CHAPITRE XXXII

Lucas rôdait au rayon des accessoires masculins, derrière un présentoir de portefeuilles tournant, prenant soin de ne pas perdre de vue le haut de la tête de Koop. Il portait une serviette en cuir gras. Koop s’attardait au rayon des vêtements pour hommes, les mains dans les poches, sans toucher à rien, ni s’intéresser à quoi que ce soit.

Le signal électronique retentit. C’était Connell.

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il tue le temps, répondit Lucas. (Une petite dame d’un certain âge s’arrêta pour le regarder et il se détourna.) Vous le voyez ?

– Il est à deux allées de distance.

– Attention ! Vous êtes trop près. Sloan ?

– Ouais, je l’ai dans le collimateur. Je vais me diriger vers la sortie nord. C’est la plus proche. Je vais le suivre dans le couloir aérien s’il prend cette direction-là.

– Bien. Del ?

– J’arrive aux vêtements pour hommes. Je ne le vois pas, mais je m’approche de Connell. Je la vois.

– Vous êtes tout près de lui. Il est derrière l’étalage de chemises, pépia Connell.

– Excusez-moi, pourriez-vous me dire où se trouvent les peignoirs pour hommes ?

Lucas fit volte-face et baissa les yeux sur la petite dame d’un certain âge. Elle avait des boucles qui s’enroulaient autour des oreilles comme un agneau, et de petites lunettes aux verres épais.

– Près du pilier où vous pouvez voir le panneau sortie.

– Merci, fit-elle, avant de s’éloigner cahin-caha.

Lucas traversa la boutique Ralph Lauren et pénétra dans la boutique Guess. Une blonde en robe noire s’avança vers lui :

– Évasion ?

– Quoi ?

Il fit un pas vers elle. Elle recula et brandit une bouteille cylindrique comme pour se défendre.

– Un coup de vaporisateur ?

Du parfum pour hommes.

– Oh ! non, je suis désolé, s’excusa Lucas, en poursuivant sa route.

La femme le suivit du regard.

Koop se déplaçait, et Connell l’appela.

– Il se dirige vers la porte nord. Toujours aussi lent.

– Ça y est, je l’ai repéré ! annonça Lucas.

Sloan :

– Je m’engage dans le couloir aérien.

– Je vais prendre la place de Sloan, prévint Del. Meagan, vous avez été la plus exposée, ou bien vous allez loin devant, ou vous restez en arrière.

– Il est trop tôt pour prendre le couloir aérien devant lui, lui fit observer Connell. Je reste derrière.

– Je reste en liaison avec vous, dit Lucas.

Il avança jusqu’à une vitrine qui présentait des serviettes Coach et put contempler le dos de Koop. Celui-ci s’était arrêté de nouveau, à dix mètres tout au plus, et enfonçait le doigt dans une rangée de blousons de cuir. Lucas fit un pas en arrière, concentré sur Koop, quand une main lui accrocha le coude. Un jeune homme en costume se trouvait dans son dos, flanqué d’un second, sur la gauche. La vendeuse de parfums était derrière eux.

– Puis-je vous demander ce que vous faites ? demanda le type en costume.

Un membre de la sécurité du magasin, un dur, aux dents plombées. Lucas recula brutalement derrière l’étalage, hors de vue de Koop, les deux vigiles trébuchant pour le suivre. La poigne de l’homme de la sécurité se resserra sur le bras de Lucas.

– Je suis un flic de la brigade criminelle de Minneapolis en mission de surveillance, expliqua-t-il, la voix basse et coupante comme une hachette. (Il plongea la main dans sa poche, sortit l’étui de son insigne et l’ouvrit.) Si vous me faites repérer, je vais vous arracher les testicules et vous les enfoncer dans les oreilles.

– Doux Jésus !

L’homme de la sécurité contempla l’écouteur à l’oreille de Lucas, puis son visage, et l’expression de ce qui semblait être de la rage. Il pâlit.

– Désolé.

– Foutez le camp de ce coin du magasin tous autant que vous êtes ! (Il pointa le doigt dans la direction opposée.) Allez par là. Allez-y séparément. Ne marchez pas dans les allées et ne regardez pas en arrière.

 

 

Roux ne vivait plus. Savoir Connell en première ligne l’effrayait tellement qu’elle avait même songé à se remettre aux Gauloises.

Mais Jensen était venue la voir la veille, habillée d’un costume qui indiquait clairement sa position sociale, portant une serviette en cuir du même calibre, et elle n’y était pas allée par quatre chemins : le seul moyen de prendre le tueur, c’était de lui tendre un piège.

Roux, coincée entre le marteau et l’enclume, avait choisi l’enclume.

– Merci, avait dit Connell à Jensen en sortant dans le couloir. Il faut du cran, pour accepter de faire ça.

– J’ai tellement envie d’avoir sa peau que ça me fait mal aux dents, avait répliqué Jensen. Quand est-ce qu’il est libéré ?

– Demain matin, avait répondu Connell, son regard devenant vague comme si elle contemplait le futur.

– Et vous ? reprit Jensen à l’intention de Lucas. Est-ce que je vous ai dit que vous me rappeliez mon frère aîné ?

– Il doit avoir beaucoup d’allure, ironisa Lucas.

– Bon Dieu ! je suis malade et ce mec fait tout pour m’enfoncer ! grogna Connell. Cette nausée est insupportable…

Ils n’avaient pas lâché Koop d’une semelle depuis qu’il avait quitté la prison. Ils l’avaient raccompagné chez lui, et quasiment bordé au moment de se mettre au lit. La filature se passait entièrement à vue : tous les dispositifs émetteurs avaient été temporairement enlevés de la camionnette. En réfléchissant sur son arrestation, Koop finirait peut-être par se demander comment ils l’avaient retrouvé et coincé dans ce magasin d’alcools.

Le lendemain, il était sorti de chez lui plus tôt que d’habitude. Il était allé au gymnase pour s’entraîner. Puis il avait roulé jusqu’à un parc, et s’était mis à courir. Un vrai cauchemar. Ils n’avaient pas prévu ça, ils étaient tous en chaussures de ville. Ils l’avaient perdu de vue une demi-douzaine de fois, mais pas plus d’une minute ou deux chaque fois, quand il courait sur les collines.

– Il ne faut pas prendre ce type à la légère, dit Lucas en le regardant revenir au pas de course à sa camionnette. Il vient de courir quatre kilomètres et demi à fond de train. Il y a des boxeurs professionnels en plus mauvaise forme que ça.

– J’en fais mon affaire, lança Connell.

– Sornettes.

Le Ruger était glissé dans une poche de son sac, et elle le sortit d’un seul mouvement continu. Elle avait de grandes mains. Elle actionna le magasin.

– Je le ferai, insista-t-elle.

Après le parc, Koop était retourné chez lui, où il était resté une heure, avant de sortir de nouveau et de finir par entraîner toute l’équipe à sa suite dans les couloirs aériens, jusque chez Jensen.

 

 

– Où va-t-il ? demanda Connell, quand Lucas la rattrapa. (Elle lui prit le bras, leur donnant à tous les deux un aspect différent, celui d’un couple dans la foule.) Ça y est, il va chez elle ?

– Il en prend le chemin, lui indiqua Lucas. (Ils se rapprochaient un peu trop, et il l’obligea à se retourner, parla dans la radio.) Sloan, Del, il est à vous, maintenant. Il arrive.

– Il est cinq heures moins dix, dit Connell. À peu près l’heure où elle sort du boulot.

Sloan appela.

– Où est-il ?

Del :

– Il s’est arrêté au milieu, il regarde la rue.

Lucas tira Connell sur le côté.

– Marchez jusqu’à l’entrée, jetez un coup d’œil. S’il regarde par ici, ne revenez pas.

Elle hocha la tête, prit l’allée qui menait au couloir aérien, jeta un regard sur la gauche, continua à avancer dans la même direction, tourna la tête en arrière.

– Il regarde dehors, c’est tout.

Elle attendit un peu, et revint vers Lucas, non sans avoir lancé un nouveau coup d’œil dans le couloir aérien.

– Il bouge, indiqua-t-elle à la radio.

– Je l’ai, annonça Del. Il est sorti du couloir aérien.

– J’arrive, prévint Lucas. Rendez-vous aux bureaux de Raider-Garrote, dans l’immeuble des opérations boursières.

Un autre grand magasin les en séparait, mais Koop ne s’attarda pas. Il avançait vite, à présent, en regardant sa montre. Il traversa le couloir aérien suivant, Sloan loin devant lui. Del bifurqua, puis courut jusqu’au prochain couloir aérien pour traverser parallèlement à Koop, en se retournant de temps en temps vers l’équipe de surveillance.

Lucas et Connell se séparèrent, à nouveau célibataires. Connell portait son énorme sac d’une seule main comme un porte-documents. Lucas mit un chapeau.

– Sloan ?

– Ça se précise, mon vieux, répondit Sloan, d’une voix essoufflée. Il va se passer quelque chose. Je dépasse les bureaux de Raider-Garrote. Je vais rester là, au cas où il chercherait à entrer et à faire des siennes.

– Bon Dieu ! Del, magne-toi !…

– J’arrive, j’arrive !…

Connell revint vers Lucas.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

– On s’approche, mais pas trop. Je vais appeler Sara.

Connell s’éloigna, la main posée sur le sommet de son sac. Lucas tâtonna dans sa poche de poitrine, sortit le téléphone cellulaire, appuya sur le bouton des numéros en mémoire et le chiffre 7. Un peu plus tard, la sonnerie retentit et Jensen décrocha.

– Ça y est ! dit Lucas. Il est devant votre porte. Évitez de le regarder dans les yeux si vous pouvez faire autrement.

Il verrait dans votre regard le piège qu’on est en train de lui tendre.

– D’accord. J’étais sur le point de m’en aller.

Elle avait parlé sur un ton calme ; il avait l’impression qu’un petit sourire se dissimulait dans sa voix.

– Vous prenez l’ascenseur vers le haut ?

– Comme toujours.

 

 

Lucas appela les trois autres, leur expliqua la situation. Del arriva et ils démarrèrent tous en même temps. Sloan les interrompit :

– Le voilà. Connell est juste derrière lui.

– On arrive, l’avertit Lucas. Del y va le premier. Sloan, tu ferais mieux de sortir de son champ de vision. Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il regarde dans les bureaux par les portes vitrées… J’aperçois Connell…

 

 

Del titubait devant, le parfait rôdeur de couloir aérien, un peu saoul, nulle part où aller, le genre qui reste à l’intérieur jusqu’à ce que les boutiques soient fermées, et qui sort dans la rue, à la nuit tombée. Les gens détournaient les yeux de lui, ou bien leurs regards le traversaient sans le voir, mais il ne retenait l’attention de personne.

– Je viens de le croiser, fit-il à Lucas. Il regarde à l’intérieur comme s’il essayait de lire les chiffres aux tableaux d’affichage. Jensen s’apprête à sortir.

– Moi, je viens de le dépasser, signala Sloan. Del, tu ferais mieux de rester à l’écart une minute.

– J’arrive, dit Lucas.

Il y eut un moment de silence. Lucas était un peu trop en évidence, traînant dans le couloir aérien, et il traversa, se dirigeant vers un kiosque à journaux découpé comme une entaille dans la cloison du couloir. Sloan intervint à la radio.

– Jensen est sortie. Il s’éloigne en prenant le même chemin que moi, il vient vers toi, Lucas.

– Je vais au kiosque. Je lui emboîte le pas quand il passe.

Un peu plus tard, Sloan appela :

– Bon Dieu ! Lucas, planque ta radio ! Je crois qu’il arrive.

Lucas l’éteignit, la glissa dans une poche, prit un exemplaire de The Economist, l’ouvrit, tourna le dos à l’entrée. Une seconde plus tard, Koop pénétra dans le kiosque et regarda autour de lui. Lucas lui jeta un regard en coin. La boutique était juste assez grande pour eux deux et l’adolescente qui s’ennuyait derrière le comptoir vitré où étaient exposés les chewing-gums et autres sucreries. Koop prit un magazine, le feuilleta. Lucas sentit que celui-ci se tournait vers le couloir aérien, jetant un nouveau coup d’œil dans la direction du tueur. Koop avait le dos tourné, et il regardait par-dessus le magazine. Il attendait Jensen.

Sloan passa sans s’arrêter. Koop était assez proche pour que Lucas puisse respirer la légère odeur qui émanait de lui, la sueur de l’athlète vieillissant. Les gens défilaient devant le kiosque, tandis que les bureaux fermaient les uns après les autres dans l’immeuble. Certains portaient encore l’uniforme des années quatre-vingt, complet bleu et chaussures de jogging, pour aller courir après le boulot. Koop ne jeta pas un regard vers Lucas : son attention était entièrement concentrée sur le couloir aérien.

Un homme entra.

– Donnez-moi un paquet de Marlboro et une boîte de mouchoirs en papier.

La jeune fille lui remit les articles voulus, il paya, ouvrit le paquet de cigarettes, et les jeta dans la poubelle, n’en gardant que deux, avant de s’éloigner.

– Il ne veut pas que sa femme le sache, expliqua la jeune fille à Lucas.

– Je suppose.

Merde ! Koop allait le regarder.

Celui-ci n’en fit rien. Il remit le magazine sur le rayon où il l’avait trouvé et se précipita au-dehors. Lucas regarda dans sa direction. Dans le couloir aérien, il vit les cheveux blonds de Connell et les cheveux noirs de Jensen. Il posa son magazine à son tour, et emboîta le pas à Koop. Il put à nouveau se servir de la radio.

– Ils viennent vers toi, Sloan. Où es-tu, Del ?

– J’arrive par-derrière. Sloan m’a dit que tu étais coincé, alors je suis resté en arrière au cas où il aurait pris cette direction-là. J’arrive.

– Ascenseurs ! grogna Connell.

– J’arrive, répondit Lucas. Del, Sloan, prenez l’ascenseur tout de suite.

Sloan et Del accusèrent réception, et Lucas ajouta :

– Greave, vous êtes prêts ?

– On est prêts.

Ils étaient dans la fourgonnette, dans la rue.

– Ascenseur, dit Lucas.

Il sortit le récepteur de son oreille, le mit dans sa poche.

Koop était face à la porte de l’ascenseur, attendant qu’il revienne. Il serait le premier à y monter. Quatre autres personnes l’attendaient, Connell et Jensen comprises. Cette dernière se trouvait juste derrière le large dos de Koop, les yeux posés sur la naissance du cou. Connell était à côté d’elle. Lucas se faufila devant Connell.

Le signal lumineux devint blanc, et les portes coulissèrent. Koop entra, appuya sur un bouton. Lucas pénétra dans la cabine d’ascenseur juste derrière lui, se tourna de l’autre côté, et appuya sur le bouton correspondant à l’étage de Jensen. Connell se glissa du côté opposé à Lucas, dans un coin où Koop ne pouvait distinguer son visage. Lucas était au fond de l’ascenseur, tourné de trois quarts vers Connell. Pas une seule fois Koop ne les avait regardés en face, mais il n’était pas question de répéter la manœuvre avant au moins deux jours.

Jensen entra en dernier, avec une autre femme, se plaça devant Koop. Les portes se refermèrent et l’ascenseur démarra. Lucas ne pouvait pas voir Koop. Il dit à Connell :

– Longue journée.

Elle répondit :

– Comme toujours… Je crois que Del a attrapé un rhume.

Conversation d’ascenseur. La femme à côté de Jensen se tourna pour regarder Lucas, et Jensen recula un peu, sa croupe vint cogner l’entrejambe de Koop.

– Désolée…, marmonna-t-elle, en jetant un coup d’œil vers lui.

Lucas et Connell sortirent derrière elle. Les portes se refermèrent et Koop monta encore. Il était garé au septième.

– J’ai vu ce que vous avez fait, dit Connell en souriant. Vous êtes une salope diabolique.

– Merci.

– Ne recommencez pas, lui conseilla Lucas en marchant à sa voiture. Pour l’instant, on tient le bon bout. Si on en fait un peu trop, on est baisés.

 

 

Koop suivit Jensen jusqu’à un petit centre commercial ; attendit dehors pendant qu’elle faisait ses courses.

– Il va le faire ! lança Connell. (Elle parlait d’une voix à la fois sinistre et ravie, comme le survivant d’une catastrophe aérienne, brûlé au troisième degré.) Il n’a pas quitté la porte des yeux depuis qu’elle est entrée. Il est complètement fasciné. Il va le faire.

Koop suivit Jensen jusqu’à son appartement, un essaim de flics autour de lui, devant, derrière, dans les rues parallèles, à tour de rôle. Jensen entra dans le parking. Koop s’arrêta, observa les alentours pendant plusieurs minutes sans bouger de son véhicule, puis se mit à errer sur les Interstates. Il fit un tour complet des Cités jumelles, par l’I-494 et l’I-694.

– Retournes-y, salopard ! sifflait Connell. Retournes-y.

À neuf heures, ils s’arrêtèrent à un feu, et regardèrent deux hommes d’âge moyen sur un parcours de golf handicap trois. L’un avait les cheveux blancs, l’autre une coupe en brosse, ils essayaient de jouer dans les dernières lueurs du jour qui déclinait rapidement. Coupe-En-Brosse manqua le trou à soixante centimètres, Lucas secoua la tête, et Koop redémarra.

Dix minutes plus tard, il était sur l’Interstate 35, cap au nord. Sur la boucle du périphérique qui ramenait vers Minneapolis – et ensuite, tel un satellite à l’orbite dégradée, il reprit lentement la direction de l’appartement de Jensen.

– Il y va ! fit Lucas. Je vous lâche, je vais y aller de mon côté, j’y serai avant lui. S’il change de destination, prévenez-moi.

Il suivit un itinéraire qui le faisait passer par des rues écartées. Connell appela Jensen sur le téléphone cellulaire. Une minute plus tard, ils pénétraient sur le parking de Jensen, et abandonnaient la voiture.

– Où est-il ? demanda Lucas, à la radio.

– Il approche, répondit Greave. (Greave était dans la fourgonnette.) Je crois qu’il cherche une place.

– Tous à vos postes ! ordonna Lucas.

Puis l’ascenseur arriva, Connell et lui y montèrent. Jensen était à sa porte.

– Il va venir ?

– Peut-être, répondit Lucas, en entrant dans l’appartement. Il est là, dehors.

– Il va venir, dit Connell, je le sens. Il va venir.