CHAPITRE VI

Weather n’était pas à la maison. Lucas réprima un accès d’inquiétude : elle aurait dû rentrer une heure plus tôt. Il prit le téléphone, mais il n’y avait pas de message sur le répondeur, et il raccrocha.

Il retourna dans la chambre, tirant sur sa cravate pour s’en débarrasser. La pièce avait un parfum presque subliminal de Chanel n° 5, auquel se mêlait une très faible odeur de vernis. Elle venait d’acheter des meubles en bois, très simples, à la ligne élégante. Il grommela. Son ancien mobilier était très bien, il l’avait depuis des années. Elle n’avait rien voulu entendre.

– Tu as un lit vieux de vingt ans qui a l’air d’avoir été pilonné à mort par toutes sortes de femmes inconnues – je ne poserai pas de questions –, et il est dépourvu de tête-de-lit, alors il trône là tout seul comme une rampe de lancement. Ça ne t’arrive jamais de lire au lit ? Tu as entendu parler des lampes de chevet ? Ça ne te dirait rien d’avoir des oreillers dignes de ce nom ?

Peut-être, si quelqu’un d’autre se chargeait de les acheter.

Sa vieille commode, ajouta-t-elle, avait l’air de venir de l’Armée du Salut.

Il ne le lui avait pas signalé, mais elle avait vu juste.

Elle n’avait rien dit pour son fauteuil. Le fauteuil était plus ancien que le lit, acheté dans une vente aux enchères après la mort d’un professeur de St. Thomas qui avait laissé cet objet derrière lui. Il était massif, confortable, en imitation cuir. Elle avait cependant mis au rebut un deuxième fauteuil dont l’un des bras était maculé – Lucas ne se rappelait plus quelle substance était à l’origine des taches, il savait juste que ça s’était passé pendant un match des Vikings contre les Packers –, et l’avait remplacé par un divan d’amoureux très confortable.

– Si on se met à regarder la télévision sur nos vieux jours, il faut qu’on soit assis l’un près de l’autre, avait-elle dit. La première chose que font les hommes quand ils ont une télévision, c’est de coller deux fauteuils pour somnoler devant l’écran et une petite table au milieu pour les bières et les pizzas. Je jure devant Dieu que je ne permettrai jamais ça chez moi.

– Ouais, ouais, touche pas à mon fauteuil, c’est tout, avait répondu Lucas.

Il avait dit ça d’un ton léger, mais il commençait à s’inquiéter.

Elle l’avait compris.

– Le fauteuil n’a rien à craindre. Il est moche, mais il n’a rien à craindre.

– Moche ? On fait des gants… dans cette matière.

– Vraiment ? On fait des gants avec des sacs poubelles ?

 

 

Weather Karkinnen était chirurgien. C’était une petite femme à la trentaine bien sonnée, des traînées blanches commençaient à parsemer ses cheveux blonds. Elle avait des yeux bleu foncé, des pommettes hautes, et une large bouche. Elle avait un air vaguement russe, pensait Lucas. Ses épaules étaient larges pour sa taille, ses muscles élancés et nerveux ; au squash, elle avait un service foudroyant, et pouvait renvoyer n’importe quelle balle. Il aimait la regarder bouger, il aimait la regarder au repos, quand elle essayait de résoudre un problème. Il aimait même la regarder dormir, parce qu’elle le faisait à fond, comme un chaton.

Quand Lucas pensait à elle, ce qui pouvait lui arriver à n’importe quel moment, c’était toujours la même image qui lui venait à l’esprit : Weather tournant la tête vers lui pour le regarder, souriante, une simple perle se balançant juste au-dessus de l’épaule.

Il fallait qu’il l’épouse, songeait-il. Elle l’avait prévenu.

– Ne me demande pas en mariage tout de suite.

– Pourquoi ? Tu dirais non ?

Elle avait enfoncé son index dans le nombril de Lucas.

– Non. Je dirais oui. Mais ne fais pas ta demande tout de suite. Attends un peu.

– Jusqu’à quand ?

– Tu sauras le moment venu.

Alors il n’avait pas fait sa demande ; et, quelque part au fond de lui, il avait peur, il était soulagé. Est-ce qu’il voulait rompre ? Il ne s’était jamais senti aussi proche de quelqu’un auparavant. C’était différent de tout ce qu’il avait connu. C’était parfois… effrayant.

Lucas était en caleçon quand le téléphone sonna dans la cuisine. Il prit le combiné silencieux dans la chambre et dit :

– Ouais ?

– Officier Davenport ?

C’était Connell. Elle avait la gorge serrée.

– Meagan, vous pouvez m’appeler Lucas, répondit-il.

– D’accord. Je voulais vous dire, euh, ne balancez pas encore vos dossiers, sur l’affaire.

On distinguait derrière elle un bruit assourdi, étrange, martelé. Il avait déjà entendu ça, mais il était incapable de se souvenir de ce que c’était.

– Quoi ?

– J’ai dit : ne balancez pas vos dossiers.

– Qu’est-ce que vous racontez, Meagan ?

– On se voit demain. D’accord ?

– Meagan… ?

Mais elle avait raccroché.

Lucas contempla le téléphone, fronça les sourcils, secoua la tête, et raccrocha. Il fouilla dans la nouvelle commode, trouva un short de course à pied, prit un sweat-shirt sans manches qu’il jeta sur un panier d’osier avant de l’enfiler et de s’arrêter au beau milieu de la manœuvre, un seul bras engagé dans une manche. Le bruit sourd et martelé qu’il avait entendu derrière Connell, c’était des claviers d’ordinateurs. Où qu’elle ait pu être, il y avait trois ou quatre personnes en train de taper sur des claviers dans un rayon de quelques mètres. Elle était peut-être dans son bureau, bien que l’heure soit tardive.

Elle pouvait aussi se trouver à la rédaction d’un quotidien.

Ou dans une station de télévision.

 

 

Son raisonnement fut interrompu par le bruit de la porte du garage en train de se lever. Weather. Sa poitrine fut libérée d’un petit poids. Il passa le sweat-shirt par-dessus sa tête, prit ses chaussettes et ses chaussures de course à pied à la main et traversa la maison pieds nus.

– Hé.

Elle avait fait un arrêt frigo à la cuisine pour prendre un soda. Il l’embrassa sur la joue.

– Tu faisais quelque chose de bien ?

– J’ai regardé Harrison et Mac Rinney charcuter gratuitement un gamin hémiplégique, répondit-elle en ouvrant la boîte de soda.

– Intéressant ?

Elle posa son sac sur le buffet de la cuisine et se tourna vers lui : elle avait le visage un peu de travers, comme si elle avait fait carrière dans la boxe professionnelle avant de s’orienter vers la médecine. C’était un visage qu’il adorait. Il se souvenait de la façon dont il avait réagi la première fois qu’il lui avait parlé, au beau milieu de l’horreur, le théâtre carbonisé d’un crime de sang dans le nord du Wisconsin : elle n’était pas très jolie, avait-il pensé alors, mais elle était très séduisante. Un peu plus tard, elle lui avait tailladé la gorge avec un couteau de poche…

Maintenant, elle hochait la tête.

– Durant quelques moments critiques, je n’ai pas pu voir distinctement ce qui se passait – il s’agissait essentiellement d’enlever pas mal de graisse, ce qui est assez délicat. Ils avaient un double microscope d’opération, alors j’ai quand même réussi à voir en partie le boulot d’Harrison. Il s’est débrouillé pour faire cinq nœuds autour d’une artère pas beaucoup plus grosse qu’un brin de paille.

– Tu saurais le faire ?

– Peut-être, répondit-elle, sur un ton sérieux.

Il n’avait à présent plus rien à apprendre sur les instincts compétitifs des chirurgiens. Il savait comment s’y prendre pour la provoquer.

– Éventuellement, mais… tu cherches à me provoquer.

– Peut-être.

Elle s’arrêta, recula d’un pas et le regarda, réagissant à une note particulière dans la voix de Lucas.

– Il s’est passé quelque chose ?

Il haussa les épaules.

– J’ai eu une affaire assez intéressante sur les bras, cet après-midi, pendant environ un quart d’heure. C’est fini, maintenant, encore que… je ne sais pas.

– Intéressant ? s’inquiéta-t-elle.

– Ouais, il y a une femme qui travaille pour le BCA, et pense qu’on a affaire à un tueur en série. Elle est un peu cinglée, mais elle a peut-être raison.

Maintenant, elle s’inquiétait pour de bon. Elle alla vers lui.

– Je ne veux pas que tu te fasses encore amocher par un maniaque.

– C’est fini, je pense. L’affaire n’est plus de notre ressort.

– Ah bon ?

Lucas lui expliqua tout, y compris l’étrange appel de Connell, plus tôt dans la soirée. Weather écouta avec attention tout en finissant son soda.

– Tu crois qu’elle va faire quelque chose ? l’interrogea-t-elle quand il eut achevé son récit.

– C’est ce qu’il m’a semblé. J’espère qu’elle ne va pas se brûler à ce jeu-là. Bon, viens, on va courir.

– On pourra descendre à Grand et manger des glaces, après ?

– Seulement si on fait six kilomètres.

– Mon Dieu, tu es dur.

 

 

Après la tombée de la nuit, après la course à pied et les glaces, Weather se mit à consulter des notes pour une opération prévue le matin suivant. Qu’elle opérât si souvent impressionnait Lucas. Sa connaissance de la chirurgie était fondée sur ce qu’il voyait à la télévision, où les opérations n’étaient entreprises qu’en cas de force majeure, après une étude approfondie, et présentaient toujours des risques. Avec Weather, c’était la routine. Elle opérait presque tous les jours, parfois à deux ou trois reprises dans la même journée. « Quand on veut être chirurgien, il faut pratiquer beaucoup », disait-elle. Elle se couchait à dix heures, et se levait à cinq heures et demie.

Lucas vaqua un moment à ses occupations, puis se mit à arpenter la maison, avant de finir par descendre au sous-sol chercher une petite arme de poing non réglementaire, qu’il glissa dans sa ceinture, enfilant sa chemise de golf pardessus.

– Je vais sortir un moment, dit-il.

Weather, installée sur le lit, leva les yeux.

– Je croyais que l’affaire était classée.

– Je recherche un type.

– Alors, fais attention.

Elle parlait avec un crayon entre les dents. Elle était charmante, mais il repéra une minuscule lueur d’inquiétude dans ses yeux.

Il sourit et dit :

– Te fais pas de bile. Quand il y aura un risque, je t’en parlerai aussitôt.

– D’accord.

La maison de Lucas était située sur la rive est du Mississippi, dans un quartier tranquille où se dressaient quelques chênes, où des érables et des frênes venaient remplacer des ormes moribonds. Le soir, les rues étaient pleines de joggers de la classe moyenne qui tentaient de raffermir des chairs avachies par le travail de bureau, et de couples qui se promenaient main dans la main dans des allées mal éclairées. Quand Lucas s’arrêta dans la rue à la sortie du garage pour changer de vitesse, il entendit s’élever le rire d’une femme à proximité ; il faillit retourner voir Weather.

Refusant de céder à cette impulsion, il prit la direction du pont du lac Randolph, traversa le Mississippi, et, un kilomètre et demi plus tard, il s’était enfoncé profondément dans Lake Street. Il dépassa les bars à entraîneuses, les sex-shops, les boutiques offrant de la pacotille bas de gamme, les loueurs de mobilier, les officines d’encaissement de chèques, et les fast-foods de dernière catégorie qui s’étendaient sur un paysage agressivement affreux d’enseignes aux lumières chiches. Des enfants traînaient dans le secteur à toute heure du jour et de la nuit, se mêlant aux banlieusards venus chercher de la coke, aux dealers, aux agents d’assurances en costumes élimés, et aux quelques âmes égarées de Saint Paul qui cherchaient désespérément un raccourci pour rentrer à la maison. Deux flics de patrouille s’arrêtèrent près de la Porsche à un feu et l’examinèrent attentivement, en pensant : c’est un trafiquant de drogue. Il baissa sa vitre, le conducteur du véhicule sourit et dit quelque chose. Le flic qui était sur le siège passager baissa sa vitre à son tour et demanda :

– Davenport ?

– Ouais.

– Belle bagnole, mon vieux.

Le conducteur s’exclama, derrière son collègue :

– Hé mec, t’as pas un petit caillou de crack ? Ça serait pas de refus, tu vois.

 

 

Franklin Avenue était aussi mal famée que Lake Street, mais plus sombre. Lucas sortit de sa poche un morceau de papier, alluma la veilleuse, vérifia l’adresse qu’on lui avait donnée pour Junky Doog, et se mit à la chercher. La moitié des immeubles étaient dépourvus de numéro. Quand il trouva où c’était, il y avait de la lumière aux fenêtres et une demi-douzaine d’individus assis devant, sous le porche.

Lucas se gara, sortit de la voiture, et la conversation cessa. Il s’arrêta au milieu du trottoir défoncé.

– Est-ce qu’un type du nom de Junky Doog habite ici ?

Une Indienne corpulente se leva lourdement de sa chaise de jardin.

– Non. C’est toute ma famille qui vit ici, maintenant.

– Est-ce que vous le connaissez ?

– Non, monsieur le policier. (Elle était polie.) Ça fait presque quatre mois qu’on est installés, et on n’a jamais entendu ce nom-là.

Lucas fit un signe de tête.

– D’accord.

Il la croyait.

 

 

Lucas se mit à écumer les bars, à parler aux clients et aux barmen. Il était resté longtemps à l’écart, loin de la rue, les acteurs avaient changé. De temps en temps, on le reconnaissait dans la foule, on prononçait son nom, on lui tendait la main : les noms et les visages lui revenaient en mémoire, mais les informations étaient maigres.

Il s’apprêtait à rentrer chez lui, mais vit sur le chemin l’enseigne du Blue Bull dans une rue latérale, et décida de faire un dernier arrêt.

Une demi-douzaine de voitures étaient garées dans un ordre bizarre autour du parking du bar, comme si on les avait abandonnées pour courir aux abris pendant un bombardement. Les vitres du Blue Bull étaient passées au mercure, afin que les tenanciers puissent voir les gens venir du parking sans être vus eux-mêmes. Lucas laissa la Porsche devant une bouche d’incendie, respira l’air de la nuit – créosote et goudron –, et entra.

Le Blue Bull pouvait se permettre d’être bon marché, disait son propriétaire, parce qu’il limitait les faux frais. Il les limitait en ne réparant jamais rien. Les sillons qui creusaient la table de billard permettaient à une boule d’atterrir dans une poche de coin en décrivant un arc de cercle de trente degrés. Les ventilateurs du plafond n’avaient pas bougé de là depuis les années soixante. Le juke-box avait rendu l’âme au milieu d’un disque de Guy Lombardo et il trônait toujours au même endroit.

Le décor mural ne changeait pas, lui non plus : un papier constellé de flocons rouges digne d’un bordel, avec une patine de bière et de fumée de cigarette. Le barman, par contre, était un nouveau venu. Lucas se laissa tomber sur un tabouret, et celui-ci s’approcha en essuyant le comptoir.

– Ouais ?

– Est-ce que Carl Stupella travaille toujours ici ?

Le barman toussa avant de répondre, en tournant la tête, sans prendre la peine de mettre sa main devant sa bouche. Des gouttes de salive tombèrent sur le bar.

– Carl est mort, répondit-il quand il eut récupéré un peu.

– Mort ?

– Ouais. S’est étouffé avec une saucisse pendant un match de base-ball.

– Vous vous moquez de moi ?

Le barman haussa les épaules, commença un sourire, se ravisa, et haussa les épaules à nouveau. Toussa.

– Son heure était venue, dit-il avec gravité, déplaçant son chiffon en cercle sur le bar. Vous êtes un de ses amis ?

– Mon Dieu, non. Je cherche un autre type. Carl le connaissait.

– Carl était un trou-du-cul, commenta le barman avec philosophie. (Il posa un coude sur le comptoir.) Vous êtes flic ?

– Ouais.

Le barman jeta un regard autour de lui. Il y avait sept autres personnes dans l’établissement, cinq étaient assises toutes seules et regardaient dans le vague, les deux autres têtes étaient baissées et collées l’une à l’autre pour pouvoir chuchoter sans avoir besoin de tendre l’oreille.

– Vous cherchez qui ?

– Randolph Leski, il fréquentait ici, autrefois.

L’œil du barman parcourut la longueur du comptoir, puis revint vers Lucas. Il se pencha en avant et baissa la voix.

– Est-ce que ça peut rapporter du fric ?

– Quelquefois. On vous met sur la liste des gens qui ont fourni des tuyaux…

– Randy est sur le huitième tabouret en partant de votre place. À côté des deux types suivants.

Lucas hocha la tête, et, un moment plus tard, se pencha en arrière pour jeter un coup d’œil sur la droite. Son regard revint au barman.

– Le type que je cherche est aussi corpulent que vous.

– Vous voulez dire gros.

– Fort.

Le barman inclina la tête.

– Randy a eu une tumeur. Ils lui ont enlevé la majeure partie du bide. Il n’arrive plus à regrossir. On dit que quand il mange une côte de porc, il chie des saucisses. Il n’arrive plus à digérer.

Lucas regarda de nouveau dans cette direction, et dit :

– Donnez-moi un demi, ou ce que vous voudrez.

Le barman fit un signe de tête, s’éloigna du bar. Lucas sortit une carte de visite et un billet de vingt dollars de ses poches.

– Merci. Comment vous appelez-vous ?

– Earl. Stupella.

– Le frère de… ?

– Le frère de Carl.

– Si vous entendez quelque chose d’intéressant, un jour, appelez-moi. Gardez la monnaie.

Lucas prit son verre de bière et avança le long du comptoir. S’arrêta pour s’assurer qu’il s’agissait bien du même type. L’homme maigre juché sur le tabouret tourna la tête : la peau pendait autour de la face et du cou comme celle d’un basset, mais c’étaient bien les petits yeux de cochon teigneux de Randy Leski qui le dévisageaient.

– Randy ! s’exclama Lucas. Eh bien ça !…

Leski secoua la tête une fois, comme s’il était gêné par une mouche dans la cuisine. Il était spécialisé dans les arnaques aux travaux de réparations ; sa cible principale, c’étaient les personnes âgées. Le persécuter était un des passe-temps préférés de Lucas.

– Je t’en prie. Dégage.

– Doux Jésus, un vieil ami ! dit Lucas en ouvrant les bras.

Toutes les autres conversations s’interrompirent.

– Tu as l’air en forme, mon vieux. Tu as fait un régime ?

– Va te faire dorer, Davenport. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais moi, je ne suis pas au courant.

– Je cherche Junky Doog.

Leski se redressa un peu.

– Junky ? Il a encore découpé quelqu’un en rondelles ?

– Je voudrais seulement lui parler.

Leski se mit à glousser.

– Ce vieux Junky, bon Dieu ! (Il eut un geste comme s’il essuyait une larme.) Je vais te dire, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il travaillait sur une décharge dans le comté de Dakota.

– Une décharge ?

– Ouais. Les ordures. Je ne sais pas où, c’est des mecs qui m’ont raconté ça. Bon Dieu ! Né dans un cimetière de voitures, le mec se fait enfermer chez les dingues. Quand ils le foutent dehors, il atterrit dans une décharge publique. Il y a des gens qui ont vraiment du pot, hein ?

Leski se mit à rire, un concert sifflant de raclements pleins de glaires.

Lucas l’observa un moment, en attendant que les sifflements cessent, puis il hocha la tête.

Leski dit :

– On m’a dit que tu étais de retour.

– Ouais.

Leski prit une gorgée de bière, fit la grimace, regarda son demi, et reprit :

– J’ai su que tu t’étais fait tirer dessus, l’hiver dernier. Ça m’a fourni l’occasion de retourner dans une église pour la première fois depuis que j’étais môme.

– À l’église ?

– J’ai passé mon temps à prier pour que tu claques. Dans des souffrances atroces.

– C’est gentil de penser à moi. Tu arnaques toujours les vieux ?

– Va te faire mettre.

– Tu es un rayon de soleil, pour moi, Randy… Hé !…

La vieille veste de sport de Randy avait un pli bizarre, les contours d’une masse informe. Lucas lui palpa le flanc.

– T’es armé ?

– Allez, fous-moi la paix, Davenport !

Randy Leski ne portait jamais d’arme : c’était un des articles de la foi selon sa religion.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Leski était un repris de justice. La possession d’une arme pouvait le renvoyer sous les verrous. Son regard plongea vers sa bière.

– Tu as vu ce qui se passe dans mon quartier ?

– Pas ces temps-ci.

– Ça va mal. Ça va très mal, Davenport. Je suis content que ma mère ne soit plus là pour voir ça. Ces gamins, Davenport, ils sont capables de te descendre parce que tu les as bousculés. (Il inclina la tête pour regarder Davenport. Ses yeux avaient la couleur de l’eau.) Je jure devant Dieu, j’étais chez Pansy l’autre nuit, et un petit con se met à dégoiser des saloperies à une fille, et son petit ami se lève – le fils de Bill Mac Guane – et dit à la fille : « Viens. On s’en va. » Et ils s’en vont. Un jour, je vois Bill, je lui en parle, et il me répond : « J’ai dit à ce gamin de ne jamais se battre. C’est pas un dégonflé, mais une bagarre, de nos jours, ça coûte la vie. » Et il a raison, Davenport. On peut plus sortir dans la rue sans avoir peur de se faire assommer. Pour rien. Rien du tout. Avant, si quelqu’un te cherchait, il avait une raison. Maintenant ? C’est pour rien.

– Bon. Vas-y mollo avec le flingue, hein ?

– Ouais.

Il se retourna vers le bas, et Lucas s’éloigna. Puis Leski se remit brusquement à glousser. L’effort faisait trembler la peau qui pendait à son cou. Il dit : « Junky Doog », avant de se remettre à glousser.

Une fois dehors, Lucas jeta un regard autour de lui, ne réussit pas à trouver ce qu’il pouvait faire de plus. Il entendait des sirènes, au loin – des tas de sirènes. Il se passait quelque chose, mais il ne savait pas où. Il pensa à donner un coup de fil, pour savoir où il y avait de l’action, ce soir-là ; mais pour qu’il y ait autant de sirènes, ça devait être un incendie, ou un accident de voiture. Il soupira, commençant à sentir la fatigue, et retourna à la voiture.

 

 

Weather dormait. Elle se levait à six heures, se déplaçant sans bruit pour ne pas l’éveiller ; à sept heures elle était en salle d’opération ; Lucas dormait encore pendant trois heures. Il se déshabilla dans la salle de bains principale au bout du couloir, prit une douche rapide pour se débarrasser de l’odeur de fumée du bar, puis se glissa près d’elle. Il se laissa rouler contre elle, sentit la jambe lisse contre la sienne. Weather dormait avec un vieux maillot de corps d’homme, et un slip de bikini qui laissait un peu de travail – pas beaucoup – à l’imagination.

Il se mit sur le dos et un instantané d’elle en slip et en maillot, se mouvant dans la chambre, passa rapidement sur son écran mental. Parfois, quand elle n’opérait pas le lendemain matin, la même image lui venait à l’esprit, il ne parvenait pas à la chasser, et sa main s’insinuait dans le maillot…

Pas ce soir. Il était trop tard. Il tourna la tête et l’embrassa pour lui souhaiter bonne nuit. Il ne devait jamais oublier de faire ça avant de dormir, lui avait-elle dit un jour, s’il s’en abstenait, elle s’en rendrait compte, son subconscient s’en souviendrait.

 

 

Lucas sentit la main de Weather sur sa peau et ouvrit les yeux, au bout de ce qui lui sembla être un long sommeil. La pièce était dans la pénombre, le jour filtrait à travers les rideaux. Weather était assise tout habillée sur le lit. Elle imprima une autre secousse délicieuse.

– C’est assez commode que les hommes soient munis de poignées, dit-elle. Ça les rend faciles à réveiller.

– Hein ?

Il était à peine conscient.

– Tu devrais te lever et regarder la télé, poursuivit-elle en lâchant prise. Ils parlent de toi à l’émission du matin.

– Moi ?

Il fit un effort surhumain pour se redresser.

– Quelle est cette phrase piquante dont vous vous servez dans la police, dans ces cas-là ? « La merde nous est tombée dessus » ? Je crois que c’est exactement ce qui est en train de se passer.