu ! Il avait de la peine à garder son empire sur lui-même.

– D’accord.

– Rien de ce que vous pouvez raconter aux flics ne vous sera d’aucun secours. Rien. Si vous voulez parler à quelqu’un, c’est à moi qu’il faut le faire, et si c’est vraiment important, je leur parlerai. Compris ?

– Je ne passe aucun marché, répliqua Koop. Je ne veux pas en entendre parler.

– Y a-t-il une chance que vous retrouviez le type qui vous a vendu cette camelote ?

L’avocat avait l’air d’un facteur sous PCP. Il avait un aspect assez ordinaire, mais la peau du visage était trop tirée, les traits étaient trop rigides. Et, quoiqu’il articulât chaque mot, ceux-ci étaient en surnombre, prononcés trop rapidement, noyés dans un torrent de « Je pense » et de « On ferait peut-être mieux ». Koop n’arrivait pas à suivre, et n’y prêtait plus beaucoup attention.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? Hein ? Est-ce qu’il y a une chance qu’on le retrouve ?

Koop finit par entendre, haussa les épaules, et répondit :

– Peut-être. Mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse, si je le retrouve ? Que j’appelle les flics ?

– Non, non. Non non non. Non. Non. Vous m’appelez. Vous ne dites rien aux flics.

Les yeux de l’avocat étaient aussi inexpressifs que de vieux jetons de poker en carton. Koop le soupçonnait de ne pas croire un traître mot de son histoire.

Koop lui avait raconté qu’il avait acheté la croix de diamants et les boucles d’oreilles qui allaient avec à un garçon blanc – un garçon au sens littéral, un adolescent – habillé d’une chemise kaki de la garde nationale du Minnesota, qui rôdait autour de l’hôtel Duck Inn, à Hopkins. Le gamin avait une tignasse de cheveux foncés, et une boucle d’oreille, avait-il raconté. Il avait prétendu avoir emporté le tout pour deux cents dollars. Le môme était conscient de se faire arnaquer, mais ne savait pas comment s’en débarrasser autrement.

– Comment expliquer que vous ayez revendu ça à Schultz ? avait demandé l’avocat.

Koop avait répliqué :

– Diable, tout le monde connaît Schwartz. Les flics l’appellent Schultz Tout Court. Quand on a quelque chose à vendre dont la provenance est douteuse, on en parle à Schultz. Si j’étais un aussi redoutable cambrioleur que le disent les flics, je ne serais jamais allé voir ce gars-là. Il est quasiment payé par eux.

L’avocat l’avait regardé un long moment, avant de conclure :

– D’accord. D’accord. D’accord. Bon, alors, vous n’avez pas eu d’emploi stable depuis le début de la récession, vous avez vu dans cette histoire une occasion de vous faire un peu d’argent et maintenant vous le regrettez. On est d’accord ?

Koop n’y voyait pas d’objection.

L’avocat toujours sur les talons, en train de jacasser, Koop mit ses mains sur ses oreilles, comme pour revisser sa tête sur ses épaules. L’avocat fit un pas en arrière et demanda :

– Ça va ?

– J’ai horreur de cet endroit, répondit Koop, en regardant pardessus son épaule.

 

 

Koop avait mal. Presque chaque muscle de son corps le faisait souffrir. Il pouvait supporter la première partie de la détention. Il supportait qu’on l’oblige à se courber et à écarter les fesses. Mais son sang refluait massivement à la seule approche d’une cellule. Ils avaient dû le forcer pour qu’il entre, le pousser en avant, et, une fois à l’intérieur, quand la porte s’était refermée, il était resté assis un moment, tandis que l’angoisse montait et lui nouait la gorge.

– Saloperie ! avait-il dit à voix haute, en examinant les recoins de sa cellule.

Ils étaient si proches. Et l’espace avait l’air de rétrécir à vue d’œil.

À ce moment-là, il aurait pu craquer. Plutôt que de céder à la pression qui pesait sur lui, il se mit à faire des abdominaux, des pompes, le pont, des flexions très bas sur les jambes, à se dresser sur les orteils, à refaire des pompes mais claquées, à lever la jambe. Il hissa le poids de son propre corps, en posant le pied sur la couchette, jusqu’à ce que ses jambes déclarent forfait. De sa vie entière, il ne s’était jamais entraîné si durement ; il ne s’arrêta que lorsque les forces lui manquèrent. Puis il s’endormit ; il rêva de boîtes avec des mains, et de trous avec des dents. Il rêva de barreaux. Lorsqu’il se réveilla, il recommença à faire de la gymnastique.

Vers le milieu de la matinée, le lendemain, ils l’avaient emmené voir son avocat. Celui-ci lui dit que les flics avaient embarqué la camionnette et fouillé sa maison.

– Est-ce que c’est la seule charge qui pèse contre vous ? La seule ? La seule ? insista-t-il. (Il avait l’air un peu étonné.) Les flics passent votre vie au peigne fin. L’examinent à la loupe. Ce qu’ils ont contre vous pour l’instant, c’est une histoire mineure. Mineure.

– Que je sache, ils n’ont rien d’autre contre moi, avait répondu Koop.

Mais il avait pensé : Merde ! Peut-être que les flics savaient autre chose.

Il revit l’avocat au palais de justice, pour l’inculpation. Sur ses conseils, il renonça à l’audience préliminaire. Le réquisitoire fut rapide, une formalité : cinq mille dollars de caution, le prêteur sur gages qui se portait garant pour lui était là pour prendre livraison de la camionnette.

– Ne déconnez pas avec la camionnette, lui lança Koop. Je viendrai vous voir avec la somme en liquide, dès que je l’aurai.

– Ouais, on verra, fit le prêteur.

Il avait dit ça négligemment. Il connaissait le refrain.

– Ne déconnez pas avec ça ! gronda Koop.

Le ton déplut au prêteur sur gages, et il ouvrit la bouche pour répondre quelque chose de cinglant, mais, quand il vit les yeux de Koop, il comprit qu’il risquait sa vie. Il le rassura : « On n’y touchera pas », et il était sincère. Koop se détourna, le prêteur déglutit et se demanda pourquoi on laissait sortir ce genre d’animal de prison, une fois qu’on l’avait bouclé.

 

 

Koop ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Pas exactement. Mais il était certain qu’il ne voulait pas retourner en taule. Il ne le supporterait pas. La prison, c’était la mort. Il ne passerait aucun marché avec la justice, rien qui puisse l’envoyer sous les verrous.

Il avait de grandes chances d’être acquitté, disait son avocat : le dossier contre lui semblait reposer entièrement sur le témoignage de Schwartz.

– En fait, ça m’étonne qu’ils aient pris la peine de vous arrêter. Ça m’étonne, répétait l’avocat.

Toutefois, s’il était condamné, Koop allait devoir purger une petite peine – certainement moins d’un an, bien qu’il puisse écoper de six ans en théorie. Après le verdict, l’État étendrait la liberté sous caution le temps d’une enquête préliminaire à son emprisonnement. Il serait encore libre pendant un mois au moins…

Mais, s’il était condamné, Koop le savait déjà, il s’enfuirait. Le Mexique. Le Canada. L’Alaska. Mais la prison, plus jamais…

 

 

L’avocat lui avait dit où récupérer son véhicule.

– J’ai vérifié, ils ont fini de l’examiner.

Il lui fallait sa camionnette. Elle était à lui, lui donnait un sentiment de sécurité. Et si les flics avaient décidé de le tenir à l’œil ? Et s’ils le filaient jusqu’à la banque, là où était planqué son magot ? Il avait besoin d’y avoir accès, il lui fallait de l’argent pour payer le prêteur.

Attends, attends, attends…

Le procès n’aurait pas lieu avant un mois. Nul besoin de s’en occuper dans le quart d’heure. S’ils l’avaient placé sous surveillance, il s’en apercevrait. Sauf s’ils avaient collé un émetteur sur la camionnette. Koop colla ses mains sur sa tête et appuya : il tentait de la remettre en place.

 

 

Il récupéra la camionnette – c’était une formalité, comme à l’église, les bureaucrates s’en foutaient, à partir du moment où on était en possession des papiers nécessaires – et rentra chez lui. Deux grognasses du quartier remontaient la rue et se réfugièrent sur une pelouse quand elles le virent, tirant un landau sur l’herbe avec elles.

Salopes, fit-il à leur intention.

Il avait appuyé sur la télécommande de la porte du garage bien avant d’y parvenir, et roula jusqu’au box qui l’attendait à l’intérieur, le panneau retombant derrière lui. Il passa la maison en revue pendant une dizaine de minutes. Les flics l’avaient fouillée de fond en comble. Rien n’avait été abîmé. Rien ne manquait, autant qu’il pouvait en juger. Le sous-sol semblait avoir été épargné.

Il traversa l’entrée à grands pas. Un fauteuil était installé en face de la télévision. « Saloperie ! » hurla-t-il. Il donna un coup de pied dedans et le tissu s’affaissa. Koop, haletant, regarda autour de lui dans la pièce, vers le long mur qui menait aux chambres à coucher. De l’aggloméré. D’un beige anodin, un peu sale. « Saloperie ! » hurla-t-il à la cloison. Son poing s’abattit ; l’aggloméré se désagrégea, un trou qui ressemblait à un cratère à la surface de la lune. « Saloperie ! » Il frappa encore une fois, un trou supplémentaire apparut. « Saloperie !… »

Il se déplaça latéralement dans le couloir, tout en hurlant et en cognant dans le mur. Il ne s’arrêta qu’une fois au bout de la cloison, regarda en arrière. Neuf trous de la taille du poing, à hauteur d’épaule. Et il avait mal. Hébété, il regarda sa main : les phalanges n’étaient plus qu’une masse sanglante. Il les porta à sa bouche, lécha les plaies. Le sang, ça avait bon goût.

Haletant, soufflant comme un cheval, Koop chancela jusqu’à sa chambre.

Le flacon de parfum fut la première chose qui lui sauta aux yeux, sur la commode. Il le déboucha, renifla, ferma les yeux, la revit.

Chemise de nuit blanche, triangle noir, lèvres pleines…

Koop se mit un peu de parfum sur le bout des doigts, sous le nez, resta là, le corps agité de vagues soubresauts, les yeux fermés, en vadrouille…

Finalement, tandis que l’odeur capiteuse de Sara Jensen lui montait à la tête, et que la douleur l’aidait à reprendre pied sur terre, il prit une lampe de poche et retourna au garage. Il se mit à examiner la camionnette sous toutes les coutures, centimètre par centimètre, boulon par boulon, léchant ses phalanges lorsque le sang se mettait à coaguler…