CHAPITRE PREMIER

La soirée était tiède, le crépuscule prometteur : des couples entre deux âges en chemises pastel se promenaient main dans la main sur les vieux quais craquelés qui bordaient le Mississippi. Un essaim d’étudiantes en survêtements et chaussures de sport couraient sur la voie cyclable tout en papotant, leurs queues de cheval uniformément blondes rebondissant sur leur dos au rythme de la course. À huit heures, les lampadaires s’allumèrent, par rues entières simultanément, avec un bruit sec parfaitement audible. Plus haut, au-dessus de la verdure toute neuve des ormes, les engoulevents poussaient leur cri, skizzizik, les traînées claires sur leurs ailes comme des galons d’argent sur l’uniforme d’un lieutenant de première classe fraîchement promu.

Imperceptiblement, le printemps cédait la place à l’été : les jonquilles et les tulipes avaient disparu, et les pétunias qui recouvraient les plates-bandes leur donnaient l’air d’un édredon fleuri.

Pour Koop, la chasse était ouverte.

Il roulait en Chevrolet S-10 dans les rues résidentielles, la radio branchée sur la station Country-Lite, le coude dépassant de la vitre ouverte, une bouteille de bière Pig’s Eye entre les cuisses. L’air nocturne, léger et doux comme des doigts de femme, caressait sa barbe.

À l’intersection de Lexington et de Grant, une femme vêtue d’une veste rouge vif traversa la rue devant lui. Son cou était long et gracieux, ses cheveux foncés étaient noués en chignon, ses talons hauts claquaient en cadence sur le bitume. Elle était trop sûre d’elle, trop pleine d’entrain, elle avançait trop vite ; elle savait où elle allait. Pas le genre de Koop. Il poursuivit sa route.

Koop était âgé de trente et un ans, mais, à quelque distance qu’on le considérât, il semblait avoir dix ou quinze ans de plus. C’était un petit homme large, au visage buriné et amer de travailleur agricole, avec de petits yeux gris soupçonneux – il avait une façon bien à lui de poser sur les gens un regard oblique. Ses cheveux blond roux étaient coupés ras. Il avait un nez étroit et long, à la peau tannée, et portait une courte barbe fournie tirant beaucoup plus sur le roux que ses cheveux. Ses lourdes épaules et sa poitrine épaisse n’affluaient progressivement jusqu’à des hanches minces. Ses bras courts et puissants se terminaient par des poings de pierre. À une époque, il avait eu une prédilection pour les bagarres dans les bars, en homme que trois bières et un regard mal venu suffisaient à rendre haineux. Elle brûlait encore en lui, cette haine, mais il savait se contrôler, maintenant, sauf en des occasions très particulières, quand elle jaillissait dans son ventre, fusant comme les étincelles d’un fer à souder…

Koop était un athlète, hautement spécialisé. Seul l’ennui pouvait le faire arrêter ses tractions, il pouvait courir le cinquante mètres aussi rapidement que l’arrière d’une équipe de football américain. Il était capable de grimper onze étages d’un escalier d’incendie sans un halètement.

Koop était un cambrioleur, un monte-en-l’air. Un monte-en-l’air et un tueur.

 

 

Koop connaissait toutes les rues et la plupart des ruelles de Minneapolis et de Saint Paul. Il était en repérage dans la banlieue résidentielle, et apprenait à s’y retrouver. Il passait ses journées à rouler en voiture, à errer, à chercher des endroits nouveaux, notant avec soin sa progression dans le labyrinthe de routes, d’avenues, de rues, de chemins, de terrains de sport et de boulevards qui constituaient le territoire où il exerçait son métier.

Il descendit Grand Avenue jusqu’à Summit et à la cathédrale de Saint Paul, dépassant un dealer de crack qui faisait ses affaires devant les bureaux du diocèse de Saint Paul et Minneapolis, au pied de la colline. Il fit plusieurs fois le tour de United Hospitals, observant les infirmières en chemin vers le parking qui leur était réservé, bénéficiant d’une surveillance et d’une protection particulières – en réalité, une farce. Il examina les boutiques d’antiquaires le long de la Septième Avenue Ouest, laissant le Centre civique derrière lui, et bifurqua dans Kellog Boulevard en direction de Robert Street, la dépassa, et jeta un coup d’œil au tableau de bord. Il était encore tôt. Il y avait deux ou trois librairies au centre-ville, mais il ne s’intéressait qu’à une seule. On donnait une lecture publique à The Saint. Un truc sur les femmes de la Prairie.

Cette librairie était tenue par un diplômé grisonnant de la St. John’s University. Neuf et occasion, livres de poche repris et échangés sur la base de deux pour un. Le café coûtait vingt cents, on se servait soi-même, on payait pour ne pas décevoir le propriétaire des lieux. La viande à l’étal était respectable, c’était un endroit où les gens timides venaient pour draguer. Koop n’avait pénétré à l’intérieur qu’une seule fois, pour une lecture de poésie, et la boutique, ce jour-là, était remplie de femmes aux longs cheveux dont le visage reflétait bien des déconvenues – le genre de femmes qui plaisaient à Koop – et d’hommes bedonnants à la calvitie naissante, aux cheveux gris noués en catogan avec des élastiques.

Une femme s’était approchée pour demander :

– Avez-vous lu les Rubaiyyat ?

– Euh… ?

De quoi parlait-elle ?

– Les Rubaiyyat d’Omar Khayyam. Je viens de les relire, bafouilla-t-elle. (Elle tenait entre ses mains un livre mince à la couverture noire et poétique.) La traduction de Fitzgerald. Je ne m’étais pas penchée dessus depuis la fac. Ça m’a profondément touchée. D’une certaine manière, ça ressemble aux poèmes que James a lus ce soir.

Koop se foutait éperdument de James et de ses poèmes. Mais la phrase sonnait bien, « Avez-vous lu les Rubaiyyat ? » Intellectuel, quoi ! La compagnie d’un homme posant une question pareille, « Avez-vous lu les Rubaiyyatl ? », ne présenterait certainement aucun danger. Ce ne pouvait être qu’un homme prévenant. Réfléchi.

Koop n’était pas entré dans la boutique pour y chercher une femme, ce soir-là. Mais il acheta le livre et y jeta un coup d’œil. De la foutaise. De la foutaise d’une qualité si pure et sans mélange que Koop finit par balancer le bouquin par la vitre ouverte, parce qu’il se sentait idiot de garder ça sur le siège passager.

Il se débarrassa du livre, mais garda la phrase en mémoire : « Avez-vous lu les Rubaiyyat ? »

 

 

Koop traversa l’Interstate 94, puis la retraversa dans l’autre sens ; il tournait en rond. Pas question d’arriver à la librairie avant que la lecture ait commencé : il voulait que les regards soient braqués sur le lecteur, pas sur lui ; son comportement de ce soir était un écart par rapport à ses habitudes de prudence. Il ne pouvait s’en empêcher – l’impulsion était irrésistible –, mais il prendrait autant de précautions que possible.

S’apprêtant à traverser l’Interstate de nouveau, il s’arrêta à un feu rouge et regarda le poste de police de Saint Paul par la vitre ouverte. On n’était qu’à deux semaines du solstice d’été, et, à vingt heures trente, il faisait encore suffisamment jour pour pouvoir distinguer les visages, même de loin. Une bande de flics en uniforme, trois hommes, deux femmes, en train de bavarder, assis sur les marches du perron, et de rire pour une raison quelconque. Il les observait, la tête parfaitement vide, rien qu’un œil qui enregistre…

La voiture qui le suivait klaxonna.

Koop jeta un coup d’œil sur le rétroviseur de gauche, puis sur celui de droite, et sur le feu de signalisation : il était passé au vert. Un dernier coup d’œil sur le rétroviseur et il démarra pour tourner à gauche. Devant lui, un groupe de gens s’étaient engagés sur le passage clouté. Ils l’aperçurent, s’arrêtèrent.

Koop les vit en levant les yeux, écrasa la pédale de frein, le véhicule pila avec une secousse. Quand il se rendit compte qu’ils s’étaient arrêtés, il repartit de nouveau pour virer à gauche. Lorsqu’ils l’avaient vu freiner, ils avaient avancé dans l’axe de la camionnette. Ils finirent par s’éparpiller, et Koop donna un coup de volant afin d’éviter un homme corpulent en salopette, pas assez agile pour s’écarter de sa route. L’un d’entre eux cria, un croassement bizarre, et Koop lui fit un doigt d’honneur.

Il le regretta aussitôt. Koop, c’était l’homme invisible. Il n’était pas censé faire des doigts d’honneur, surtout pas quand il était en chasse ou au boulot. Il jeta un regard en direction des flics, encore éloignés d’un demi-pâté de maisons. Un visage se tourna vers lui, puis se détourna. Il regarda dans le rétroviseur. Les piétons riaient, à présent, gesticulaient, tendaient le bras vers lui.

La colère monta au creux de l’estomac.

– Pédés, marmonna-t-il, pauvres lopettes…

Il se maîtrisa, continua jusqu’au bout de la rue et tourna à droite. Une voiture libéra une place juste en face de la librairie. Parfait. Koop fit demi-tour, attendit que la voiture ait fini de sortir, recula pour se garer, et verrouilla la camionnette.

Quand il mit le cap sur le trottoir opposé, il entendit à nouveau le croassement. Le groupe de gens qu’il avait failli renverser était au carrefour suivant, en train de le regarder. L’un d’entre eux fit un grand geste vers lui, et ils se mirent à croasser tous ensemble. Ils éclatèrent de rire, et disparurent derrière un immeuble.

– Bande de trous-du-cul.

Dans la rue, les gens comme ça lui mettaient les nerfs à vif. Merdeux ! pensa-t-il, il faudrait les… Il secoua son paquet de Camel pour en sortir une cigarette, l’alluma, en tira deux bouffées rageuses, et se dirigea vers la librairie, les épaules voûtées. À  travers la vitrine, il vit des gens rassemblés autour d’une grosse femme, qui avait l’air de fumer le cigare. Il tira une dernière fois sur sa Camel, l’expédia sur la chaussée d’une pichenette, et entra.

L’endroit était bondé. La grosse femme était assise sur une chaise en bois posée sur le podium, suçotant ce qui se révéla être un bâton de réglisse, devant deux douzaines de spectateurs installés en demi-cercle sur des chaises pliantes. Quinze ou vingt autres personnes se tenaient debout derrière les sièges ; quelques-unes jetèrent un bref regard vers Koop, puis leurs yeux retournèrent se poser sur la grosse femme. Elle disait :

– On éprouve une sensation de familiarité choquante quand on commence à remuer la merde – en l’appelant par son nom, de bons vieux mots anglais, crottin de cheval, merde de cochon, bouse de vache ; je vais vous expliquer, les jours où on doit étaler le fumier à la fourche, la première chose qu’on fait c’est de s’en mettre un peu sur les cheveux et sous les aisselles, en frottant bien. Comme ça, on n’a pas peur de se salir, on peut travailler…

Une pancarte indiquait « Photographie », au fond de la boutique, et Koop alla traîner par là. Il possédait un livre appelé Jungle Fever, avec des photos et des dessins de femmes noires dans le plus simple appareil. Un livre qui l’excitait encore. Il trouverait peut-être quelque chose dans ce goût-là.

Il s’empara d’un livre situé sous l’écriteau et se mit à le feuilleter. Des granges et des champs. Il balaya la pièce du regard, en réfléchissant à la façon dont ça se présentait. Plusieurs femmes dans l’assistance avaient l’air un peu « flottant » de qui est à l’affût d’une rencontre possible, l’air de ne pas avoir vraiment fixé leur attention sur l’auteur qui disait :

– … plus rentable de se servir de la main-d’œuvre agricole que des machines pour cueillir les haricots ; oh, il fait chaud parfois, si chaud que la bouche se dessèche complètement, on n’arrive plus à cracher…

Koop était inquiet. Il n’aurait jamais dû être là. Il n’aurait jamais dû être en chasse. Il avait capturé une femme l’hiver dernier et ça aurait dû suffire pour un petit moment. Ça aurait d’ailleurs suffi, sans Sara Jensen.

Il lui suffisait de fermer les yeux pour la voir…

Dix-sept heures plus tôt, Koop avait pénétré dans son immeuble en se servant d’une clé. Il n’avait jamais rencontré Sara Jensen auparavant. Il portait un pardessus léger et un chapeau pour se protéger du regard indiscret des caméras vidéo. Ensuite, il avait grimpé l’escalier d’incendie jusqu’au dernier étage. Il se déplaçait rapidement et sans bruit, les semelles de caoutchouc de ses mocassins étouffaient le bruit de ses pas.

À trois heures du matin, les couloirs étaient déserts, silencieux, exhalaient une odeur de nettoyant pour moquette, de cire, et de cigarettes. Au onzième étage, il s’arrêta un moment devant la porte de service, tendit l’oreille, avant de l’ouvrir et de s’engager sur la gauche dans le couloir. Il s’était immobilisé à hauteur du numéro 1135, avant de coller son orbite à l’œilleton. Tout était sombre. Il avait enduit la clé de cire d’abeille, qui assourdissait les cliquetis métalliques et lubrifiait le mécanisme des serrures. Il tenait la clé dans sa main droite, et celle-ci dans sa main gauche, la guidant dans l’ouverture. La clé glissa à l’intérieur avec facilité.

Koop avait fait ça au moins deux cents fois, mais, pour ordinaire qu’il fût, ce moment créait toujours un choc nerveux. Qu’est-ce qui se cachait derrière la porte numéro trois ? Un détecteur de mouvement, un doberman, cent mille dollars en liquide ? Koop allait bientôt le savoir… Il tourna la clé et poussa : pas vite, mais fermement, d’un geste continu, le cœur au bord des lèvres. La porte s’ouvrit avec un léger clic. Il attendit, l’oreille aux aguets, puis pénétra dans l’appartement plongé dans l’obscurité, referma la porte derrière lui, se contenta de rester là.

Et de respirer son odeur à elle.

Ce fut la première chose.

Koop fumait quotidiennement quarante à cinquante Camel sans filtre. Il prenait de la cocaïne quasiment tous les jours. Son nez était engorgé de goudron et de nicotine, rongé par la coke, mais il était une créature nocturne, sensible aux sons, aux odeurs, aux textures – et ce parfum était sombre, sensuel, irrésistible, chevauchant l’air aseptisé de l’appartement, comme une femme nue sur sa monture. L’odeur le surprit, ralentit ses mouvements. Il leva la tête, comme un rongeur, la huma. Il ne se rendait pas compte qu’il laissait derrière lui son propre sillage, le fumet du tabac brun.

Les rideaux du salon n’étaient pas tirés, et la lumière de la rue s’infiltrait dans la pièce. Tandis que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, Koop distingua les meubles les plus volumineux, les rectangles des tableaux et des affiches. Il passa encore un peu de temps à attendre tranquillement, debout dans la pièce. Sa vision s’affinait, il respirait la femme, l’oreille tendue pour capter un mouvement, un mot, n’importe quoi – la petite lueur rouge d’une console de signal d’alarme. Rien. Les lieux étaient endormis.

Koop ôta ses mocassins, et, d’un pas sûr et silencieux, traversa l’appartement, s’engageant dans un couloir plus sombre, dépassant une salle de bains à sa gauche, un bureau à sa droite. Il y avait deux portes au bout, la chambre du maître des lieux à gauche, et une chambre d’amis à droite. Il le savait parce qu’un ancien détenu, employé d’une entreprise de déménagement, le lui avait dit. Celui-ci avait installé les meubles, fait un moulage de la clé, dessiné un plan. Il avait dit à Koop que la femme s’appelait Sara Jensen, une poufiasse pleine aux as qui « fricotait en Bourse », et avait une prédilection pour l’or.

Koop tendit le bras et toucha la porte de la chambre. Elle était entrebâillée de quelques centimètres. Bien. Les paranoïaques et les gens au sommeil agité ferment la porte, en principe. Il la poussa tout doucement d’une trentaine de centimètres, du bout des doigts, et scruta l’intérieur. La fenêtre à gauche était ouverte, et, comme dans le salon, les rideaux n’étaient pas tirés. Une demi-lune planait au-dessus du toit d’un immeuble voisin, et il pouvait voir, au-delà, le parc et le lac, tout comme dans un spot publicitaire vantant les mérites d’une marque de bière.

La lumière pâle de la lune lui permit aussi de voir distinctement la femme.

Sara Jensen avait rejeté la légère couverture de printemps. Elle était allongée sur le dos, sur un drap de couleur foncée. Elle portait une chemise de nuit en coton blanc qui l’enveloppait des chevilles jusqu’au cou. Ses cheveux d’un noir de jais s’étalaient autour de sa tête comme un halo sombre, son visage était légèrement tourné d’un côté. Elle avait replié un bras comme pour lui faire signe, la main ouverte à hauteur de l’oreille. L’autre main reposait sur son bas-ventre, là où il rejoignait l’extrémité supérieure de l’os pubien.

Juste au-dessous, Koop crut voir un triangle plus foncé ; et, au niveau de ses seins, l’ombre des aréoles brunes des mamelons. Sa vision n’aurait pu être capturée par une pellicule photographique. Le triangle foncé, l’ombre au bout des seins devaient tout à son imagination. Le tissu de la chemise de nuit était plus épais, moins diaphane qu’il ne lui semblait, mais Koop venait de tomber amoureux.

Un amour comme une allumette craquée dans la nuit.

Koop feuilletait les livres de photos, observait, attendait. Il regardait le portrait d’une star de cinéma disparue quand la femme qu’il avait repérée s’approcha, pour jeter un coup d’œil à un livre intitulé Marottes et objets de collection.

Il la reconnut immédiatement. Elle portait une veste marron assez floue, un peu trop longue, un peu démodée, mais propre et bien entretenue. Elle avait des cheveux courts et bien coiffés. Elle avait relevé la tête pour pouvoir examiner les rayons du haut, suivant des yeux une rangée de livres sur la brocante. Elle était quelconque, pas maquillée, ni grosse ni maigre, ni grande ni petite, avec des lunettes trop grandes aux montures en écaille. Le genre de femme qu’on ne remarquait même pas dans un ascenseur. Elle continuait à inspecter le rayon du haut, lorsque Koop intervint :

– Vous voulez que je vous prenne quelque chose sur l’étagère ?

– Oh… Je ne sais pas.

Elle essaya timidement de sourire, mais elle avait l’air nerveuse. Elle eut du mal à s’en sortir.

– Si je peux me permettre, dit-il poliment.

– Merci.

Elle ne se détourna pas de lui. Elle attendait quelque chose. Elle ne savait pas comment provoquer ça elle-même.

– J’ai raté la lecture, dit Koop. Je viens de relire les Rubaiyyat. Je pensais qu’il pourrait y avoir ici quelque chose, disons, d’analogue…

Et, quelque temps plus tard, la femme disait :

– Je m’appelle Harriet. Harriet Wannemaker.

 

 

Sara Jensen, étendue sur son lit, frémit dans son sommeil.

Koop, sur le point d’aller vers la commode, s’immobilisa. Sara avait été une grosse fumeuse à la fac : son inconscient tabagique avait humé la nicotine exhalée par les poumons de Koop, mais elle était trop éloignée pour que l’odeur la réveille. Elle frémit à nouveau, puis se détendit. Koop, dont le cœur battait la chamade, s’approcha, tendit la main, et faillit toucher son pied.

En pensant : Qu’est-ce que je fabrique ?

Il recula d’un pas, fasciné, les rayons de lune jouaient sur le corps de la femme.

L’or.

Il cessa de retenir sa respiration, et se tourna de nouveau vers la commode. Tout ce qu’elles peuvent bien posséder et qui a de la valeur, les femmes le mettent dans leurs chambres – et Jensen était semblable aux autres. Son appartement était protégé des intrusions par les deux verrous de la porte, il y avait des caméras vidéo dans le hall d’entrée, des vigiles passaient en voiture devant l’immeuble une demi-douzaine de fois dans la nuit, et s’arrêtaient de temps en temps pour fouiner un peu. Elle était en sécurité, pensait-elle. Son coffret à bijoux, en bois de noyer poli, était posé en plein milieu de sa coiffeuse.

Par précaution, Koop le prit à deux mains, le colla sur son estomac, le protégeant comme l’arrière d’une équipe de football américain protège le ballon. Il repassa la porte à reculons et marcha à pas feutrés dans le couloir, jusqu’au salon, où il posa le coffret sur la moquette et s’agenouilla à côté de lui. Il avait une petite torche électrique dans sa poche de poitrine. La lentille en était recouverte de bande adhésive noire avec juste un trou comme une tête d’épingle au milieu. Il l’alluma, la tint entre les dents. Il obtint un faisceau de lumière suffisant pour éclairer une pierre ou permettre de deviner une couleur, sans pour autant lui faire perdre sa vision nocturne.

Le coffret à bijoux de Sara Jensen comportait une demi-douzaine de plateaux tapissés de velours. Il les prit un par un, et trouva de bonnes choses. Des boucles d’oreilles, plusieurs paires en or, dont quatre ornées de pierres précieuses : deux avec des diamants, une avec des émeraudes, une avec des rubis. Les pierres étaient passables – une des montures de diamants ressemblait plus à des éclats qu’à de la pierre taillée par un orfèvre. Au prix de détail, le tout atteignait peut-être cinq mille dollars. Il en tirerait deux mille, au mieux.

Il trouva deux broches, l’une cerclée de perles, l’autre avec des diamants, une alliance en or, une bague de fiançailles. La broche de diamants était de première qualité, le meilleur bijou qu’elle possédât. Il se serait dérangé rien que pour ça. La bague de fiançailles n’était pas mal, mais rien d’extraordinaire. Il y avait deux bracelets en or et une montre, une Rolex pour femme, or et acier inoxydable.

Pas de ceinture.

Il fourra le tout dans un petit sac noir, avant de se lever, de faire soigneusement le tour des plateaux vides, et retourna dans la chambre. Tout doucement, il se mit à ouvrir les tiroirs de la commode. C’était vraisemblablement dans celui du haut. Le suivant dans l’échelle des probabilités était celui du bas, selon qu’elle essayait de la dissimuler ou non. L’expérience lui avait appris ça.

Il commença par le tiroir du haut, et le sortit en douceur. Ses mains tâtèrent les vêtements. Rien de dur au toucher…

La ceinture était dans le tiroir du bas à gauche, au fond, enfouie sous des lainages d’hiver, ce qui dénotait une certaine méfiance de sa part. Il la sortit, l’éleva, et se tourna vers Sara Jensen. Elle avait le menton ferme et volontaire, mais sa bouche s’était légèrement relâchée dans son sommeil. Ses reins étaient ronds et proéminents, ses hanches imposantes. Une femme de taille respectable. Pas grosse, bien en chair.

La ceinture dans les mains, Koop s’apprêtait à s’éloigner, mais il s’interrompit. Il avait repéré la bouteille sur la coiffeuse, et l’avait ignorée, comme d’habitude. Mais cette fois… Il tendit le bras derrière lui et la prit. Son parfum. Il repartit en direction de la porte et faillit trébucher : il ne faisait pas attention à la route à suivre, mais à la femme étendue si près de lui, à portée de main. Son souffle s’accéléra. Il fit un pas en arrière, et la regarda de nouveau. Blanc visage, joues rondes, sombres sourcils. Les cheveux étalés autour de la tête.

Sans réfléchir, sans même se rendre vraiment compte de ce qu’il faisait – choqué par sa propre audace, renâclant intérieurement –, Koop s’avança près du lit, se pencha sur elle, et passa une langue, légère, si légère sur le front de la femme endormie…

 

 

Harriet Wannemaker était franchement intéressée par un verre chez McClellan : son visage avait pris des couleurs à la chaleur de son excitation soudaine. Elle retrouverait là-bas cet homme à l’air un peu farouche et à la barbe rousse en broussaille.

Il s’en alla avant elle. Il avait les nerfs en pelote, à présent. Il n’avait rien commencé pour l’instant, il était encore on règle, aucune raison de s’inquiéter. Est-ce qu’on les avait vus bavarder tous les deux ? Il ne le pensait pas. Personne ne faisait attention à elle, elle était si terne… Dans quelques minutes…

C’était un état de tension physique, un poids dans le ventre, un gonflement exagéré de la poitrine, une douleur à l’arrière de la nuque. Il pensa à rentrer chez lui, à laisser tomber la femme. Mais il n’en ferait rien. Il subissait une autre pression, plus exigeante celle-là. Sa main tremblait sur le volant. Il gara la camionnette dans la Sixième Avenue, sur la colline, ouvrit la portière. Inspira nerveusement une grande bouffée d’air. Il était encore temps de s’en aller…

Il tâtonna sous le siège, trouva la bouteille d’éther et le sac en plastique avec le chiffon. Il ouvrit la bouteille, versa rapidement de l’éther dans le sac, et la reboucha. L’odeur était écœurante, mais elle se dissipa presque aussitôt. Dans le sac hermétiquement fermé, le liquide imbiba le chiffon. Où était-elle ?

Elle arriva quelques instants plus tard, se gara en contrebas, derrière la camionnette, passa un moment dans la voiture à se refaire une beauté. Une enseigne publicitaire pour de la bière, à l’ampoule défectueuse, clignotait dans la vitrine latérale de chez McClellan. C’était la lumière la plus puissante aux alentours, au sommet de la colline. Il pouvait encore renoncer…

Non. Vas-y.

 

 

Sara Jensen avait un goût de transpiration et de parfum… Elle avait bon goût.

Sara remua quand il la lécha, et il fit un pas en arrière, recula en direction de la porte… et s’arrêta. Elle dit quelque chose, une onomatopée incompréhensible, et il passa la porte rapidement, sans bruit, se dirigea vers ses chaussures : pas tout à fait au pas de course, mais son cœur battait à grands coups martelés. Il se glissa dans ses mocassins, prit son sac.

Et s’arrêta à nouveau. Pour un cambrioleur, tout reposait sur un précepte assez simple : prendre son temps. Quand on sentait que ça se gâtait, il fallait ralentir encore la marche des choses. Et si ça tournait mal, s’enfuir à toutes jambes. Koop se maîtrisa. Aucune raison de courir si elle ne s’était pas réveillée, aucune raison de paniquer – mais il pensait : espèce de connard, connard, connard !

Mais elle ne venait pas. Elle était retombée dans un profond sommeil ; et, bien que Koop ne pût le voir – il quittait l’appartement, refermait doucement la porte derrière lui –, la traînée de salive brillait sur son front à la lueur de la lune, fraîcheur en train de s’évaporer sur la peau.

 

 

Koop mit le sac en plastique dans sa poche, marcha jusqu’à l’arrière de la camionnette, ouvrit la portière du fond.

Son cœur battait fort, maintenant…

– Salut ! s’exclama-t-elle. (Elle se tenait à cinq mètres de lui. Rougissante ?) Je n’étais pas sûre que vous viendriez.

Elle avait peur qu’il ne lui ait posé un lapin. Il avait failli. Elle souriait, timide, elle avait peut-être un peu peur de lui, mais moins que de la solitude…

Personne aux alentours…

Maintenant, il était possédé. Les ténèbres fondirent sur lui, l’envahirent – les ténèbres, littéralement, une sorte de brouillard, une rage qui surgissait de nulle part, comme un vent vagabond. Il déroula le sac en plastique, glissa sa main à l’intérieur ; le chiffon imbibé d’éther était froid.

Avec un sourire, il dit :

– Un p’tit verre, pourquoi pas ? Allons-y. Hé ! regardez ça, là-bas !…

Il se tourna comme pour lui montrer quelque chose ; ce qui le plaça derrière elle, un peu à droite. Il l’entoura de ses bras, et la souleva de terre ; elle rua des deux pieds, comme un écureuil pris au collet, bien que, vus sous un certain angle, ils eussent pu ressembler à des amants au plus fort d’une étreinte passionnée ; quoi qu’il en soit, elle ne se débattit que peu de temps…

 

 

Sara Jensen appuya sur le bouton pour arrêter le réveil, se retourna sur le ventre, étreignant l’oreiller. Elle souriait, quand la sonnerie avait retenti. Le sourire ne s’estompa que lentement : un cauchemar étrange rôdait toujours au fond de son crâne. Elle n’arrivait pas à se le remémorer tout à fait, mais il était là, menaçant, comme un bruit de pas au grenier…

Elle inspira profondément, souhaitant se lever, sans en avoir vraiment le courage. Juste avant de se réveiller, elle avait rêvé d’Evan Hart. Celui-ci était avocat dans la branche de la société qui s’occupait des affaires boursières. Pas exactement un héros romantique, mais il était séduisant, stable, et avait un certain sens de l’humour – qu’elle le soupçonnait de mettre de côté, par crainte de l’effaroucher. Ils ne se connaissaient pas encore très bien.

Il avait de belles mains. De longs doigts solides, à la fois sensibles et forts. Il l’avait touchée une fois, sur le nez, et, dans son lit, la sensation lui revint, une petite chaleur. Hart était veuf, avec une fille en bas âge. Sa femme était morte dans un accident de voiture, quatre ans plus tôt. Depuis lors, il s’était soucié de son chagrin et d’élever sa fille. Au bureau, les ragots lui prêtaient deux brèves liaisons orageuses avec des femmes qui n’étaient pas pour lui. Il était prêt à rencontrer celle qui lui était destinée.

Et il lui tournait autour.

Sara Jensen était divorcée ; ce mariage était une erreur qui avait duré un an, juste après la fac. Pas d’enfants. Mais cette rupture avait été pour elle un choc émotif. Elle s’était jetée dans le travail, la réussite sociale. Mais à présent…

Elle sourit. Elle était prête, songea-t-elle. Quelque chose de permanent ; qui dure toute la vie. Elle s’assoupit, cinq minutes seulement, rêvant d’Evan Hart et de ses mains, un peu chaudes, un peu amoureuses…

Et le cauchemar revint. Un homme, cigarette au coin des lèvres, qui l’observait dans le noir. Elle se recroquevilla… Et la sonnerie du réveil retentit de nouveau. Sara se toucha le front, se redressa, regarda dans la pièce autour d’elle, et rejeta les couvertures, avec l’impression très nette que quelque chose clochait.

– Il y a quelqu’un ? cria-t-elle, mais elle savait qu’elle était seule dans l’appartement.

Elle alla aux toilettes, et s’arrêta sur le seuil. Quelque chose… quoi au juste ?

Le rêve ? Elle avait transpiré pendant ce cauchemar ; elle se souvenait de s’être essuyée le front d’un revers de main. Mais ça lui paraissait bizarre…

Elle tira la chasse et se dirigea vers la pièce principale avec cette image dans l’esprit : la sueur, s’essuyer le front…

Son coffret à bijoux traînait par terre au milieu de la pièce, les différents étages éparpillés autour. Elle dit à voix haute :

– Qu’est-ce que ça fait ici, ça ?

Pendant un instant, elle fut désorientée. L’avait-elle sorti la nuit précédente, s’agissait-il d’un accès de somnambulisme ? Elle fit un pas supplémentaire, et vit un petit tas de bijoux mis de côté, toutes les babioles bon marché.

Alors elle sut.

Elle recula, le choc comprimait sa poitrine, l’adrénaline se déversait à grands jets dans son sang. Sans réfléchir, elle porta le revers de sa main à son visage, à ses narines, et respira l’odeur de nicotine, et l’autre…

Quoi ?

De la salive.

– Non !

Elle avait hurlé, la bouche ouverte, les yeux écarquillés.

Elle essuya compulsivement sa main sur sa chemise de nuit, recommença, passa sa manche sur son front, qui lui semblait grouillant de fourmis. Puis elle cessa, s’attendant à le voir – surgi de la cuisine, d’un placard, ou même du tapis ou du plancher, comme un golem. Elle pivota d’un côté, puis de l’autre, et recula frénétiquement vers la cuisine, cherchant le téléphone à tâtons.

En hurlant tout le long du chemin.

En hurlant.