CHAPITRE IV

Le bureau de Lucas faisait cinq mètres carrés, était dépourvu de fenêtre, et la porte donnait directement sur le couloir. On y trouvait un bureau en bois, trois chaises pour les visiteurs, deux meubles classeurs, une étagère pour les livres, un ordinateur, et un téléphone à trois boutons. Un plan des Cités jumelles couvrait la majeure partie d’un des murs, et un tableau d’affichage en liège, l’essentiel d’un autre. Il mit sa veste sur un cintre en bois, et suspendit celui-ci à un crochet fixé à la cloison, s’assit, ouvrit le dernier tiroir du bureau avec un orteil, mit son pied dedans, prit le téléphone et composa un numéro. Une femme répondit.

– Weather Karkinnen, s’il vous plaît ?

Il ne reconnaissait pas encore la voix de toutes les infirmières.

– Le Dr Karkinnen est en salle d’opération… C’est Lucas ?

– Oui. Vous pouvez prendre un message ? Je rentrerai peut-être tard, ce soir. J’essaierai de la rappeler.

Il fît un autre numéro, tomba sur une secrétaire.

– Lucas Davenport pour Sœur Marie Joseph.

– Lucas, elle est à Rome. Je pensais que vous le saviez.

– Merde !… Oh, ciel, excusez-moi !

La secrétaire était une novice au couvent.

– Lucas…, commença-t-elle, en feignant l’exaspération.

– J’avais complètement oublié. Elle revient quand ?

– Elle est encore là-bas pour deux semaines. Elle fait des recherches.

– Nom de Dieu !… Oh, excusez-moi !

Sœur Marie Joseph – Elle Kruger à l’époque où ils avaient fréquenté ensemble l’école communale – était une vieille amie à lui, psychiatre de son état, qui s’intéressait au meurtre. Elle l’avait aidé dans plusieurs affaires. Rome. Lucas secoua la tête et ouvrit le dossier établi par Connell.

La première page consistait en une liste de noms et de dates. Les huit pages suivantes étaient des photos de blessures prises pendant les autopsies. Lucas les passa en revue. Elles n’étaient pas identiques, mais il y avait incontestablement des similitudes.

Les photos des blessures étaient suivies de clichés pris sur les lieux des crimes. Les corps avaient été abandonnés à des endroits divers, parfois en ville, parfois à la campagne. Deux d’entre eux avaient été retrouvés dans des fossés sur le bas-côté de la route, un derrière une porte cochère, un autre sous un pont. Un autre encore avait été simplement roulé sous une camionnette dans un quartier résidentiel. On n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour les dissimuler. À l’arrière-plan de plusieurs des clichés, il vit des lambeaux de sac poubelle.

En regardant alternativement les photos et les rapports qui les accompagnaient, Lucas s’accrocha à un fil qui à ses yeux semblait tout ficeler. Les femmes avaient été… mises au rebut. On les avait balancées comme des Kleenex après usage. Pas dans un geste désespéré, coupable, mais discrètement, comme si le tueur avait eu peur de se faire prendre en train de laisser traîner ses ordures sur la voie publique.

Certaines différences sautaient aux yeux lorsqu’on lisait les rapports d’autopsie.

Éventrées était une façon subjective de décrire les blessures qu’avaient subies les victimes. Certaines ressemblaient plus à des coups de couteau portés dans un état de frénésie qu’à des éventrations délibérées. Certaines des femmes avaient été battues, et d’autres non. Pourtant, quand on considérait l’ensemble, ces assassinats donnaient l’impression d’avoir quelque chose en commun. Cette impression était provoquée presque autant par l’absence de faits significatifs que par ceux-ci.

Personne n’avait vu les femmes quand on les avait emmenées. Personne n’avait vu l’homme qui s’en était chargé, ni sa voiture, quoiqu’il ait dû apparaître à un moment ou à un autre. Il n’y avait pas d’empreintes digitales, pas de traces de sperme dans les prélèvements vaginaux, bien qu’on en ait relevé quelques-unes sur les vêtements de l’une des femmes. Pas assez pour obtenir un groupe sanguin ou un ADN, apparemment : aucun n’était mentionné dans le dossier.

Quand il eut achevé cette première lecture, il parcourut rapidement ces rapports une nouvelle fois, fixant son attention sur les aspects mineurs du dossier. Il allait falloir le relire, plusieurs fois. Il n’aurait pas assez de deux, ni même de trois lectures pour retenir tous les détails qui y figuraient. Mais d’autres enquêtes sur des affaires de meurtres lui avaient appris que les dossiers désignaient les tueurs bien avant qu’on leur mette la main au collet. La vérité se nichait dans les détails…

Des coups frappés à la porte l’interrompirent.

– Ouais. Entrez.

Connell entra, énervée, mais toujours aussi pâle qu’un spectre.

– J’étais en ville. Je me suis dit que j’allais passer au lieu d’appeler.

– Entrez. Asseyez-vous, dit Lucas.

La coupe de cheveux de Connell avait quelque chose de déconcertant : elle prêtait un air punkoïde à une femme qui était tout ce qu’on voulait sauf une punk. Elle avait un visage sérieux, avec un court nez irlandais, et un menton carré comme le reste de la figure. Elle portait le costume bleu qu’elle avait déjà le matin, avec une traînée plus sombre sur le devant, peut-être laissée par les ordures. Un harnais de hanche incongru en cuir noir était bouclé autour de sa taille, et le sac qu’il supportait se trouvait juste au-dessus du nombril : une gaine taillée spécialement pour accueillir une arme de fort calibre. Elle pouvait se le permettre : elle avait de grandes mains, et elle en tendit une à Lucas qui se leva à moitié pour la serrer.

Elle s’était décidée à faire la paix, pensa Lucas ; mais sa main était froide.

– J’ai lu votre dossier, déclara-t-il. C’est du bon boulot.

– Être pourvue d’un vagin n’implique pas nécessairement qu’on soit stupide, répliqua Connell.

Elle était toujours debout.

– Ne vous fâchez pas ! (Lucas plissa le front en se rasseyant.) C’était un compliment.

– Je veux que les choses soient claires dès le départ, c’est tout, précisa Connell d’un ton cassant. (Elle contempla le siège vide, ne s’assit toujours pas.) Et vous croyez qu’il y a quelque chose ?

Lucas la fixa un moment, mais elle ne flanchait pas, et ne paraissait pas décidée à s’asseoir. Les yeux toujours braqués sur ceux de Connell, il répondit :

– Je pense que oui. Les meurtres sont tous… différents, mais on a la sensation qu’il s’agit du même homme.

– Il y a autre chose. C’est difficile à percevoir dans le dossier, mais on s’en rend compte quand on parle aux amis des victimes.

– Et c’est ?

– Il s’agit toujours du même type de femme.

– Ah ? Parlez-moi de ça. Et, pour l’amour du Ciel, asseyez-vous !

Elle s’assit à contrecœur, comme si elle cédait du terrain.

– Une ici, en ville, une à Duluth, une à Thunder Bay, une à Des Moines, une à Sioux Falls. Toutes célibataires, entre vingt-huit et quarante-deux ans. Toutes un peu timides, un peu seules, un peu intellectuelles, un peu portées sur la religion ou une forme quelconque de spiritualité. Elles sortaient le soir pour aller dans des librairies, des galeries, au théâtre, ou au concert, comme d’autres vont dans les bars. Bref, elles étaient toutes comme ça. Et ces femmes timides, discrètes, sont retrouvées éventrées…

– C’est un mot infect, la coupa Lucas avec désinvolture. Éventrées.

Connell frissonna et son teint naturellement pâle prit une couleur papier mâché.

– Je fais des rêves à propos de cette femme, à Carlos Avery. C’était encore pire que ce matin, ce jour-là. Je suis sortie, j’ai jeté un coup d’œil, et j’ai commencé à vomir. J’en ai mis plein la radio.

– C’était la première fois, remarqua Lucas.

– Non, j’ai vu beaucoup de morts. (Elle était penchée en avant, les mains jointes.) C’est très différent. Joan Smits réclame vengeance. Ou simplement justice. J’entends ses appels de l’autre côté – je sais que ça ressemble à de la schizophrénie, mais je l’entends, et je sens les autres victimes. Chacune d’entre elles. Je suis allée dans chacun des endroits où les crimes ont eu lieu, pendant mon temps libre. J’ai discuté avec les témoins, avec les flics. C’est le même type, et ce type, c’est le diable.

Sa voix était empreinte d’une conviction inébranlable, cristalline, le ton tranchant de la psychose, qui poussa Lucas à détourner la tête.

– Et alors, et la série que nous avons là ? demanda Lucas, cherchant à se dérober à cette intensité. Il laissait passer un an entre la plupart des meurtres. Mais ensuite, il a sauté deux intervalles – une fois vingt et un mois, une autre fois, vingt-trois. Vous pensez qu’il y a deux victimes encore dans la nature ?

– Seulement s’il a changé complètement sa façon d’opérer, répondit Connell. S’il s’est servi d’une arme à feu. Mes données de recherches étaient centrées sur des meurtres à l’arme blanche. Ou bien il a peut-être pris le temps de les enterrer, et on ne les a jamais retrouvées. Un comportement assez atypique, pour lui. Mais il y a tellement de gens qui disparaissent qu’il est impossible d’en avoir la certitude.

– Peut-être qu’il est allé ailleurs – LA, Miami, ou bien on n’a tout simplement pas retrouvé les corps.

Elle haussa les épaules.

– Je ne crois pas. Il reste près de chez lui. Je pense qu’il se rend sur les lieux du crime en voiture. Il fait ses repérages avant d’agir, et se déplace en automobile. J’ai examiné tous les endroits où ces femmes ont été enlevées, et, à part celle de Thunder Bay, elles ont toutes disparu dans un rayon de dix kilomètres autour d’une interstate qui traverse les Cités jumelles. Et celle de Thunder Bay se trouvait à proximité de l’autoroute 61. Alors il s’est peut-être rendu à LA – mais ça ne colle pas.

– J’ai cru comprendre que vous pensiez qu’il pourrait s’agir d’un flic.

Elle se pencha de nouveau, toute l’intensité était revenue dans sa voix.

– Il y a encore une ou deux choses à vérifier. La piste du flic est le seul indice sérieux dont nous disposions : la femme qui a parlé à sa fille…

– J’ai lu ce qu’il y avait là-dessus dans le dossier, précisa Lucas.

– Bon. Et vous savez ce qu’il y avait sur le PPP ?

– Mmm. Non. Je ne m’en souviens pas.

– C’est une des premières dépositions d’un type nommé Price, qui a été condamné pour avoir tué la femme de Madison.

– Ah, oui ! j’ai vu la copie. Je n’ai pas eu le temps de la lire.

– Il prétend qu’il ne l’a pas fait. Je le crois. Je sens que je vais aller le voir pour parler avec lui, s’il ne se passe rien entre-temps. Il était dans la librairie où l’assassin a rencontré la victime, et il assure qu’il a vu un homme barbu avec PPP tatoué sur la main. Entre le pouce et l’index.

– Alors on cherche un flic avec PPP tatoué sur la main ?

– Je ne sais pas. Personne d’autre n’a vu ce tatouage, et on n’a jamais arrêté qui que ce soit avec PPP sur la main. Rien non plus dans le fichier informatique, pas trace d’une telle marque d’identification. Mais ce qu’il y a, c’est que Price a fait de la prison, et il a dit que c’était un tatouage de prisonnier. Vous voyez le genre, fait à l’encre de stylo bille avec des aiguilles.

– Bien, dit Lucas. C’est quelque chose, ça.

Connell était découragée.

– Mais ça n’est pas grand-chose.

– Jusqu’à ce qu’on trouve le tueur – à ce moment ça peut servir à l’identifier, répliqua Lucas. (Il prit le dossier et le feuilleta jusqu’à ce qu’il tombe sur la liste des meurtres et des dates auxquelles ils avaient été commis.) Avez-vous une théorie quelconque qui expliquerait pourquoi les crimes sont si dispersés géographiquement ?

– J’ai cherché des modèles de comportement, chez lui. Je ne sais pas…

– Jusqu’au cadavre que vous avez retrouvé l’hiver dernier, il n’avait jamais tué deux fois de suite dans le même État. Et le précédent avait été retrouvé il y a presque neuf ans.

– Oui. C’est exact.

Lucas ferma le dossier et le posa sur le bureau.

– Ouais. Ce qui signifie des rapports dans des juridictions différentes. L’Iowa n’est pas au courant de ce que nous faisons, le Wisconsin ne sait ce que fabrique l’Iowa, personne n’a aucune idée de ce que peut bien faire le Dakota du Sud. Le Canada est évidemment en dehors de la course.

– Vous êtes en train de me dire qu’il a compris ça, dit Connell. Alors, c’est un flic.

– Peut-être, admit Lucas. Mais c’est peut-être un ancien taulard. Un malin. Peut-être que la raison des deux longs intervalles entre deux meurtres, c’est qu’il était sous les verrous. Un petit truand qui se fait serrer pour cambriolage, ou pour une affaire de drogue, et il est hors circuit.

Connell se redressa, et le regarda d’un air grave.

– Ce matin, quand vous vous êtes plongé dans la benne, vous êtes resté froid. Je ne pourrai jamais être aussi froide ; je n’aurais jamais remarqué le tabac sur elle.

– J’ai l’habitude.

– Non, non, c’était… impressionnant. Il me faudrait ce genre de distance. Quand j’ai dit que le seul indice sérieux qu’on ait sur lui, c’était cette histoire de flic, j’avais tort. Vous en avez trouvé plusieurs autres : il est vigoureux, il fume…

– Des Camel sans filtre, précisa Lucas.

– Ah bon ? C’est intéressant. Et maintenant, vous trouvez toutes ces idées… Il n’y a jamais eu personne pour échanger des idées avec moi. Est-ce que vous allez me laisser travailler avec vous ?

Il acquiesça.

– Si vous voulez.

– Est-ce qu’on va s’entendre ?

– Peut-être, peut-être pas. Qu’est-ce que ça change ?

Elle lui adressa un regard dénué d’hostilité.

– C’est exactement comme ça que je vois les choses. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

– On va fouiner dans les librairies.

Connell examina son costume.

– Il faut que je me change. J’ai de quoi, dans la voiture…

 

 

Pendant que Connell se changeait, Lucas appela Anderson pour qu’il le mette au courant du travail préliminaire de la brigade criminelle sur le meurtre de Wannemaker.

– On vient de s’y mettre, déclara Anderson. Skoorag a appelé il y a quelques minutes. Selon lui, un des amis de Wannemaker est quasiment sûr qu’elle allait dans une librairie ce soir-là. Mais si on regarde le dossier, quand elle a été portée disparue, quelqu’un d’autre a dit qu’elle était peut-être allée dans une galerie de la Première Avenue.

– On s’occupe des librairies. Peut-être que vos gars peuvent se charger des galeries.

– Si on a le temps. Lester cravache tout le monde pour qu’ils s’agitent dans tous les sens. Ah !… votre type, Junky Doog. J’ai beaucoup de points de chute, mais le dernier date de trois ans. Il vivait dans un hôtel borgne sur Franklin Avenue. Les chances de le trouver là sont minces ou nulles.

– Donnez-moi l’adresse, dit Lucas.

 

 

Quand il eut terminé avec Anderson, Lucas prit son annuaire pour aller photocopier la section « Librairies » des pages jaunes dans le couloir, et retourna dans son bureau chercher sa veste. Il l’avait effectivement achetée à New York ; une pensée un peu embarrassante. Il l’enfilait quand on frappa légèrement à la porte.

– Ouais ?

Un homme dans la trentaine, bien en chair, aux joues roses et aux cheveux blonds mousseux, dans un costume vert assez flou, passa sa tête, et dit avec un sourire de représentant d’encyclopédies :

– Hé, Davenport ! Je suis Bob Greave. Je suis censé me présenter au rapport chez vous.

– Je me souviens de vous, répondit Lucas, et ils se serrèrent la main.

– De la campagne « La police est sympa » ?

Greave était cordial, de bonne humeur, son costume s’était froissé naturellement. Mais ses yeux verts s’accordaient un peu trop bien avec le tissu de celui-ci, et il arborait une barbe de deux jours un peu trop à la mode.

– Ouais, il y avait une affiche à l’école maternelle de mon gamin.

Greave grimaça un sourire.

– Ouais, c’est moi.

– Jolie promo, la brigade criminelle.

– De la foutaise, ouais. (Son sourire s’évanouit, et il se laissa tomber sur la chaise libérée par Connell avant de lever les yeux.) Je suppose que vous avez entendu parler de moi.

– Je n’ai pas vraiment, euh…

– Greave le bon-à-rien ?

– Je n’ai rien entendu de semblable, mentit Lucas.

– Ne me racontez pas de conneries, Davenport. (Greave l’étudia pendant une minute, avant de dire :) C’est comme ça qu’ils m’appellent. Greave le bon-à-rien, en un seul mot. La seule raison pour laquelle je suis à la brigade criminelle, c’est que ma femme est la nièce du maire. Elle en avait marre du policier sympa. Ça manquait de drame. Elle n’avait rien à raconter aux copines.

– Eh bien…

– Alors, maintenant, je fais un boulot que je ne sais pas faire, et je suis coincé entre ma femme et les collègues.

– Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

– Un conseil.

Lucas écarta les mains, et haussa les épaules.

– Si vous aimiez la fonction de « policier sympa »…

Greave eut un signe de dénégation.

– Je n’ai pas besoin de ce genre de conseils. Je ne peux pas retourner à mon ancien poste, ma régulière me casserait les oreilles. Elle n’apprécie pas que je sois flic, tout simplement. La brigade criminelle arrange un tout petit peu les choses. Elle m’oblige à porter ces costumes italiens excentriques, ne m’autorise à me raser que le mercredi et le samedi.

– On dirait qu’il faudrait prendre une décision à son sujet.

– Je l’aime, dit Greave.

Lucas sourit.

– Alors, vous avez un problème.

– Ouais.

Greave gratta les poils de la barbe naissante, sur son menton.

– Bref, les types de la brigade passent leur temps à me mettre des bâtons dans les roues. Ils trouvent que je n’ai pas beaucoup de résultats, et ils ont raison. Chaque fois qu’il y a une affaire pourrie, c’est moi qui en écope. J’en ai une là tout de suite. Toute la brigade en fait des gorges chaudes. C’est à propos de ça que je suis venu vous voir.

– Que s’est-il passé ?

– On ne sait pas, répondit Greave. On a estimé que c’était un assassinat, et on connaît le coupable, mais on ne sait pas comment il a fait.

– Jamais entendu un truc pareil, admit Lucas.

– Bien sûr que si, répliqua Greave. Tout le temps.

– Quoi ?

Lucas était décontenancé.

– C’est une bon Dieu d’énigme pour vieilles dames anglaises, un meurtre dans une pièce fermée de l’intérieur. Ça me rend fou.

Connell poussa la porte. Elle portait un costume bleu marine, des chaussures à talons plats dans le même ton, une chemise blanche assez ample avec une cravate lie-de-vin, et trimbalait un sac à main de la taille d’un bison. Elle regarda Greave, puis Lucas, et annonça :

– Prête.

– Bob Greave, Meagan Connell, dit Lucas.

– Oui, on s’est entr’aperçus il y a quelques semaines, précisa Greave.

Il y avait de la tension dans l’air. Lucas rafla le dossier de Connell sur son bureau, et le donna à Greave.

– Meagan et moi allons faire les librairies. Lisez ce dossier. On en discutera demain matin.

– À quelle heure ?

– Pas trop tôt. Demain, ici, vers onze heures, ça vous va ?

– Et l’affaire dont je viens de vous parler ? demanda Greave.

– On en parle demain.

Quand Connell et lui sortirent de l’immeuble, Connell dit :

– Greave est un bouffon. Il est mal rasé comme les acteurs et il porte des costards à la Miami Vice, mais il pourrait même pas retrouver ses pompes dans un placard.

Lucas secoua la tête, irrité.

– Soyez un peu plus clémente. Vous ne le connaissez pas si bien que ça.

– On lit dans certaines personnes comme dans un livre ouvert, renifla Connell. Lui, c’est une bande dessinée.

 

 

Connell continua à l’irriter : ils n’avaient pas du tout le même style. Lucas aimait faire la conversation, bavarder un peu, évoquer des amis communs. Connell était une interrogatrice : les faits, rien que les faits, monsieur.

Ça ne changeait pas grand-chose. Personne ne connaissait Wannemaker dans la demi-douzaine de librairies du centre-ville qu’ils visitèrent. Ils eurent vent d’elle chez Smart Book, en banlieue.

– Elle venait quand il y avait des lectures, raconta le libraire. (Il se mordillait la lèvre en regardant la photo.) Elle n’achetait pas souvent, mais on organise des soirées avec du vin et du fromage, pour les auteurs qui passent en ville, et elle venait une fois sur deux. Peut-être plus.

– Est-ce qu’il y avait une lecture vendredi dernier ?

– Pas ici, mais il y en avait.

– Où ça ?

– Je n’en sais rien. (Il leva les mains.) Ces bon Dieu d’auteurs pullulent comme des cafards. Il y a toujours une lecture quelque part. Surtout en fin de semaine.

– Comment pourrai-je le savoir ?

– Appelez le Star Tribune. Il y aura sûrement quelqu’un pour vous renseigner là-bas.

 

 

Lucas passa un coup de fil d’un téléphone public, fit le numéro de mémoire.

– Je me demandais si tu appellerais un jour. (La voix de la femme était étouffée.) Tu lances tes filets ?

– Oui, c’est ce que je suis en train de faire. Ils sont pleins de trous.

– J’en suis.

– Merci, j’apprécie beaucoup. Et ces lectures, alors ?

– Il y avait de la poésie au Startled Crane, un truc appelé « Femme de la Prairie » à The Saint – je me demande comment j’ai pu rater ça –, « Gynostic » à Wild Lily Press, et « Le Pilier de la Virilité » chez Crosby. « Le Pilier de la Virilité » était une soirée réservée aux hommes. Si tu m’avais appelée la semaine dernière, j’aurais probablement pu te faire entrer gratis.

– Trop tard, répliqua Lucas. Mon tambour est cassé.

– Mince. C’était un beau tambour.

– Ouais, eh bien, merci, Shirlene. (À l’adresse de Connell :) On peut rayer Crosby de la liste.

 

 

Le propriétaire du Startled Crane sourit à Lucas avec un « Vingt-deux, v’là les flics… Comment ça va, Lucas ? ». Ils se serrèrent la main, et le libraire fit un signe de tête à Connell, qui le fixa comme un serpent fixe un oiseau.

– Ça va pas mal, Ned, répondit Lucas. Et ta bourgeoise ?

Ned haussa les sourcils.

– Enceinte, encore. Il suffit de l’agiter dans sa direction et elle est en cloque.

– Tout le monde est enceinte. J’ai un ami, on vient de me dire que sa femme est enceinte. Combien ça en fait maintenant. Six ?

– Sept… Qu’est-ce qui se passe ?

Connell, qui les avait écoutés avec impatience, lui mit les photos sous le nez.

– Est-ce que cette femme est venue ici, vendredi soir ?

Lucas, plus doucement :

– On essaie de reconstituer les derniers jours d’une femme tuée la semaine dernière. On se disait qu’elle était peut-être venue ici pour la lecture de poésie.

Ned regarda les photos.

– Ouais, je la connais. Harriet quelque chose, pas vrai ? Je ne crois pas qu’elle était là l’autre jour. Il y avait une vingtaine de personnes, mais je ne crois pas qu’elle en faisait partie.

– Mais tu la connais ?

– Ouais, c’était presque une habituée. J’ai vu le reportage télé à Midi Trente. Je me suis dit que ça pouvait être elle.

– Tu peux te renseigner ?

– Bien sûr.

– Qu’est-ce que c’est, Midi Trente ? demanda Connell.

– Les actualités de midi sur TV3, répondit Ned. Mais je ne l’ai pas vue vendredi. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit allée ailleurs, cela dit.

– Merci, Ned.

– Pas de problème. Et passe, un jour. J’ai étoffé le rayon poésie.

Une fois dans la rue, Connell demanda :

– Vous avez beaucoup d’amis libraires ?

– Quelques-uns. Ned vendait un peu d’herbe. Je l’ai un peu secoué et il a cessé.

– Hum, réfléchit-elle à voix haute. (Puis :) Pourquoi vous a-t-il parlé de poésie ?

– Je suis un lecteur de poésie.

– Foutaises.

Lucas haussa les épaules et s’avança vers la voiture.

– Dites-moi un poème.

– Allez vous faire foutre, Connell.

– Non, allez-y, insista-t-elle en le rattrapant et en lui faisant face. Dites-moi un poème.

Lucas réfléchit une seconde avant de réciter :

– « Le cœur demande avant tout du plaisir/Et puis d’être exempté de la douleur/et puis ces petits antalgiques/qui amoindrissent la souffrance. Et puis de s’endormir/et puis si c’est la volonté de son inquisiteur/le privilège de mourir. »

Connell, déjà pâle, pâlit encore d’un ton, et Lucas se souvint tout à coup, oh merde.

– Qui a écrit ça ?

– Emily Dickinson.

– Roux vous a dit que j’avais un cancer ?

– Oui, mais je ne pensais pas à ça.

Connell l’observa, et, brusquement, un mince sourire fit son apparition sur ses lèvres.

– J’espérais presque que si. Je me disais : oh merde, quelle claque dans la gueule !

– Eh bien…

Elle fît un pas en direction de la voiture.

– On va où, ensuite ?

– À Wild Lily Press sur la rive ouest.

Elle secoua la tête.

– Je ne crois pas. C’est une librairie féministe. Il se ferait remarquer, là-bas.

– Alors à The Saint, à Saint Paul.

 

 

Sur le chemin, Connell dit :

– Je suis pressée, Davenport. Je vais mourir dans trois ou quatre mois, six au maximum. Pour l’instant, je suis en rémission, et je ne me sens pas trop mal. Je ne suis pas sous chimiothérapie en ce moment. Je reprends des forces. Mais ça ne va pas durer. Deux semaines, peut-être trois, et ça recommencera à me travailler. Je veux le coincer avant de disparaître.

– On peut essayer.

– Il faudra faire mieux que ça. J’ai une dette envers certaines personnes.

– D’accord.

– Je ne voulais pas vous faire peur.

– C’est pourtant ce que vous êtes en train de faire.

 

 

Le libraire de The Saint reconnut Wannemaker aussitôt.

– Oui, elle était là.

Sa voix était calme et douce. Il regarda Lucas pardessus les verres de ses binocles cerclés d’or à la John Lennon.

– Elle a été tuée ? Mon Dieu ! elle n’était pas du genre à se faire tuer.

– C’était quoi, son genre ?

– Eh bien, vous voyez, quoi. (Il eut un geste du bras.) Douce et résignée. Le genre que personne ne remarque. Elle a posé une question après que Margaret eut fini de lire, mais je crois que c’est parce que personne ne posait de questions et qu’elle était gênée. Ce genre-là.

– Est-ce qu’elle est partie avec quelqu’un ?

– Non. Elle est partie toute seule. Je m’en souviens parce que c’était brusque, comme départ. La plupart du temps, elle traîne un peu ; si elle n’a rien d’autre à faire, elle est toujours la dernière. Mais là, elle est partie un quart d’heure après la fin de la lecture. Il y avait encore du monde, dans la boutique. Je me suis dit qu’elle n’aimait peut-être pas Margaret.

– Est-ce qu’elle avait l’air pressée ?

Le libraire se gratta la tête, regarda la rue à travers la vitrine.

– Ouais. Maintenant que vous me le dites, elle avait l’air d’aller quelque part.

Lucas regarda Connell, dont le visage commençait à prendre timidement des couleurs.

Le libraire, fronçant les sourcils, ajouta :

– Vous savez, quand j’y repense, la question qu’elle a posée était un peu improvisée, comme si elle se forçait. Je roulais des yeux, mentalement, du moins, quand elle l’a fait. Et ensuite, elle est partie à toute vitesse…

– Comme s’il s’était passé quelque chose pendant qu’elle était dans le magasin ?

– Je suis au regret de le dire, mais… oui.

– Intéressant, laissa tomber Lucas. Il nous faut une liste de toutes les personnes que vous connaissiez dans l’assistance.

Le libraire, gêné, détourna la tête.

– Hum. Je pense qu’un certain nombre de mes clients pourraient y voir une intrusion dans leur vie privée.

– Vous voulez voir les photos de Wannemaker ? demanda gentiment Lucas. Le type lui a ouvert l’estomac et ses intestins ont débordé. Nous pensons qu’il fréquente peut-être les librairies.

Le libraire considéra Lucas un moment, puis hocha la tête.

– Je vais m’en occuper.

 

 

Lucas se servit du téléphone de la librairie pour appeler Anderson et lui dire que Wannemaker avait été identifiée.

– Elle est partie d’ici à neuf heures.

On a retrouvé sa voiture il y a à peine un quart d’heure, raconta Anderson. Elle était à la fourrière, enlevée quitte pas… (Anderson parla à quelqu’un au bout du fil, et revint en ligne.) Le véhicule a été enlevé sur une colline dans la Sixième Avenue. On me dit que c’est à côté de Dayton.

– Alors elle se rendait quelque part.

– Sauf si elle était déjà quelque part, et qu’elle est allée à la librairie à pied.

– Je ne crois pas. C’est à huit ou dix rues de là. Il y a beaucoup de parkings là-bas. Elle y serait allée en voiture.

– Est-ce qu’il y a encore quelque chose d’ouvert à Dayton à neuf heures du soir ? Un magasin ?

– Il y a un bar là-bas. Chez Harp. Au coin. On va y passer, Connell et moi.

– D’accord. Saint Paul examinera la voiture, répondit Anderson. J’informerai les autres de ce que vous avez trouvé dans cette librairie. Vous allez avoir une liste de noms ?

– Ouais. Mais ça n’avancera peut-être pas à grand-chose.

– Donnez-moi les noms, et je ferai les vérifications au fichier.

Lucas raccrocha et se retourna. Connell venait vers lui du fond du magasin, où le libraire s’était mis à discuter des gens présents pendant la lecture avec un de ses employés.

– Il y avait un flic, ici, ce jour-là, annonça-t-elle d’un ton farouche. Un policier en uniforme de Saint Paul nommé Carl Erdrich.

– Bon Dieu ! dit Lucas.

Il décrocha le téléphone et rappela Anderson pour lui communiquer le nom.

– Alors ? voulut savoir Connell, à la fin du coup de fil.

– On va aller faire un tour au bar. Il va falloir quelques négociations pour obtenir la photo d’Erdrich.

Connell pivota sur elle-même et se planta devant lui.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda-t-elle.

– On appelle ça les Foutaises Habituelles, répondit-il. Calmez-vous. Ça va prendre une heure ou deux, pas toute la vie.

Mais elle était furieuse, ses talons martelaient la chaussée quand ils retournèrent à la Porsche de Lucas.

– Pourquoi faut-il que vous rouliez dans ce tas de ferraille ? Vous ne pouvez pas acheter une voiture décente ?

– Fermez votre gueule.

– Quoi ?

Elle le regarda d’un air éberlué.

– J’ai dit : Fermez votre gueule. Si vous ne la fermez pas, vous pouvez prendre le bus pour rentrer à Minneapolis.

 

 

Connell, toujours en colère, le suivit chez Harp, et marmonna : « Oh, Seigneur ! » quand elle vit la barmaid. C’était une femme toute menue aux airs de lutin, aux cheveux bruns, avec de grands yeux noirs, trop de fond de teint, et une lèvre inférieure proéminente. Elle portait un tricot de soie ondoyant décolleté, une lavallière noire avec une fermeture en turquoise sur la gorge, et n’avait pas de soutien-gorge.

– Les flics ? demanda-t-elle, mais elle souriait.

– Ouais. (Lucas fit un signe de tête, sourit, et tenta de capter son regard.) Il faut qu’on parle à quelqu’un qui était là vendredi soir.

– J’étais là, dit-elle.

Elle posa les coudes sur le bar et se pencha vers Lucas, tout en jetant un coup d’œil à Connell. Il émanait d’elle un léger parfum de cannelle, comme un rêve ; sa poitrine avait l’air douce et couverte de taches de rousseur.

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Lucas déroula la photo de Wannemaker.

– Est-ce qu’elle est venue ici ?

La barmaid le regarda dans les yeux, et, satisfaite de son petit effet, prit la photo et l’examina.

– C’est un portrait ressemblant ?

– Assez, répondit Lucas qui soutenait son regard.

– Qu’est-ce qu’elle a fait ?

– Est-ce qu’elle est venue ?

– Méchant. Vous ne voulez pas me le dire. (Elle fronça les sourcils, retroussa la lèvre inférieure, étudia la photo, avant de secouer lentement la tête.) Non, je ne crois pas. En fait, je suis même sûre qu’elle n’était pas là, si elle était habillée comme ça. Ici la clientèle s’habille en noir. Chemises noires, pantalons noirs, robes noires, chapeaux noirs, bottes de paras noires. Je l’aurais remarquée.

– Beaucoup de clients ?

– À Saint Paul ?

Elle prit un chiffon et se mit à essuyer un coin du bar.

– D’accord…

Quand ils prirent la direction de la sortie, la barmaid les rappela :

– Qu’est-ce qu’elle a fait ?

– C’est ce qu’on lui a fait, à elle, qui nous amène, répondit Connell, ouvrant la bouche pour la première fois.

Elle avait dit ça sur le ton de la punition.

– Ouais ?

– Elle a été tuée.

La barmaid eut un mouvement de recul.

– Assassinée ? Comment ?

– Allons-nous-en, dit Lucas, en prenant la manche de Connell.

– Poignardée, continua Connell.

– Allons-nous-en, répéta Lucas.

– Inutile d’attendre le Jugement dernier. Il a lieu tous les jours, énonça la barmaid d’une voix solennelle, citant manifestement une œuvre quelconque.

Cette fois Lucas s’arrêta.

– Qui a dit ça ? demanda-t-il.

– Un Français.

 

 

– C’était répugnant ! fulminait Connell.

– Quoi ?

– La façon dont elle s’est jetée à votre tête.

– Quoi ?

– Vous savez très bien.

Lucas jeta un coup d’œil en arrière, vers le bar, puis à Connell, l’air complètement ahuri.

– Vous croyez qu’elle me faisait des avances ?

– Allez vous faire foutre, Davenport, dit-elle en se hâtant vers la voiture à grandes enjambées.

Lucas rappela Anderson.

– Roux est encore en train de discuter avec Saint Paul, prévint Anderson. Elle veut vous voir aussi vite que possible.

– Pourquoi ?

– Je ne sais pas, mais elle insiste pour que vous rentriez.

 

 

Connell se plaignit presque tout au long du chemin : ils avaient une piste, ils devaient rester sur la brèche. Lucas, fatigué, offrit de la déposer au quartier général de la police de Saint Paul. Elle refusa. Roux était sur le point de prendre une décision importante, fit-elle remarquer. Quand ils entrèrent dans le vestibule, la secrétaire osseuse pointa le pouce vers la porte du chef.

Roux était en train de fumer comme un sapeur. Elle jeta un coup d’œil à Connell, puis fit un signe de tête.

– Je suppose qu’il vaut mieux que vous restiez pour entendre ce que j’ai à dire.

– Qu’y a-t-il ? demanda Lucas.

Roux haussa les épaules.

– On retire nos billes, voilà ce qui se passe. Aucun des crimes n’a été commis à Minneapolis. Vous venez de le prouver. Wannemaker est allée dans cette librairie, à Saint Paul, a été abandonnée à Hudson. Ils n’ont qu’à se disputer l’enquête.

– Attendez une minute, intervint Connell.

Roux secoua la tête.

– Meagan, j’ai promis de vous aider et je l’ai fait. Mais on a beaucoup d’ennuis en ce moment, et ce meurtre dépend de Saint Paul. Le vôtre, à Carlos Avery, dépend ou d’Anoka ou de Duluth. Pas de nous. On va publier un communiqué de presse expliquant que notre enquête a conclu que l’assassinat n’a pas été perpétré dans cette ville, et que nous coopérerons avec les autorités qui se chargeront de la suite de l’affaire, etc.

– ATTENDEZ UNE PUTAIN DE MINUTE ! hurla Connell. Est-ce que vous êtes en train de me dire que c’est fini ?

– C’est fini, précisa Roux, encore amicale, mais d’un ton plus tranchant. Vous avez encore des possibilités. Nous transmettons le dossier réuni par vos soins à Saint Paul et je vais leur demander de vous laisser les assister dans l’enquête. Ou alors vous pouvez continuer sur l’affaire Smits. Je ne sais plus exactement où ils en sont, à Duluth.

Connell se tourna vers Lucas, et demanda d’un ton âpre :

– Qu’est-ce que vous en pensez ?

Lucas recula d’un pas.

– C’est une affaire intéressante, mais elle a raison. Ça relève de Saint Paul.

Le visage de Connell resta de marbre. Elle fixa Lucas un instant, puis Roux, et sortit sans un mot en claquant la porte.

– Vous auriez pu trouver une façon plus élégante de vous en sortir.

– Probablement, dit Roux, regardant dans la direction de Connell. Mais je ne savais pas qu’elle allait venir, et j’étais trop contente de pouvoir me tirer de cette ornière. Bon Dieu ! Davenport, vous m’avez sauvé la mise en quatre heures, en trouvant cette librairie.

– Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Roux agita sa cigarette d’un geste vague.

– Faites ce que vous voulez. (Elle tira une bouffée de sa cigarette, puis l’ôta de sa bouche et la regarda.) Doux Jésus, il y a des moments où j’aimerais être un homme.

– Pourquoi ? demanda Lucas que son excitation amusait.

– Parce que je pourrais prendre un cigare cubain et le fumer jusqu’au mégot.

– Je ne vois pas ce qui vous en empêche.

– Rien, mais si je faisais ça, les gens qui ne pensent pas déjà que je suis une grosse gouine hommasse se mettraient à le penser. En plus ça me ferait dégueuler.

 

 

Lucas discuta brièvement avec Anderson et Lester de la façon de ficeler le rapport sur l’affaire.

– Saint Paul voudra probablement avoir une conversation avec vous, prévint Lester.

– Pas de problème. Donnez-leur mon numéro chez moi s’ils appellent. Je ne bouge pas.

– Connell pense que c’est un coup bas, pas vrai ? Laisser tomber l’affaire…

– C’est un coup bas.

– Oh ! mon pote, on souffre pour elle, répliqua Lester. On n’a jamais tant souffert. Et si vous cherchez quelque chose à faire, on a des cadavres plein les bras. Est-ce que Greave vous a raconté, pour le sien ?

– Il m’a parlé de quelque chose, mais ça n’avait pas l’air très intéressant.

Sloan entra, les mains dans les poches. Il leur fit un signe de tête, bâilla, s’étira, et dit à Lester :

– Tu n’aurais pas un Coca par hasard ? J’ai la gorge un peu sèche.

– J’ai une gueule de distributeur automatique ? demanda Lester.

– Qu’est-ce qui s’est passé, Sloan ? demanda Lucas qui reconnaissait des signes familiers dans son attitude.

Sloan bâilla à nouveau, avant de répondre :

– Un petit étudiant pisseux nommé Larry Bryson a jeté Heather Tatten du pont.

– Quoi ?

Un sourire fit son apparition sur le visage de Lester comme un rayon de soleil.

– J’ai tout sur bande, expliqua Sloan, en examinant ostensiblement ses ongles. Elle faisait le trottoir à mi-temps. Elle avait baisé une fois avec lui, mais ne voulait pas recommencer, même pour de l’argent. Ils se disputaient, en traversant le pont, et il a essayé de lui en mettre une, mais elle a frappé la première, un coup de poing dans le nez. Ça lui a fait mal, il était furieux ; quand elle s’est éloignée il lui a tapé sur la tête avec un manuel de sciences économiques – un énorme bouquin – et l’a étourdie. Elle était sonnée, alors il l’a prise et balancée par-dessus la rambarde. Elle a essayé de se raccrocher au dernier moment, et lui a griffé les avant-bras.

– Tu lui as mis des électrodes ?

– Il nous a tout débité d’un seul trait. On lui a expliqué ses droits deux fois sur la bande. On a fait des polaroïds de ses avant-bras ; on aura une empreinte ADN plus tard pour recouper ça. Il est bouclé en cellule, il attend l’avocat d’office.

Lucas, Anderson et Lester se regardèrent à tour de rôle, puis leurs yeux se posèrent sur Sloan. Lester s’approcha de lui, le prit par le bras et demanda :

– Je peux t’embrasser sur la bouche ?

– Vaut mieux pas, répondit Sloan. Les gens pourraient croire que tu me pistonnes quand viendra mon tour de promotion.

Une pizza fit son apparition, trop grosse pour une seule personne, alors ils la découpèrent, avant d’aller chercher des Coca au sous-sol, et de fêter ça, Sloan faisant les frais de leur bonne humeur.

Lucas partit en souriant. Sloan était un ami, peut-être son meilleur ami. Mais, en même temps, il se sentait… il chercha le mot exact. Contrarié ? Oui. Sloan avait remporté une victoire. Mais, quelque part au-dehors, un monstre écumait les rues…