CHAPITRE V

Koop, luisant de sueur, les yeux fermés, comptait : onze, douze, treize. Ses triceps étaient en feu, ses orteils cherchaient le sol, son esprit seul les empêchait de céder. Quatorze, quinze… seize ? Non.

Il en avait assez fait. Il retomba sur le sol entre les barres parallèles et ouvrit les yeux ; la sueur lui dégoulinait sur les paupières. La brûlure dans ses bras commença à s’apaiser, il chancela jusqu’à sa serviette, s’essuya le visage, ramassa une paire d’haltères légères, et retourna à la salle des miroirs.

 

 

Le Two Guy’s Body Shop, avec l’apostrophe mal placée, était le dernier bâtiment d’un centre commercial moribond le long de l’autoroute 100, un centre commercial où les mauvaises herbes se frayaient un passage dans le bitume et atteignaient la hauteur du genou, où la peinture s’écaillait sur des pancartes peintes à la main signalant des cabinets de conseillers fiscaux en faillite, ou des clubs d’arts martiaux obscurs. Koop avait garé la camionnette dans un amas de bitume effrité, l’avait verrouillée avant d’aller dans la salle.

À droite, l’un des propriétaires du Two Guy’s était assis derrière le bureau d’accueil en train de lire un vieux numéro de Heavy Métal. À gauche, une femme et deux hommes s’entraînaient autour de divers râteliers d’haltères. Le propriétaire leva les yeux quand Koop entra, et replongea dans son magazine. Koop le dépassa pour aller au vestiaire, avançant dans un couloir où, punaisés à la cloison, cinquante culturistes le contemplaient sur des polaroïds gondolés. Il se changea, enfila un slip, un pantalon de survêtement coupé, et un tee-shirt sans manches. Il boucla une ceinture de cuir de travailleur de force autour de sa taille, passa des gants en peau de bouc que la sueur séchée avait rendus rigides, et retourna dans la salle principale.

Koop avait un système : il divisait son corps en trois, et travaillait un tiers différent chaque jour pendant trois jours. Il prenait un jour de repos, et, le lendemain, recommençait.

Les bras et les épaules, le premier jour ; la poitrine et le dos, le deuxième jour ; puis la partie inférieure du corps. C’était le jour des bras et des épaules : il travailla les deltoïdes, les triceps, les biceps. Contrairement à la plupart des gens, il travaillait dur les avant-bras, pressant des balles de caoutchouc dans ses paumes jusqu’à ce que les muscles pleins d’acide lactique se mettent à hurler.

Et il travailla aussi les muscles du cou, sur la machine et en faisant le pont. Il n’avait jamais vu personne faire le pont au Two Guy’s mais ça ne le gênait pas. Il était allé une fois à une compétition publique de lutte libre entre l’université du Minnesota et l’université de l’Iowa, et ceux du Minnesota faisaient le pont. Ils avaient cassé la baraque.

Koop aimait faire des développés-couchés. Bon Dieu ! tout le monde aimait ça. Il travaillait de façon pyramidale, dix répétitions à cent cinquante kilos, deux ou trois à cent soixante, une ou deux à cent soixante-dix. Il fit des développés assis, la barre derrière la nuque ; il travailla ses biceps en ramenant vers l’épaule des petites haltères, s’arrêtant à trente kilos.

À la fin, trempé de sueur, il monta sur un StairMaster et grimpa une centaine d’étages au compteur, avant de retourner, haletant, à la salle des miroirs.

Une femme dans un bikini orange avec des taches de transpiration répétait devant les miroirs du mur ouest, passant d’une pose frontale, les bras au-dessus de la tête, à une pose latérale, les biceps contractés contre l’estomac. Koop abandonna les haltères et se déshabilla, ne gardant que son slip. Il prit les haltères, fit dix mouvements rapides, les reposa, et se mit au travail. À l’arrière-plan, il entendait la femme grogner en prenant la pose, le ronronnement du ventilateur au-dessus de leurs têtes, mais ne voyait que lui-même… Et, de temps en temps, dans ce brouillard de sueur, le corps enveloppé d’étoffe légère de Sara Jensen lui apparaissait, les bras en croix, les jambes écartées sur le lit, le renflement sombre du pubis et…

Défonce-toi, défonce-toi, défonce-toi, vas-y !…

La femme s’arrêta, prit sa serviette. Il se rendit compte vaguement qu’elle restait dans un coin à l’observer.

Quand il eut fini, elle lui jeta sa serviette à lui.

– Les pectoraux, c’est bientôt ça, dit-elle.

– Faut que je m’entraîne plus, marmonna-t-il en épongeant la sueur. Que je m’entraîne plus.

 

 

Il emporta ses vêtements d’entraînement au vestiaire, les passa sous le jet de la douche, les essora à la main, les jeta dans un séchoir qu’il mit en route. Puis il se doucha, s’essuya, s’habilla, alla dans la salle principale, acheta un Coca, le but, retourna prendre ses vêtements dans le séchoir, les suspendit dans son casier au vestiaire, et partit.

Il n’avait adressé la parole à personne, sauf pour dire : « Faut que je m’entraîne plus. »

John Carlson était déjà en tenue d’été, une veste à l’effigie des Black Raiders passée sur un short de rapper qui descendait jusqu’au genou, et des Nike noires à lacets rouges.

– Alors, mec, qu’est-ce qui se passe ?

John était noir, et beaucoup trop lourd. Koop lui tendit une petite liasse. John ne prit pas la peine de compter, se contenta de la fourrer dans sa poche.

– J’ai un rencart, dit Koop.

– Super, mon pote !… (John tambourina sur la carrosserie du véhicule, comme pour porter chance.) Je vais aller te chercher du latex, mon vieux, que t’ailles pas choper le sida.

– Bonne idée, commenta Koop.

John recula, enleva sa casquette, et se gratta la tête. Koop se mit à descendre la rue, tourna au coin. Un autre gamin noir s’approchait du trottoir. Il traversa le parking de terre battue pour venir au bord, et, lorsque Koop ralentit à sa hauteur, jeta un sachet en plastique par la vitre du côté passager, avant de rebrousser chemin. Trois rues plus loin, Koop, ne voyant rien dans le rétroviseur, s’arrêta pour y goûter. Juste y goûter, histoire de se réveiller un peu.

 

 

Koop ne comprenait rien à la fascination qu’il éprouvait pour Jensen. Ne comprenait pas ce qui le poussait à l’observer, à s’approcher d’elle. À boucler en vitesse ses rondes quotidiennes pour aller la voir après le boulot…

Il finit de se débarrasser des bijoux qu’il avait pris dans l’appartement de Jensen dans un bar sur l’Interstate 494 qui passait à Bloomington. Il vendit la bague de fiançailles et l’alliance à un type qui s’habillait et parlait comme un acteur jouant le rôle d’un athlète professionnel : le bronzage, la chemise de golf, les dents refaites, et une chaîne en or autour d’un cou épais. Mais il s’y connaissait en pierres précieuses, et ses yeux ne souriaient plus quand il les examina. Il donna mille trois cents dollars à Koop pour le tout. Le butin ramassé dans l’appartement s’élevait presque à six mille dollars à présent, sans compter la ceinture. Faire le rapprochement entre ces bijoux et la femme qui avait capturé son cœur ne vint pas à l’esprit de Koop. Les bijoux étaient à lui, pas à elle.

Il quitta Bloomington et retourna à Minneapolis sans se presser, tuant le temps au volant, et finit par tourner en direction de l’est, s’arrêtant dans un restaurant de la chaîne Arby à Saint Paul. Il appela le déménageur qui lui avait donné le plan de l’appartement, et lui fixa rendez-vous. Koop était toujours à la fois en avance et en retard, arrivant une demi-heure avant, pour observer le lieu de rencontre de loin. Quand l’homme qu’il devait voir arrivait, à l’heure, il observait les alentours pendant encore dix minutes avant d’y aller. Aucun de ses contacts ne l’avait encore trahi. Il n’avait pas l’intention de leur en fournir la possibilité.

Le déménageur arriva quelques minutes en avance, et se dirigea droit sur le restaurant. Quelque chose donna à Koop l’assurance que tout se passait comme prévu : aucune hésitation dans sa démarche, il ne jetait aucun coup d’œil furtif autour de lui. Il avait un carnet à la main. Koop attendit encore cinq minutes, aux aguets, puis le rejoignit. Le type était assis dans un box avec une tasse de café, un jeune, il avait une tête d’étudiant. Koop lui fit un signe de tête, s’arrêta pour s’offrir une tasse de café lui aussi, paya la fille derrière le comptoir et se glissa dans le box.

– Comment ça va ?

– Ça fait un bail, répondit le type.

– Ouais, eh bien…

Koop lui tendit une brochure d’Holliday Inn. Le type la prit et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

– Merci, dit-il. Ça a dû être rentable.

Koop haussa les épaules. Il n’était pas très porté sur la conversation.

– T’as quelque chose d’autre ?

– Ouais. Quelque chose de bien. (Le type poussa le carnet vers lui.) Je n’en pouvais plus d’attendre ton coup de fil. On a installé des meubles dans une maison sur les hauteurs de St. Dennis à Saint Paul, tu sais où c’est ?

– Sur la colline vers la Septième Avenue, répondit Koop en s’emparant du carnet. Il y a des belles baraques, par là. Et un peu de racaille, aussi.

– Ça, c’est une belle baraque, mon vieux. (La tête du type se balançait.) Vraiment bien. Il y avait un type d’une compagnie de coffres-forts là-bas. Ils venaient d’installer un gros coffre-fort scellé dans le béton, au sous-sol, dans le coin d’un placard. Je l’ai vu de mes yeux.

– Je ne touche pas aux coffres-forts…

Le carnet était trop épais. Koop l’ouvrit et trouva l’empreinte d’une clé dans du mastic séché. C’était lui qui avait montré au type comment s’y prendre. L’empreinte était nette et propre.

– Pour l’amour du Ciel, attends une minute ! poursuivit le type en levant les mains. Alors le propriétaire de la maison tenait un morceau de papier à la main en parlant au type du coffre-fort. Quand ils ont eu fini, il est venu nous voir et nous a demandé combien de temps on allait rester, parce qu’il voulait prendre une douche et se raser pour sortir. On lui a répondu qu’on en avait encore pour un moment, alors il est monté prendre sa douche, dans la salle de bains de sa chambre. On travaillait dans le couloir, mon copain installait un lit dans la chambre d’amis. Alors je suis allé voir dans sa chambre. J’entendais la douche qui marchait, et j’ai vu le bout de papier sur la commode avec son portefeuille et sa montre, alors j’ai pris le risque, mon pote. Je suis allé voir, et c’était la putain de combinaison, hein, qu’est-ce que tu dis de ça ? Je l’ai notée. Et écoute un peu ça, tu sais ce qu’il fait ce type, dans la vie ? Il gère la moitié des lavages automatiques de bagnoles des Cités jumelles. Il s’est vanté auprès de nous de descendre à Las Vegas tout le temps. Je te parie que le coffre est bourré d’oseille.

– Et sa famille ?

Ça se présentait mieux, tout à coup ; Koop préférait voler de l’argent.

– Il est divorcé. Ses enfants vivent avec sa femme.

– C’est la bonne clé ?

– Ouais, mais, euh… Il y a un système d’alarme sur la porte. Je ne sais rien là-dessus.

Koop regarda l’homme qui lui faisait face une minute, puis il hocha la tête.

– J’y réfléchirai.

– J’ai besoin d’argent, pour sortir un peu de mon trou, ajouta le type. En septembre, je ne serai plus sous contrôle judiciaire. Je pourrais peut-être aller faire un tour à Vegas, moi aussi.

– Je vais te rappeler.

Il termina son café, prit le carnet, fit un signe de tête, et sortit. Quand il quitta le parking, il jeta un coup d’œil à sa montre. Sara devait être en train de sortir du boulot…

 

 

Koop avait tué sa mère.

Il l’avait tuée avec un long cran d’arrêt mince qu’il avait trouvé dans une boutique de prêt sur gages à Séoul, en Corée, à l’époque où il était à l’armée. Quand il était rentré aux États-Unis, il avait passé un long week-end à faire de l’auto-stop de Fort Polk à Hannibal dans le Missouri, rien que pour aller l’éventrer.

Et il l’avait fait. Il avait cogné à la porte, et elle avait ouvert, une Camel au bec. Elle avait demandé : « Qu’est-ce que tu veux ? » et il avait dit : « Ça. » Puis il avait grimpé dans la caravane, elle avait reculé, et lui avait planté le couteau dans le nombril, - et il l’avait éventrée jusqu’au sternum. Elle avait ouvert la bouche pour crier. Il n’en était sorti que du sang.

Koop n’avait touché à rien, et vu personne. Il avait grandi à Hannibal, comme Huckleberry Finn, mais il n’avait rien à voir avec Huck. C’était juste un gamin abruti qui n’avait jamais connu son père, et dont la mère taillait des pipes pour du fric après avoir fini son service au bar. Certains soirs, il y avait trois ou quatre poivrots qui venaient frapper à la porte d’aluminium. Elle les suçait, crachant dans l’évier près de sa chambre, se gargarisant avec un mélange de sel et de soda au milieu de la nuit. Elle le traînait en ville, des yeux respectables les foudroyaient alors du regard, des femmes en jupes jusqu’aux genoux, et vestes de tweed, compatissantes et dédaigneuses. « Salopes ! Ces salopes valent pas mieux que moi, tu peux me croire », disait sa mère. Mais elle mentait, Koop en était certain. Elles valaient mieux que sa mère, ces femmes en costumes, chapeaux et hauts talons claquant sur le trottoir…

Il était rentré à Fort Polk, assis sur sa couchette à lire le magazine Black Belt. Le sergent-chef du bataillon était passé. Il avait dit :

– Koop, j’ai de mauvaises nouvelles. Ta mère a été retrouvée morte.

Et Koop avait répondu :

– Ah ouais ? avant de tourner la page.

 

 

À l’époque où il était en Corée, les putes des alentours de la base lui avaient appris qu’il avait un problème avec la baise. Rien ne fonctionnait normalement. Y penser l’excitait, mais au moment de passer à l’action… il ne réagissait plus.

Jusqu’au jour où, furieux, il avait cogné sur une des femmes. Lui avait expédié son poing en plein front, la sonnant pour le compte. Sa chair avait commencé à réagir.

Il avait tué une femme à La Nouvelle-Orléans. Il y pensait comme à un accident : il lui tapait dessus pour s’échauffer un peu, quand, brusquement, elle avait cessé de se débattre, et sa tête s’était mise à se balancer un peu trop librement. Ça lui avait collé la trouille. La peine de mort était en vigueur en Louisiane, et les juges n’avaient aucun scrupule à s’en servir. Il était rentré à toute allure à Fort Polk, et avait été surpris qu’il ne se passe rien, ensuite.

Même pas un article dans le journal, rien dont il ait eu connaissance.

C’est à ce moment-là que lui était venue l’idée de tuer sa mère. Pas compliqué. Il suffisait de le faire.

 

 

Après l’armée, il avait passé un an à travailler sur le Mississippi, manœuvre sur les péniches. Il avait fini par débarquer à Saint Paul, avait continué son errance avec une série de boulots minables, avant de se servir de son statut d’ancien soldat pour trouver quelque chose d’un peu mieux. Un an après, il avait levé une femme dans une librairie de Minneapolis. Il était venu chercher un calendrier de culturiste et la femme l’avait abordé. Il l’avait reconnue immédiatement : elle avait un tailleur en laine et des hauts talons qui claquaient. Elle lui avait posé une question se rapportant à l’exercice physique ; il ne se rappelait plus laquelle, c’était manifestement une entrée en matière…

Il n’avait pas pensé tout d’abord qu’il la tuerait, mais il l’avait fait, et c’était meilleur que de taper sur des putes. Cette femme avait de la classe, des bas nylon et le maquillage discret, des phrases bien tournées. Une de celles qui valaient tellement mieux que sa mère.

Et il y en avait partout. Certaines étaient trop rusées et trop dures pour qu’on s’y attaque. Il restait à l’écart de cette sorte-là. Mais il y avait aussi les hésitantes, maladroites, craintives : elles n’avaient pas peur de la mort, ni de la souffrance, rien d’aussi dramatique, mais simplement de la solitude. Il les avait dénichées dans une galerie de Des Moines, une librairie de Madison, chez un disquaire de Thunder Bay, un peu plus vieilles, sirotant du vin blanc, soigneusement vêtues de couleurs gaies, les cheveux teints pour cacher le gris qui pointait, le sourire aux lèvres en permanence, voletant comme des moineaux à la recherche d’un perchoir.

Koop le leur fournissait. Elles étaient moins méfiantes qu’anxieuses de ne pas faire de gaffes.

 

 

Koop cueillit Jensen à la sortie du bureau, l’escorta jusqu’à un supermarché Cub. La suivit à l’intérieur, observa ses moindres mouvements, ses seins sous la tunique, ses jambes musclées, la façon dont elle écartait les mèches qui lui tombaient dans les yeux.

Sa progression au rayon des produits frais était une véritable leçon de sensualité. Jensen se déplaçait comme un chat en train de chasser, tâtant ceci, reniflant cela, se contentant de toucher le reste du bout des doigts. Elle acheta des cerises, des oranges et des citrons, de gros champignons blancs et du céleri, des pommes et des noix d’Angleterre, du raisin blanc et du raisin noir, de l’ail. Elle faisait une salade remarquable.

Koop était dans les céréales. Il passait sa tête au coin du rayon suivant, pour la contempler. Elle ne le voyait pas, mais son attention était si polarisée sur elle qu’il ne remarqua pas l’employé du magasin jusqu’à ce que celui-ci soit à sa hauteur.

– Je peux vous aider ?

Le gamin se servait du même ton qu’avec un garçon de dix ans qui vole à l’étalage.

Koop sursauta.

– Quoi ?

Il était décontenancé. Dans son caddy, il avait un paquet d’abats de bœuf et une boîte de cornichons à l’aneth.

– Qu’est-ce que vous cherchez ?

Le gamin avait une attitude d’apprenti flic ; et il était costaud, la peau trop blanche, boutonneux, les cheveux en brosse, et de petits yeux de porc.

– Je ne cherche rien, je réfléchissais, répondit Koop.

– D’accord. Je posais la question, c’est tout, dit le gamin.

Mais il ne s’éloigna pas de plus de trois mètres, et se mit à changer la disposition des boîtes de corn-flakes sur le rayon, l’œil ostensiblement fixé sur Koop.

Sara, au moment où le gamin avait posé la question à Koop, décidait qu’elle avait fait des courses suffisantes. Un moment plus tard, quand le gamin se mit à ranger les corn-flakes, elle surgit au coin du rayon. Koop se détourna, mais elle eut le temps de lui jeter un coup d’œil. Avait-il détecté le moindre froncement de sourcils ? En fait, elle aurait pu le voir vingt fois déjà, si elle sondait le troisième plan des gens qui se trouvaient autour d’elle. Si elle avait remarqué un type assis sur un banc du trottoir d’en face, là où elle faisait son jogging. Est-ce qu’elle s’était souvenue de lui ? Est-ce que c’était pour ça que son front s’était plissé ? Le gamin l’avait vu espionner la femme. Est-ce qu’il allait dire quelque chose ?

Koop songea à abandonner son caddy, mais décida que ce serait pire que de faire comme si de rien n’était. Il le poussa dans la file rapide pour les clients avec peu d’articles, acheta un journal en plus, paya, et retourna au parking. Pendant qu’il attendait pour payer, le gamin sortit d’une allée, les poings sur les hanches, continuant à le surveiller. Une vague de haine monta en lui. Il allait s’occuper de ce petit salopard, le coincer sur le parking, lui ouvrir la gueule en deux… Koop ferma les yeux, tentant de retrouver le contrôle de lui-même. Quand il se mettait à avoir des fantasmes de ce genre, l’adrénaline courait dans ses veines, et il fallait presque qu’il casse quelque chose.

Ce gamin n’en valait pas la peine. Enfoiré…

Il quitta le parking du supermarché, l’œil braqué sur le rétroviseur pour voir si le gamin n’apparaissait pas, mais celui-ci était apparemment retourné au boulot. Parfait – mais Koop n’irait plus là-bas. À la sortie, il trouva une place dans la rue, et attendit.

Vingt minutes plus tard, Jensen arriva.

Son amour véritable…

Koop adorait la regarder quand elle était en mouvement. Il adorait qu’elle marche dans les rues, là où il pouvait voir ses jambes et son cul, aimait les contorsions de son corps quand elle se penchait, ou se baissait, ou se voûtait ; aimait regarder ses seins ballotter quand elle allait courir autour du lac. Il aimait vraiment ça.

Koop s’embrasait.

 

 

La soirée du lundi était chaude, les papillons de nuit voletaient autour des lampadaires du parc. Quand elle eut fini de courir, Jensen disparut à l’intérieur. De la voir s’en aller comme ça, Koop fut alors secoué par une vague de ce qu’on aurait pu appeler du chagrin. Il resta dehors à surveiller la porte. Est-ce qu’elle allait ressortir ? Ses yeux parcoururent la surface de l’immeuble. Il savait quelle était la fenêtre correspondant au domicile de Jensen, il le savait depuis la première nuit… La lumière s’alluma.

Il soupira et fit demi-tour. De l’autre côté de la rue, un homme tâtonna à la recherche de ses clés, ouvrit la porte d’accès à l’immeuble, entra, puis se servit de sa clé pour ouvrir la porte intérieure. Koop leva les yeux. Le dernier étage était à peu près à la hauteur de l’appartement de Jensen.

Sous le coup d’une excitation croissante, il compta les étages. Et son excitation retomba de haut. Le toit était situé au-dessous de la fenêtre de Jensen. Il ne pourrait pas voir à l’intérieur. Mais ça valait le coup de vérifier. Il traversa la rue à vive allure, entra dans l’immeuble. Deux cents appartements avec tous un bouton d’interphone. Il appuya une centaine de fois, il y aurait forcément quelqu’un attendant une visite. L’interphone grésilla, mais la serrure de la porte intérieure bourdonna au même moment et il la poussa, laissant derrière lui une voix qui crachotait dans le haut-parleur :

– Qui est là ? Qui est là ?

Ça pouvait marcher une fois ou deux, ce truc, mais pas plus. Il tourna au coin pour prendre l’ascenseur, et monta jusqu’en haut. Dans le couloir, personne. L’enseigne lumineuse signalant la sortie était au fond à gauche. Il se dirigea vers celle-ci, ouvrit la porte, entra. Une volée de marches descendait sur la gauche, et deux marches supplémentaires remontaient sur la droite, vers une porte grise en métal. Une petite pancarte signalait : « Accès au toit – Clé personnelle nécessaire pour sortir et pour rentrer. »

Merde ! Il tira sur la porte. Rien. Bonne serrure.

Il se tourna vers les marches, presque décidé à redescendre. Puis il se dit : Attends. Est-ce que la fenêtre au bout du couloir donnait sur l’immeuble de Jensen ?

Oui.

Koop resta devant la fenêtre, les yeux levés, et, à peine deux étages au-dessus, Sara Jensen s’approcha de la sienne en robe de chambre, et regarda en bas. Koop fit un pas en arrière, mais elle regardait la rue et n’avait pas remarqué sa présence devant cette fenêtre à moitié dans l’ombre. Elle avait un verre à la main. Elle prit une gorgée et recula hors de vue.

Doux Jésus. Un tout petit peu plus haut, et il vivrait virtuellement dans le salon de Jensen. Elle ne tirait jamais les rideaux. Jamais…

 

 

Koop s’embrasait. Une allumette ; un tueur.

Il lui fallait une clé. Pas n’importe quand. Il la lui fallait maintenant.

Il avait conçu sa philosophie à Stillwater : le pouvoir est au bout du fusil ; ou de la matraque, ou du poing. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Les forts vivent, les faibles meurent. Quand on meurt on va dans un trou : fin de l’histoire. Pas de harpes funèbres, pas de chœur céleste. Pas de feux de l’enfer. Cette logique ordonnait les pensées de Koop. Elle s’appliquait si bien à tout ce qu’il avait vécu jusque-là !

Il retourna à la camionnette chercher un peu de matériel, ne réfléchissant pas vraiment – du moins, en surface – à ce qu’il allait faire. Quand il lui fallait quelque chose, cette chose devenait sienne : les gens qui la détenaient étaient de simples obstacles entre lui et elle. Il avait le droit de la prendre.

Koop était fier de sa camionnette. Elle aurait pu appartenir à n’importe qui. Mais ce n’était pas le cas. Elle était à lui, et elle était spécialement aménagée.

Il n’y avait pas grand-chose à l’arrière : une boîte à outils, deux sacs d’un mélange de sel et de sable datant de l’hiver précédent, une pelle, des pneus neige, une corde de remorquage qui se trouvait dans la camionnette quand il l’avait achetée. Et quelques longueurs de tiges métalliques rouillées pour le béton armé – le genre de choses qui traînaient sur un chantier, ce qui était, d’ailleurs, exactement l’endroit où il les avait ramassées. Le genre de choses qu’un travailleur manuel aurait conservées au fond de son camion.

La plupart de ces objets n’étaient là que pour faire diversion. La grosse boîte à outils Sears, c’est là que ça se passait. Le rayon du haut contenait quelques petits tournevis, des pinces, des roues dentelées pour une perceuse, une demi-douzaine de boîtes de sucrettes pleines de vis à bois, et divers autres menus articles. Le compartiment du fond recelait un marteau d’un kilo, un ciseau à froid, deux limes, une scie à métaux, un court pied-de-biche, une paire de gants de travail, et une boîte de mastic de vitrier. Ce qui ressemblait à une boîte à outils ordinaire était, en fait, une trousse de cambrioleur tout à fait respectable.

Il mit les gants dans la poche de sa veste, sortit le mastic de vitrier, vida une boîte de sucrettes de ses vis dans un compartiment de l’étage supérieur, et la remplit avec du mastic. Il le lissa du pouce, ferma la boîte qu’il mit dans une poche.

Puis il choisit une tige métallique de la bonne longueur, trente-cinq centimètres, facile à cacher, et assez allongée pour servir de matraque.

Il agissait encore sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait : la clé lui appartenait. Ce trou-du-cul – un trou-du-cul – l’empêchait de s’en emparer. C’était ça, qui le mettait hors de lui. Le rendait fou furieux. Légitimement furieux. Koop se mit à fulminer en pensant à sa putain de clé et se dirigea vers l’immeuble avec le camion.

Il se gara à un demi-pâté de maisons de là, marcha jusqu’à la porte cochère, enfila les gants de travail et glissa la tige de fer dans la manche de sa veste. Les alentours étaient déserts. Il entra dans l’immeuble, écarta le panneau de verre qui protégeait l’éclairage scellé au plafond du rez-de-chaussée, et se servit de la tige métallique pour fracasser les deux néons. Dans l’obscurité ; il laissa retomber le panneau à sa place et retourna à la camionnette. Il laissa la porte du côté du conducteur entrouverte de quelques centimètres et attendit.

Et attendit un peu plus. Il ne se passait pas grand-chose.

C’était le siège du passager qui rendait sa camionnette si particulière. Il l’avait fait aménager dans un atelier de mécanique de l’Iowa : un casier en acier un peu moins profond mais plus long et plus large qu’une boîte de cigares avait été installé sous le siège. Le plancher originel de la camionnette servait de couvercle au casier, et, vu d’au-dessous, il était impossible de remarquer quoi que ce soit. Pour ouvrir le casier, il suffisait de faire tourner le siège avant droit vers la droite, et le couvercle se levait. Il y avait suffisamment de place à l’intérieur pour dissimuler n’importe quelle quantité de bijoux, d’argent liquide… Ou de cocaïne.

La moitié des détenus de Stillwater y avaient échoué parce qu’ils s’étaient fait prendre en s’arrêtant à un barrage de police sur la route, avec de la cocaïne, une chaîne stéréo volée, un flingue sur le siège arrière. Ça ne risquait pas d’arriver à Koop.

Il observa la porte de l’immeuble pendant encore un petit moment, puis ouvrit le couvercle du casier, sortit le sachet de cocaïne, en prit une pincée, le rangea. Rien qu’un petit sniff, juste assez pour aiguiser ses sens aux aguets.

Deux épineux parvenus à maturité se dressaient comme des sentinelles sur le perron en béton de l’immeuble. Pour Koop, ça tombait bien : les arbres obstruaient l’angle de vision de chaque côté. Pour voir ce qui se passait à l’intérieur de l’immeuble, il fallait quasiment être juste devant.

Un couple descendit l’allée, le trousseau de clés de l’homme cliquetait. Ils entrèrent et Koop attendit. Ensuite, ce fut le tour d’une femme, seule, et Koop s’anima brusquement. Mais elle marchait en droite ligne sur le trottoir, distraite, et ne pivota sur elle-même pour s’engouffrer à l’intérieur qu’à la dernière minute. C’était une cible idéale, mais elle ne lui avait pas laissé le temps de frapper. Elle disparut.

Deux hommes, main dans la main, s’engagèrent dans l’allée. Non. Deux ou trois minutes plus tard, ils furent suivis par un type à la carrure si impressionnante que Koop décida de ne pas s’y risquer.

Puis Jim Flory apparut au coin de la rue, les clés à la main. Flory se gratta les poils du favori gauche et marmonna quelque chose, parlant tout seul, dans la lune. Il mesurait environ un mètre soixante-quinze, et il était plutôt mince. Koop ouvrit la portière et se glissa au-dehors, avança sur le trottoir. Flory obliqua à hauteur de l’immeuble, tâtonna à la recherche de la bonne clé, ouvrit la porte cochère, entra.

Koop était furieux ; ses entrailles étaient en feu. Ce salopard a ma clé. Salopard !…

Il suivit Flory dans l’allée ; il sifflotait, tactique inconsciente pour masquer ses intentions réelles, mais il était enragé. Il a ma clé… Le tueur portait une casquette de base-ball, un jean, une chemise de golf, et de grandes chaussures de sport blanches, comme un type revenant du match, en bon supporter de l’équipe des Cités jumelles. Il avait baissé la visière sur ses yeux. La tige d’acier dépassait de sa poche de trente bons centimètres mais elle était cachée par son bras qui se balançait naturellement au rythme de son pas.

Bon Dieu de trou-du-cul, il a ma clé !… Zip-a-dee-doo-dah, sifflait-il, Zip-a-dee-ay, chaque seconde qui passait augmentait sa fureur. Ma clé !…

À travers la porte vitrée, il voyait Flory se battre dans l’obscurité avec la serrure intérieure. Il devait avoir la clé en main. Koop entra dans l’immeuble, et Flory, réussissant enfin à faire jouer le verrou de la porte intérieure, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et dit : « Salut. »

Koop répondit par un signe de tête et un « Hé », la visière toujours baissée. Flory se tourna vers la porte, la tirant vers lui ; au même moment, la cocaïne lui battant aux tempes, Koop fit glisser la tige d’acier hors de sa poche.

Flory sentit peut-être qu’il se passait quelque chose, à cause de la soudaineté du mouvement : il lâcha la clé, tournant la tête, mais trop tard.

Ce salopard a ma clé… clé… clé…

La tige fendit l’air, atteignant Flory derrière l’oreille. L’acier s’abattit, pak !, choc du métal contre la chair, un bruit de hachoir tranchant un plat de côtes.

Flory ouvrit la bouche, laissant échapper une unique syllabe : « Unk. » Sa tête heurta la porte et il s’écroula, les mains traînant sur le verre.

Très vite, toute trace de sa désinvolture précédente disparue, Koop se baissa, jeta au-dehors un coup d’œil fureteur, puis dépouilla Flory de son portefeuille : une agression à mobile crapuleux. Il le planqua dans sa poche, retira la clé de Flory de la serrure, ouvrit la boîte de sucettes, et appliqua rapidement les deux faces de la clé dans le mastic. Celui-ci, tout juste en train de se raffermir, prenait des empreintes parfaites. Il ferma la boîte, essuya la clé sur son pantalon, et la remit dans la serrure.

C’était fait.

Il fit volte-face, toujours à demi baissé, tendit la main vers la porte extérieure – et vit les jambes.

Une femme trébucha de l’autre côté en essayant de faire marche arrière, tournant déjà les talons.

Elle portait des baskets et un survêtement. Il ne l’avait pas vue venir. Il explosa littéralement au-dehors, repoussant la porte vitrée d’une main, tandis que l’autre sortait la tige d’acier de sa poche.

– Non !

La femme avait crié. Son visage était figé, la bouche ouverte. Dans la pénombre, elle pouvait deviner le corps inerte par terre derrière lui, et elle chancelait en arrière, choquée, tentant de mettre ses jambes en mouvement pour détaler…

D’une détente brusque de léopard, Koop la frappa, la tige tournoyait déjà dans l’air.

– Non ! cria-t-elle de nouveau, les yeux écarquillés, les dents brillantes sous des lèvres retroussées par la peur. (Elle leva le bras, et la tige s’écrasa dessus, le fracturant, manquant la tête.) Non ! hurla-t-elle une troisième fois, en se détournant, et Koop, au-dessus d’elle, tapa sur la nuque, à la base du crâne, un coup qui l’aurait décapitée s’il s’était servi d’une épée.

Le sang éclaboussa le trottoir. Elle s’effondra sur le perron et Koop cogna de nouveau, cette fois au sommet du crâne, un endroit vulnérable, sans protection, en prenant son élan. Un coup sans pitié qui s’acheva dans un bruit d’écrasement, comme lorsqu’un homme corpulent marche sur le gravier.

La tête de la femme s’aplatit, et Koop, que son intervention et le dérangement occasionné, la crise qu’il avait fallu résoudre, avaient rendu fou furieux, la jeta d’un coup de pied sur la première marche du perron sous l’épineux.

– Putain de ma mère, dit-il. Putain de ma mère.

Il n’avait jamais voulu que les choses prennent cette tournure. Maintenant, il fallait qu’il dégage.

Il s’était écoulé moins d’une minute depuis qu’il avait attaqué Flory. Personne ne remontait l’allée. Il braqua son regard de l’autre côté de la rue, pour voir s’il y avait du mouvement aux fenêtres de l’immeuble de Sara Jensen, un visage en train de l’observer de là-haut. Rien.

Il se mit en chemin à vive allure, rangeant la tige métallique dans sa poche. Doux Jésus, c’était quoi, ça ? Il y avait du sang sur sa veste. Il tenta de l’essuyer d’une main, et ne réussit qu’à l’étaler. Si un flic survenait…

La colère bouillonnait en lui : bon Dieu de salope, arriver comme ça !

Il ravala sa fureur, la combattit, poursuivit sa route. Pas question de s’arrêter… Il jeta un coup d’œil en arrière, traversa la rue presque au pas de course, l’odeur du sang chaud des humains dans les narines, dans la bouche. Ça ne le gênait pas, mais pas ici, pas maintenant…

Il aurait peut-être dû s’en aller à pied, songea-t-il. Il fut tenté de le faire et de revenir plus tard chercher la camionnette d’entreprise : si quelqu’un le suivait après l’avoir vu frapper la femme, il remarquerait l’inscription sur les flancs du véhicule et pourrait l’identifier. D’un autre côté, les flics allaient probablement relever les numéros des plaques dans tout le secteur pour trouver des témoins.

Non, il prendrait la camionnette.

Il ouvrit la portière, et entr’aperçut son propre reflet dans le verre noyé d’ombre, les traits tirés sous la casquette, le visage zébré de traînées sombres.

Il mit le contact, lança le moteur et s’essuya en même temps : encore du sang sur ses gants. Bon Dieu, il en était couvert ! Il en reconnaissait le goût, il en avait dans la bouche…

Il sortit en douceur de la place où il était garé. Scruta le rétroviseur à la recherche de quelqu’un en train de courir, ou de le montrer du doigt. Il ne vit rien que la rue vide.

Rien.

Il était tendu comme un arc. Les veines battaient dans ses muscles, son corps se gonflait. Goûter le sang… et soudain, une vague de plaisir déferla accompagnée d’une douleur vive, comme être caressé par une main experte tandis que des fourmis grouillent sur la peau.

Plus de bien-être que de souffrance. Beaucoup plus.