CHAPITRE XXI

Les camions de la télévision étaient alignés sur le trottoir devant l’hôtel de ville. Il s’était passé quelque chose.

Lucas abandonna la Porsche au parking, et retourna au bâtiment en vitesse. Un reporter du Star Tribune, un type jeune aux cheveux en brosse, s’approchait en sens inverse, un calepin à la main. Il fit un signe de tête à Lucas et lui tint la porte.

– Du neuf, dans votre affaire ? s’enquit-il.

– Rien de sérieux. Qu’est-ce qui se passe ?

– Vous n’êtes pas au courant ?

Coupe-en-brosse fit mine de le regarder à deux fois, éberlué.

– J’arrive juste.

– Vous vous souvenez du couple qui s’est fait agresser près des lacs… de la femme qui s’est fait tuer ?

– Ouais ?

– Quelqu’un d’autre a été attaqué, de l’autre côté de la rue. Il y a quatre heures de ça. Je ne vous raconte pas de salades, Lucas : j’y suis allé. À quelques mètres. Un type a surgi de nulle part et fondu sur eux comme un maniaque, en plein jour. Avec un putain de cran d’arrêt long comme le bras. Il gueulait comme dans un film d’horreur, il avait une casquette sur la tête. Mais ça n’était pas une histoire de gang. Blanc contre Blanc. Le type qui s’est fait poignarder est avocat.

– Il est mort ? demanda Lucas.

Il se détendit un poil, rien à voir avec son affaire à lui.

– Pas encore. Il s’est fait découper en lanières et a pris un coup de couteau dans le bide. Il est toujours en salle d’opération. Il avait passé la nuit chez sa petite amie. Le matin, il est sorti, et cet enfoiré lui est tombé dessus.

– Est-ce qu’elle a un mari, un ex-mari ?

– Je ne sais pas.

– Si j’étais vous, je poserais la question.

Le reporter leva son calepin, ouvert à une page couverte de gribouillis.

– Première question sur la liste. (Puis il s’exclama :) Waou !

Jan Reed traînait dans le couloir, attendant apparemment le début de la conférence de presse. Elle vit Lucas, leva le menton, sourit, se dirigea vers eux, et le reporter, sans remuer les lèvres, lâcha :

– Espèce de chien en rut !

– Moi, jamais ! marmonna Lucas.

– Lucas ! dit-elle en s’avançant. (De grands yeux. Comme des nappes d’eau bleue. Elle lui effleura le dos de sa main et lui demanda :) Est-ce que vous êtes sur cette affaire ?

Lucas se méprisait pour cela, mais il sentait le plaisir que lui procurait la compagnie de Reed envahir sa poitrine.

– Salut. Non. Mais on dirait que c’est une grosse histoire.

Il se balança sur ses chaussures, comme un joueur de basket près d’entrer sur le terrain.

Elle jeta un regard en arrière, vers la salle de presse.

– Assez spectaculaire, pour l’instant. Mais, en fin de compte, il se révélera peut-être que ça n’est qu’une histoire conjugale.

– Ça s’est passé juste en face de l’endroit où a eu lieu la précédente agression.

Elle eut un signe d’assentiment.

– Oui, c’est ça. C’est ce qui rend l’histoire intéressante. D’autre part, ce sont des Blancs.

– C’est obligatoire, maintenant, pour qu’une histoire soit juteuse ? demanda Coupe-en-brosse.

– Bien sûr que non, répondit-elle en riant. (Puis elle baissa la voix et ajouta, sur le ton de la confidence, en l’incluant dans les comploteurs :) Mais vous savez bien comment ça se passe.

Le reporter rougit jusqu’à la racine des cheveux.

– Je ferais mieux d’y aller.

– Quelle mouche l’a piqué ? demanda-t-elle en le regardant s’éloigner. (Lucas haussa les épaules.) Vous avez le temps de prendre un café ? Après la conférence de presse ?

– Hummm, fit Lucas, en la contemplant. (Pas de doute, elle lui faisait de l’effet.) Passez donc à mon bureau.

– D’accord… mais votre cravate, votre col sont de travers. Voilà…

Elle arrangea son col et sa cravate, et, bien qu’il fût à peu près certain que rien ne clochait de ce côté-là, il y prit plaisir, et la sensation l’accompagna jusqu’au bout du couloir.

Connell était le parfait contraire de Jan Reed : une grande blonde solide qui transportait une arme de la taille d’un grille-pain et considérait le rouge à lèvres comme une des manifestations du péché originel. Elle l’attendait, de grands cernes noirs sous les yeux.

– Comment vous sentez-vous ?

– Mieux. Encore un petit malaise matinal, répondit-elle pour écarter ce sujet de conversation le plus vite possible, chasser la maladie de ses préoccupations. Vous avez lu les histoires de crimes sexuels ?

– Ouais. Il n’y a pas grand-chose à glaner.

Elle avait l’air en colère : pas contre Lucas, ni contre Greave, mais contre elle-même, ou contre le monde.

– C’est pas encore cette fois qu’on va l’attraper, n’est-ce pas ? Il va falloir qu’il tue de nouveau quelqu’un pour qu’on lui mette la main dessus.

– À moins qu’on n’ait un putain coup de bol. Et je n’en vois aucun à l’horizon.

 

 

Jan Reed passa au bureau de Lucas après la conférence de presse, et ils se rendirent ensemble, par les passages aériens, jusqu’à un restaurant situé dans l’immeuble Pillsbury. Comme elle venait de s’installer dans le Minnesota, ils parlèrent du temps qu’il y faisait, des lacs, du théâtre Guthrie, et des autres villes où elle avait travaillé : Détroit, Miami, Cleveland. Ils trouvèrent une table pas trop proche des autres (Reed s’assit le dos à la porte – « On m’importune, quelquefois ») et commandèrent du café et des croissants.

– Alors, comment c’était, la conférence de presse ? demanda Lucas en fendant un croissant dans le sens de la longueur.

Reed ouvrit son calepin et y jeta un coup d’œil.

– Peut-être pas une histoire conjugale. Le type s’appelle Evan Hart. Sa petite amie a divorcé il y a sept ans. L’ex vit sur la côte Ouest, et il s’y trouvait ce matin. D’autre part, elle a dit que c’était un chic type. Qu’ils ont rompu parce qu’il était trop mou. Pas de pension alimentaire. Pas d’enfants. Une erreur de l’époque hippie. Et elle dit qu’elle n’a pas eu de liaison sérieuse depuis deux ans.

– Et Hart ? demanda Lucas. Est-ce qu’il a une ex ? Est-ce qu’il est bisexuel ? Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

– Il est veuf, répondit Reed. (Le crayon jaune dans la bouche, elle tourna les pages. Une petite mèche de cheveux lui tomba sur les yeux et elle l’écarta ; Weather le faisait aussi.) Sa femme s’est tuée dans un accident de voiture. Il est avocat et exerce pour le compte d’une firme de courtage en Bourse, quelque chose en rapport avec les actions émises par la municipalité. Il ne vend rien, ça ne vient donc pas de là. Il n’a jamais ruiné personne.

– On n’a pas l’impression qu’il s’agisse d’un fou, pourtant. On dirait que ce type avait une raison d’être enragé.

– Oui, on dirait. Mais Jensen est dans tous ses états. L’autre agression s’était déroulée sous ses fenêtres.

– Exact. Jensen, c’est sa petite amie ? Elle est venue à la conférence de presse ?

– Ouais. Elle était là. Sara Jensen. Intelligente. Bien balancée, patronne de sa propre agence boursière, elle doit se faire dans les deux cent mille par an. S’habille en conséquence. Elle a des vêtements sensationnels – sans doute achetés à New York. Elle était vraiment en colère. Elle veut qu’on mette la main sur l’agresseur. En fait, on aurait dit qu’elle voulait sa peau, comme si elle était venue demander aux flics de le trouver et de le tuer.

– C’est une histoire très étrange. Les types de la criminelle doivent déjà en baver…

La conversation se poursuivit, sur d’autres sujets, Lucas y prenait plaisir, riait. Reed était jolie, amusante, et avait passé pas mal de temps dans la rue. Ils avaient ça en commun. Puis elle dit quelque chose à propos des gangs. Les gangs, c’était un mot de code pour dire les Noirs, et, pendant qu’il parlait, il se grava dans un coin du cerveau de Lucas. Reed, pensa-t-il au bout d’un moment, avait peut-être un beau cul et des yeux splendides, mais elle était un peu raciste. Le racisme devenait à la mode chez les gens raffinés, du moment qu’on l’exprimait avec assez de subtilité. Sauter une raciste, est-ce que c’était immoral ? Et si elle ne prenait pas son pied, mais vous, si ?…

Il souriait et hochait la tête et Reed parlait de quelque chose de sexuel, mais sans danger, la liaison, qui défrayait la chronique, entre une présentatrice et un cameraman, dont les rencontres avaient lieu dans un camion de la télévision, aux ressorts en mauvais état.

– … Ils étaient dans Summit Avenue, devant la résidence du gouverneur, tout le monde entrait pour aller au bal, et un camion géant avec le logo TV3 sur le côté est pratiquement en train de sauter sur place, et le mari est devant, sur le trottoir, à faire les cent pas en la cherchant.

Reed jouait avec le couteau à beurre en bavardant, et ses doigts tournoyaient, une majorette et son bâton.

Comme Junky Doog, pensa Lucas. Qu’avait répondu Junky quand Greave lui avait demandé pourquoi un homme se mettait à découper les femmes en morceaux ? « Parce que les femmes font exprès de t’exciter. C’est pour ça. Peut-être parce que tu as vu une femme et qu’elle a commencé à t’exciter. Te mettre le grappin dessus, t’attraper par la queue… »

La Société de Jésus. SJ.

Ou bien…

Lucas demanda brusquement, en se redressant sur son siège :

– Comment est-ce que se présentait la blessure ?

– Quoi ?

Il lui avait coupé la parole au milieu d’une phrase.

– Celle du type de ce matin ? précisa Lucas avec impatience.

– Euh… on l’a poignardé à l’estomac, répondit Reed, surprise par la rudesse soudaine de sa voix. Deux ou trois fois. Il était vraiment en mauvais état. Je suppose qu’ils sont encore en train de le rafistoler en salle d’opération.

– Avec un cran d’arrêt. Le môme du Strib a dit que c’était un cran d’arrêt.

– C’est ce qu’a rapporté un témoin. Pourquoi ?

– Il faut que j’y aille, dit Lucas en regardant sa montre.

Il jeta une poignée de dollars sur la table.

– Je suis désolé, mais il faut que je fonce. Je m’excuse…

À présent, elle avait vraiment l’air abasourdie, mais il se mit à courir, dès qu’il fut hors de vue. Son bureau était fermé, il n’y avait personne aux alentours. Il descendit le couloir jusqu’à la brigade criminelle et trouva Anderson en train de manger un sandwich œufs-crudités à son bureau.

– Est-ce que vous avez vu Connell ?

– Oui, elle vient d’aller aux toilettes dames.

Il avait un morceau de blanc d’œuf sur la lèvre.

Lucas se rendit aux toilettes dames et poussa la porte.

– Connell ? cria-t-il. Meagan ?

Au bout d’un moment une voix résonna entre les murs de faïence. Un « Ouais ? » émis à contrecœur.

– Venez voir !

– Mon Dieu…

Elle mit deux minutes à sortir, Lucas marchait de long en large dans le couloir, en essayant de garder la tête froide. C’était très improbable, pensait-il. Mais la blessure avait l’air d’être du même genre…

Connell sortit enfin, enfonçant sa chemise dans sa jupe.

– Quoi ?

– Le type qui s’est fait agresser ce matin… Il s’est fait ouvrir l’estomac par un type armé d’un cran d’arrêt.

– Lucas, la victime était un homme, ça s’est passé en plein jour, ça ne correspond à rien…

Elle n’avait pas l’air de saisir.

– Il avait passé la nuit chez Sara Jensen.

Elle n’avait toujours pas l’air de saisir.

Lucas dit :

– SJ.