CHAPITRE VII

Anderson attendait dans le couloir devant le bureau de Lucas, lisant, appuyé au mur, une poignée de documents tout frais sortis de l’imprimante. Il se redressa quand il aperçut Lucas.

– Le chef veut nous voir tout de suite.

– Je sais, on m’a prévenu par téléphone. J’ai vu l’émission sur TV3, répliqua Lucas.

– Ces papiers vous sont destinés, dit Anderson, tendant une chemise à Lucas. Les derniers rapports concernant l’affaire Wannemaker. Les galeries n’ont rien donné. Pour les Camel, il y a confirmation, le tabac trouvé sur son corps est le même que celui de la cigarette. Il y a des marques sur ses poignets, mais pas de liens ; ses chevilles ont été attachées avec une corde jaune en polypropylène. C’est une vieille corde, en partie abîmée par son exposition au soleil, alors, si on en retrouve, ils pourront probablement établir qu’il s’agit de la même.

– Rien d’autre ? Des échantillons de peau, de sperme, quelque chose ?

– Pas pour l’instant… Voici le dossier Bey.

– Doux Jésus !

Lucas prit le dossier et l’ouvrit. La plupart des papiers qu’il contenait étaient des photocopies destinées au rapport d’enquête de Connell ; il y avait quelques petites choses mineures qu’il n’avait pas encore vues. Mercedes Bey, trente-sept ans, tuée en 1984, dossier pas encore classé. Le premier meurtre sur la liste de Connell, la pièce centrale du reportage de TV3.

– Vous avez entendu ce qui s’est passé près du lac ? demanda Anderson en baissant la voix comme s’il allait raconter une histoire salace.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

Lucas leva les yeux.

– Une sale histoire. Ça a eu lieu trop tard pour pouvoir figurer dans l’émission du matin. Un type et sa petite amie, enfin, c’était peut-être sa petite amie. Le type est dans le coma, c’est presque un légume. La femme est morte. On lui a écrasé la tête à coups de tuyau ou de barre de fer. Ou avec un fusil, ou encore un pistolet à canon long, peut-être un Redhawk. Ça ressemble à un crime crapuleux de dernière catégorie. Pas beau à voir. Vraiment pas beau à voir.

– Et la brigade criminelle est dans tous ses états ?

– Tout le monde panique, répondit Anderson. Tout le monde est allé voir. Roux vient de rentrer. Et, sur ces entrefaites, TV3 – le chef est à cran. Pour de bon.

 

 

Roux était furieuse. Elle pointa sa cigarette vers Lucas.

– Dites-moi que vous n’avez rien à voir là-dedans.

Lucas haussa les épaules, regarda les autres et s’assit.

– Je n’ai rien à voir là-dedans.

Roux hocha la tête, tira une longue bouffée de sa cigarette ; son bureau empestait comme une salle de bowling, un soir de compétition. Lester était assis dans un coin, les jambes croisées, l’air malheureux. Anderson, semblable à un hibou perché sur une chaise, contemplait Roux à travers d’épais verres de lunettes.

– Je ne le croyais pas, de toute manière, précisa Roux. Mais on sait tous qui est responsable.

– Mmm.

Lucas ne voulait pas dire de qui il s’agissait.

– Vous ne voulez pas le dire ? demanda Roux. Très bien, je le ferai. Cette salope de Connell.

– Douze minutes, expliqua Anderson. Le plus long reportage que TV3 ait jamais diffusé. Il fallait qu’ils soient en possession du dossier de Connell pour pouvoir faire ça. Ils avaient toutes les dates et tous les noms. Ils ont pêché des images d’archives sur le meurtre de Mercedes Bey. Ils se sont servis d’images qu’ils avaient coupées au montage à l’époque, quand ils les avaient prises. Et ce qu’ils ont montré sur Wannemaker, bon Dieu, ils avaient une vidéo où on voyait le corps hissé hors de la benne à ordures, et pas dans un sac, rien, comme ça, juste ce tas de tripes au bout duquel pendait la tête !

– Ils ont tourné ça du pont, dit Lucas. On les a vus là-haut. Je ne savais pas qu’ils avaient des objectifs aussi bons, par contre.

– L’affaire Bey n’a bien entendu jamais été classée, intervint Lester en recroisant les jambes dans l’autre sens. Il n’y a pas prescription dans les affaires de meurtre.

– C’était hier qu’il fallait penser à ça, commenta Roux, qui se mit à arpenter la moquette, en secouant sa cendre de cigarette tous les deux pas.

Ses cheveux, qui n’avaient jamais fait l’objet de soins exagérés, se dressaient par endroits comme de petites cornes.

– Ils ont interviewé la mère de Bey. C’est une vieille dame fragile au visage parcheminé. Elle a dit qu’on avait abandonné sa fille au tueur. Elle avait l’air en très mauvais état, quasiment à l’article de la mort. Ils ont dû la faire sortir du lit à trois heures du matin pour avoir la bande-vidéo à temps.

– Le reportage sur Connell était assez bizarre, si c’est bien elle qui les a tuyautés, dit Anderson.

– Ah ! ils ont fabriqué ça de toutes pièces, trancha Roux en agitant sa cigarette d’un geste sans appel. J’ai fait la même chose quand j’essayais d’obtenir de l’argent de la commission des finances. Ils vous emmènent dans une rue et vous font entrer dans un immeuble pour que ça ressemble à une vidéo de surveillance ou à des images d’archives. Elle a fait ça, elle aussi. (Elle regarda Davenport.) Je reçois la presse dans dix minutes.

– Bonne chance.

Il sourit, un sourire étriqué, déplaisant.

– Vous n’avez jamais été déchargé de cette affaire, d’accord ?

Son sourcil se leva et s’abaissa.

– Bien sûr que non, répondit Lucas. On les a mal informés. J’ai passé la soirée à travailler dessus, et j’ai même trouvé une nouvelle piste.

– Est-ce que c’est le cas ?

Le sourcil s’agita à nouveau.

– Plus ou moins. Junky Doog travaille peut-être dans une décharge dans le comté de Dakota.

– Ah ! Je dirais que c’est un rebondissement crucial dans cette affaire, dit Roux, d’une voix où affleurait une pointe de satisfaction. Si vous pouvez le ramener ici dans la journée, je me chargerai personnellement d’en informer le Strib en exclusivité. Que TV3 aille se faire foutre.

– Si c’est Connell leur source d’informations, ils sauront que vous mentez en affirmant que vous n’avez pas cherché à vous débarrasser de l’affaire.

– Ah ouais, et alors ? Qu’est-ce qu’ils vont faire, organiser un débat ? Révéler de qui ils tiennent leurs informations ? Qu’ils aillent se faire foutre.

– Est-ce que je collabore toujours avec Connell sur ce dossier ? demanda Lucas.

– On n’a pas le choix, répondit Roux d’un ton mordant. Si on n’a pas classé l’affaire, elle y est toujours affectée, pas vrai ? Je m’occuperai d’elle plus tard.

– Il n’y aura jamais de plus tard, pour elle, répliqua Lucas.

– Mon Dieu ! dit Roux, s’immobilisant brusquement. Je souhaiterais que vous n’ayez jamais dit ça.

 

 

Le reportage de TV3 consistait en un montage d’images d’archives commentées par une journaliste blonde sensationnelle, avec deux dents de devant légèrement en avant, qui la rendaient encore plus sexy. En tenue de ville, des vêtements chers de style grunge, elle débitait avec insistance des accusations fondées sur le dossier élaboré par Connell sur un ton d’une grande intensité ; le taudis de brique rouge où Mercedes avait été retrouvée taillée en pièces se détachait derrière elle, inondé d’une lumière façon famille Adams. Elle raconta le meurtre de Bey et ceux qui avaient suivi, extrayant les détails les plus frappants des rapports d’autopsie, ponctuant son récit de phrases du genre : « Après la décision controversée du chef Roux de balancer cette enquête aux oubliettes… », « Après l’abandon de cette enquête pour ce qui semble être des raisons politiques par la police de Minneapolis… » et : « La paperasserie de la police de la ville va-t-elle enterrer le cri de Mercedes Bey, qui réclame que justice soit faite ? D’autres innocentes de la région de Minneapolis seront-elles forcées de payer un horrible tribut au tueur à cause de cette décision ? Nous sommes pour l’instant contraints à l’expectative… »

– Personne ne va me faire chier comme ça ! hurlait Roux à son attaché de presse quand Lucas sortit de son bureau avec Anderson. Personne ne va me faire chier !…

Anderson grimaça un sourire à l’adresse de Lucas et dit :

– Connell s’en charge déjà.

 

 

Greave intercepta Lucas dans le couloir.

– J’ai lu le dossier, mais c’était une perte de temps. J’aurais pu me contenter du résumé à la télé, ce matin.

Il était habillé d’un costume flou couleur lavande, avec une cravate en soie bleue.

– Ouais, grogna Lucas.

Il ouvrit la porte de son bureau avec sa clé et Greave le suivit à l’intérieur. Lucas prit le téléphone, il y avait un message sur le répondeur et il composa le code sur les touches. C’était la voix de Meagan Connell, humble : « J’ai vu le reportage télé ce matin. Est-ce que ça change quelque chose à nos accords ? » Son impertinence fit sourire Lucas, et il griffonna le numéro qu’elle avait laissé sur un morceau de papier.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Greave.

– On va voir si on peut trouver un type dans le comté de Dakota. Un ancien maniaque sexuel avec un goût marqué pour les couteaux. (Il avait composé le numéro de Connell tout en parlant. Elle décrocha à la première sonnerie.) Davenport à l’appareil.

– Doux Jésus ! dit Connell. J’ai regardé la télé ce matin…

– Ouais, ouais. Il y a trois personnes en ville qui ne connaissent pas l’origine des informations, et Roux n’en fait pas partie. Vous feriez mieux de garder le profil bas aujourd’hui. Elle est fumasse. Toujours est-il qu’on est de nouveau sur l’affaire.

– De nouveau sur l’affaire…

Elle s’était débrouillée pour le dire sur le ton du constat, mais la satisfaction perçait dans l’intonation. Elle ne niait pas.

– Est-ce qu’il y a du neuf ?

Il lui fit un compte rendu des informations que lui avait données Anderson sur les conclusions du laboratoire de la police du Wisconsin.

– Des marques laissées par des liens ? S’il l’a ligotée, il a dû l’emmener quelque part. C’est une première. Je parie qu’il l’a emmenée chez lui. Il habite dans le coin – ça n’était pas le cas les fois précédentes, alors il ne pouvait pas les ramener… Hé, si vous avez lu le dossier Mercedes Bey, je crois qu’elle avait disparu depuis déjà un bon moment, quand ils l’ont retrouvée.

– Oui, c’est peut-être un élément intéressant, approuva Lucas. Greave et moi, on va aller à la recherche de Junky Doog. J’ai un tuyau sur lui.

– Je veux vous accompagner.

– Non. Je ne veux pas vous voir aujourd’hui. Ça vaut mieux, croyez-moi.

– Alors, je peux peut-être téléphoner ? demanda-t-elle.

– À qui ?

– Aux gens qui figurent sur la liste du libraire.

– C’est aux gens de Saint Paul de faire ça.

– Non, ils n’ont pas encore commencé. Moi, je peux m’y mettre tout de suite.

– Parlez-en d’abord à Lester. Faites-leur tirer ça au clair avec Saint Paul. Cette partie de l’enquête leur revient.

 

 

– Est-ce que vous allez écouter mon histoire ? demanda Greave quand ils sortirent de la Porsche.

– Il le faut absolument ?

– Sauf si vous tenez à m’entendre geindre pendant deux heures.

– Parlez, dit Lucas.

– Une prof appelée Charmagne Carter avait été retrouvée morte dans son lit, dit Greave. Sa porte était fermée de l’intérieur. L’appartement était protégé par un système d’alarme avec des détecteurs de mouvement infrarouges reliés directement par téléphone à une compagnie de sécurité.

– La porte était vraiment fermée ?

– Hermétiquement.

– Pourquoi pensez-vous qu’on l’a assassinée ?

– Sa mort tombait à point nommé pour certains individus assez louches.

– Donnez-moi des noms.

– Les frères Joyce, John et George, répondit Greave. Vous les connaissez ?

Lucas sourit.

– Excellent, dit-il.

– Quoi ?

– Je jouais au hockey avec eux quand j’étais gamin. C’était déjà des salopards à l’époque, et ça n’a pas changé.

Les Joyce avaient quasiment fait fortune, raconta Greave. Ils avaient commencé par s’occuper de la gestion d’immeubles de rapport à la place des propriétaires – essentiellement des avocats défendeurs, semblait-il – et de louer les appartements. Ils avaient acheté deux asiles de nuit, après avoir amassé un peu d’argent. Quand héberger les sans-domicile était devenu à la mode, ils avaient entrepris le minimum de réfections nécessaires pour ne pas être en infraction et avaient bazardé le tout à une fondation charitable.

– Le directeur de la fondation s’est mis à circuler dans une grosse BMW, peu de temps après.

– Il sautait le déjeuner pour mettre l’argent de côté, expliqua Lucas.

– Aucun doute, approuva Greave. Alors les Joyce ont raflé le fric et se sont mis à trafiquer dans l’immobilier, à vendre des appartements qui n’existaient que sur le papier, etc. On me dit qu’à un certain moment ils contrôlaient cinq à six millions de dollars. Après ça, l’économie s’est cassé la gueule. Surtout l’immobilier.

– Ah !

– Bref, les Joyce ont sauvé ce qu’ils ont pu de leurs petites combines, et ont investi chaque dollar dans un vieil immeuble du Southeastside. Quarante unités d’habitations. Des couloirs très larges.

– Très larges ?

– Ouais. Larges. L’idée, c’était d’élever des cloisons de placoplâtre, d’enduire, de passer un coup de peinture, de déménager les buffets, de mettre des gazinières de taille réduite, des frigos, et de vendre ça à la mairie comme résidence pour les handicapés. Ils avaient des appuis : le conseil municipal était prêt à marcher. Les Joyce prévoyaient un profit d’un million et demi de dollars sur cette affaire. Mais il y avait un os.

Le professeur, Charmagne Carter, et une douzaine d’autres locataires plus anciens, à qui le syndic avait accordé des baux à long terme avant le rachat de l’immeuble, poursuivit Greave. Apparemment, il s’agissait de la revanche du syndic qui savait qu’il allait perdre son boulot. La ville refusait d’acheter l’immeuble tant que ces baux étaient en vigueur. Les Joyce en avaient racheté quelques-uns, et tenté de poursuivre les gens qui refusaient de vendre. Le tribunal avait maintenu les baux.

– Les loyers sont de cinq cents dollars par mois pendant quinze ans avec une hausse de deux pour cent par an, et c’est tout. À ce prix-là, des appartements comme ça, c’est une affaire, et l’augmentation des loyers n’est même pas indexée sur le taux d’inflation. Raison pour laquelle les gens ne voulaient pas partir. Mais ils seraient peut-être partis quand même, parce que les Joyce leur créaient toutes sortes de difficultés. Sauf que la vieille dame refusait de se laisser intimider, et c’était autour d’elle que la résistance s’organisait. Et puis, on l’a retrouvée morte.

– Ah !

– La semaine dernière, elle n’est pas venue au lycée, continua Greave. Le directeur appelle chez elle, pas de réponse. Un flic va jeter un coup d’œil, et ne parvient pas à ouvrir la porte, elle est verrouillée de l’intérieur, le téléphone ne répond toujours pas. Ils finissent par défoncer la porte, le système d’alarme retentit, et elle était là, dans son lit, morte. George Joyce se tamponne les yeux avec un mouchoir, et il a la tête du chat qui vient de bouffer le canari. On s’est dit qu’ils l’avaient tuée.

– Et l’autopsie ?

– Ouais. Pas une marque, rien. Les rapports de toxicologie indiquent une quantité de sédatifs correspondant à deux cachets de somnifères, qui lui avaient été prescrits. Il y avait une bouteille de bière et un verre sur sa table de nuit, mais son métabolisme avait apparemment désintégré les molécules d’alcool parce qu’on n’en a pas retrouvé trace dans le sang. Sa fille a dit qu’elle souffrait d’insomnie depuis longtemps, et qu’elle avalait deux somnifères avec une bière, qu’elle lisait ensuite jusqu’à ce qu’elle ait sommeil, et qu’elle allait pisser avant de se coucher. Il semble que ce soit exactement ce qu’elle ait fait. Le médecin dit que son cœur s’est arrêté. Point final.

Lucas haussa les épaules.

– Ça arrive.

– Personne n’a jamais souffert du cœur dans cette famille. Elle avait subi des examens en février, aucun problème à part l’insomnie, et le fait qu’elle était un peu maigre – ce qui semble exclure l’infarctus.

– Ça arrive quand même de temps en temps. Les gens tombent morts.

Greave secoua la tête.

– Quand les Joyce s’occupaient des asiles de nuit, ils avaient un type pour maintenir l’ordre là-dedans. Ils l’ont parachuté dans cet immeuble. C’est un vieil ami à vous ; d’après le fichier vous l’avez arrêté trois ou quatre fois. Vous vous souvenez de Ray Cherry ?

– Cherry ? Doux Jésus, ça c’est un salaud ! Il boxait quand il était môme, il a fait le tournoi des Gants d’Or… (Lucas se gratta la mâchoire, il réfléchissait.) Une sacrée bande que vous avez sur les bras, bon Dieu !

– Alors, qu’est-ce que je fais ? Je n’ai aucun élément pour agir.

– Trouvez une gégène et un sous-sol bien obscur. Cherry finira par se mettre à table.

Lucas eut un petit sourire, et Greave un mouvement de recul presque visible.

– Vous ne parlez pas sérieusement ?

– Mmm. Non, pas vraiment, dit Lucas. (Puis son visage s’illumina.) On l’a peut-être tuée avec un pic à glace.

– Quoi ?

– Laissez-moi le temps d’y réfléchir.

 

 

Il y avait deux décharges dans le comté de Dakota.

Fidèles à la loi énoncée par Murphy, ils allèrent tout d’abord à la mauvaise, avant de parcourir une série de petites routes écartées jusqu’à la bonne. Ils firent le dernier kilomètre entre deux camions d’ordures qui avançaient péniblement. L’été qui s’annonçait avait considérablement aggravé l’état déjà avancé de leur cargaison.

– Bureau, dit Greave en pointant le doigt sur la gauche.

Il épousseta son costume lavande, comme s’il essayait de se débarrasser de l’odeur de fruits pourris.

Le bureau était un petit bâtiment en brique avec une grande fenêtre donnant sur des balances servant à peser les camions, et sur les files de véhicules qui se dirigeaient en grondant jusqu’aux bords de la trouée de terre jaune constituant la décharge proprement dite.

À l’intérieur, un comptoir en formica séparait le bureau en deux. Un gros type en tee-shirt vert était assis derrière, en face d’un bureau métallique, un cigare non allumé aux lèvres. Il était en train de se plaindre au téléphone et d’arracher des peaux mortes de la taille d’une pièce de monnaie à ses coudes ; le calvaire du psoriasis. Derrière lui, une porte donnait sur une pièce de la taille d’une cabine téléphonique avec un lavabo et des toilettes. La porte était ouverte et les toilettes gargouillaient. Un demi-rouleau de papier hygiénique trônait sur le réservoir de la chasse d’eau, et un autre traînait par terre, où il s’était imbibé d’eau sale.

– Alors il m’a dit : ça vous coûtera cent sacs de venir ici pour y jeter un coup d’œil, poursuivit le gros qui parlait au téléphone, en regardant vers les toilettes. Je vais te dire, je vais descendre à Fleet-Farm et prendre les pièces détachées… Je sais, Al, mais ça commence à me rendre marteau, cette histoire.

Le gros type mit sa main sur le microphone et leur dit :

– Je suis à vous dans une minute.

Puis, reprenant sa conversation téléphonique :

– Al, il faut que je te laisse, il y a deux types en costume, ici. Ouais.

Il leva les yeux vers Lucas et demanda :

– Vous êtes de l’EPA ?

– Non.

Le gros homme dit « Non » dans l’appareil, puis leva les yeux à nouveau :

– De l’OSHA ?

– Non, on est des flics de Minneapolis.

– Des flics de Minneapolis, répéta le gros homme. (Il écouta une minute et leva les yeux.) Il a envoyé le chèque.

– Quoi ?

– Il a envoyé le chèque à sa bourgeoise. Il l’a mis au courrier ce matin. Tout ce qu’il devait.

– Parfait, dit Lucas. J’espère que c’est vrai, ou on sera obligés de l’arrêter pour outrage à officier de police dans l’exercice de ses fonctions, un délit de troisième Catégorie.

Greave se détourna pour sourire tandis que le gros homme répétait les termes de Lucas dans l’appareil, ajoutant après un silence :

– C’est ce qu’il a dit. (Il raccrocha.) Il dit qu’il l’a envoyé.

– D’accord. On cherche aussi un type qui traîne aux alentours. Junky Doog…

Les yeux de l’homme fuirent son regard, et Lucas ajouta :

– Il est bien ici ?

– Junky, euh, est un peu…

Le gros homme se martela la tempe de l’index.

– Je sais. J’ai déjà eu affaire à lui.

– Ces derniers temps ?

– Pas depuis qu’il est sorti de St. Peter.

– Je crois qu’il a la maladie d’Alzheimer, expliqua le gros homme. Certains jours, il est carrément ailleurs. Il oublie de manger, il chie dans son froc.

– Alors, il est où ? demanda Lucas.

– Bon Dieu, j’ai pitié de ce mec ! Il n’a jamais eu de pot. Pas une seule fois dans toute sa vie.

– Il découpait les gens en rondelles. Ça ne se fait pas.

– Ouais, je sais. Des jolies femmes. Et je ne suis pas particulièrement porté au laxisme en ce qui concerne les criminels, mais, quand on discute avec Junky, on sait qu’il ne se rend pas compte. C’est un môme. Je veux dire : évidemment, ça n’est pas un môme, un môme ne fait pas ça… Mais il ne se rend pas compte. Comme un pit-bull ou quelque chose comme ça. C’est tout simplement pas de sa faute.

– On en tiendra compte, le rassura Greave, la voix douce. Vraiment, on fait attention à ce genre de choses.

Le gros homme soupira, se hissa sur ses pieds tant bien que mal, fit le tour du comptoir, s’approcha d’une fenêtre.

– Vous voyez le saule, là-bas ? Il a une crèche dans les bois par là. On n’est pas censé l’autoriser à rester là, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?

 

 

Lucas et Greave traversèrent la décharge. Leurs chaussures s’enfonçaient dans la terre jaune. Ils essayaient de rester à l’écart du sillage de poussière des camions qui passaient dans un grondement. La décharge ressemblait plus à un chantier d’autoroute qu’à un dépôt d’ordures, avec de gros bulldozers à l’œuvre, à l’exception des bords : un amas de sacs poubelles verts, de couches-culottes, de boîtes de céréales, de cartons, de lambeaux de plastique et de métal, le tout à demi enfoui dans la terre jaune, et entouré par un sous-bois maladif. Des mouettes, des corbeaux et des pigeons planaient au-dessus des détritus, à la recherche de nourriture ; un chien gris osseux, se déplaçant subrepticement comme un chacal, traînait aux alentours.

Le saule pleureur était un vieil arbre jaune, aux longues branches couvertes d’un feuillage d’un vert éclatant. Deux bâches de plastique bleu avaient été tendues comme de la toile de tente sur des branchages situés au-dessous. Sous l’une se trouvait un barbecue récupéré dans les ordures ; sous l’autre, il y avait un matelas. Un homme était allongé, le visage tourné vers le ciel, les yeux ouverts, immobile.

– Doux Jésus, il est mort, dit Greave d’une voix étouffée.

Lucas s’engagea dans l’étroit sentier qui serpentait dans les buissons, Greave le suivant avec de plus en plus de répugnance, jusqu’à ce que la puanteur dégagée par des excréments humains vienne frapper leurs narines. C’était une odeur lourde, qui ne provenait de nulle part en particulier. Lucas se mit à respirer par la bouche, et sa main vint inconsciemment se poser sur sa hanche, tirant son pistolet légèrement hors de la gaine, le dégageant, avant de le remettre en place. Il prit soin de s’approcher et appela :

– Salut ! Hé !…

L’homme frémit sur le matelas, puis se relâcha de nouveau. Il avait un bras étendu et l’autre posé sur l’aine.

Lucas vit en s’approchant que le bras étendu avait quelque chose de bizarre. Juste à côté du matelas, une souche aplatie servait de table. De petits cylindres bruns traînaient dessus, comme des boyaux de bœuf. Près de la souche se trouvait un bidon de quatre litres de décapant ouvert, couché sur le flanc.

– Hé !

L’homme tenta de se redresser. Junky Doog. Et il avait un couteau recourbé à manche de nacre, d’où jaillissait une lame de quinze centimètres. Doog le tenait délicatement, comme un rasoir. Il cria « Foutezlecamp ! » d’un seul trait. Ses yeux étaient d’un blanc nuageux, comme s’ils s’étaient couverts de cataracte, et son visage était brun, brûlé par le soleil. Il n’avait plus de dents, et ne s’était pas rasé depuis des semaines. Ses cheveux grisonnants lui tombaient sur les épaules. Lucas ne l’avait jamais vu en si mauvais état. Il n’avait jamais vu d’être humain en si mauvais état.

– Il y a de la merde partout, remarqua Greave. (Puis :) Attention, attention, le couteau !…

Junky fit tournoyer la lame avec une dextérité de majorette. L’acier luisait dans les rayons du soleil affaiblis par le feuillage des arbres. « Foutezlecamp ! » cria-t-il. Il fit un pas vers Lucas, tomba, essaya de se rattraper à quelque chose avec sa main libre, cria de nouveau et roula sur le dos en la tenant. Il n’avait plus de doigts sur la main. Lucas regarda la souche : les cylindres, bruns, c’étaient des morceaux de doigts et d’orteils.

– Jésus-Christ Tout-Puissant, murmura-t-il.

Il jeta un coup d’œil à Greave, qui restait bouche bée, essaya de se relever en pleurnichant. Le couteau luisait toujours dans sa main valide. Lucas s’approcha de lui par-derrière, lui mit son pied entre les omoplates et le poussa la tête la première dans la terre battue près du matelas. Le maintenant plaqué au sol, il saisit le bras mutilé, et, pendant que Junky se tortillait pour se dégager, attrapa l’autre bras, le secoua, faisant tomber le couteau. Junky était trop faible pour résister ; il était plus faible qu’un enfant.

– Est-ce que tu peux marcher ? demanda Lucas, en essayant de mettre Junky debout. (Il regarda Greave.) Donnez-moi un coup de main.

Junky, en pleine crise de larmes, hocha la tête, et, avec l’aide de Lucas et de Greave, se remit sur pied.

– Il faut qu’on t’emmène, mon vieux. Il faut y aller, Junky, le prévint Lucas. On est flics, il faut que tu viennes avec nous.

De nouveau la puanteur et les mauvaises herbes avec lui qui titubait, pleurait toujours ; à la moitié du chemin, il se passa quelque chose, son regard se fit moins brumeux et il se tourna vers Lucas :

– Va chercher ma lame. S’il te plaît, va chercher ma lame. Elle va rouiller, là-bas.

Lucas le considéra une minute, avant de jeter un coup d’œil en arrière.

– Tiens-le, ordonna-t-il à Greave.

Junky n’avait rien à voir avec les meurtres ; c’était impossible. Mais il fallait tout de même que Lucas récupère l’arme blanche.

– Va me chercher ma lame.

Lucas s’élança jusqu’au bivouac improvisé, prit le couteau, le referma, et revint à l’endroit où Greave tenait Junky par le bras. La silhouette de ce dernier oscillait au milieu du sentier. Son esprit battait à nouveau la campagne, et il suivit Lucas et Greave sur la terre jaune, la démarche raide, comme si ses jambes étaient des poteaux. Ses pieds n’avaient plus que les gros orteils. Il ne restait à la main gauche que le pouce et les premières phalanges ; la main elle-même était rongée par l’infection.

De retour au baraquement, le gros homme sortit et Lucas dit :

– Appelez le 911. Dites-leur qu’un officier de police a besoin d’une ambulance. Je m’appelle Lucas Davenport et je suis chef adjoint à Minneapolis.

– Qu’est-ce qui s’est passé, vous avez… ? commença le gros homme, avant de voir d’abord la main de Junky, puis son pied. Jésus, Marie, Joseph, murmura-t-il, et il courut à l’intérieur.

Lucas regarda Junky, plongea la main dans sa poche et lui tendit le couteau.

– Lâchez-le, ordonna-t-il à Greave.

– Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda celui-ci.

– Lâchez-le, c’est tout.

Greave le lâcha à contrecœur, et le couteau fermé se mit à luire dans la main de Junky. Lucas, en face de lui, fit un pas de côté, un déplacement d’homme habitué à se battre au couteau.

– Je vais te planter, Junky, menaça-t-il, la voix basse, sur un ton de défi.

Junky se tourna vers lui, un sourire en coin sur son visage ravagé. Le couteau tournoya dans sa main, et la lame en jaillit brusquement. Il s’avança vers Lucas d’un pas incertain.

– Je te plante ; tu me plantes pas, rectifia-t-il.

– Je vais te planter, mec, répéta Lucas, en tournant sur la droite, du côté opposé à la lame.

– Tu me plantes pas.

Le gros homme sortit et s’exclama :

– Hé, qu’est-ce que vous faites ?

Lucas lui jeta un coup d’œil.

– Du calme. L’ambulance va venir ?

– Ils sont en route, répondit le gros homme. (Il fit un pas vers Junky.) Junky, mon vieux, passe-moi ce couteau.

– Je vais le planter, insista Junky en faisant un pas vers Lucas.

Il trébucha, et celui-ci avança, saisit le bras mutilé, fit tourner Junky, attrapa la manche râpée de la main qui tenait le couteau, le fit tourner un peu plus, prit la main valide et la secoua, faisant tomber l’arme blanche.

– Tu es en état d’arrestation pour agression sur un officier de police, dit Lucas. (Il écarta le gros homme, ramassa le couteau, le replia et l’enfouit dans sa poche.) Tu comprends ? Tu es en état d’arrestation.

Junky le regarda, et fit un signe de tête.

– Assieds-toi ! ordonna Lucas.

Junky avança d’un pas traînant et s’assit sur le perron devant la bâtisse. Lucas se tourna vers le gros homme.

– Vous avez tout vu. Souvenez-vous-en.

Celui-ci le regarda d’un air dubitatif.

– Je ne crois pas qu’il aurait pu vous faire grand-chose.

– L’arrêter, c’est ce que je peux faire de mieux pour lui, expliqua tranquillement Lucas. Ils vont l’enfermer, le nettoyer, s’occuper de lui.

Le gros homme réfléchit, hocha la tête. Le téléphone sonna, et il retourna à l’intérieur. Lucas, Greave et Junky attendirent en silence. Junky leva brusquement la tête :

– Davenport, qu’est-ce que tu veux ?

Sa voix était claire, mesurée, son regard ferme.

– Quelqu’un découpe des femmes en rondelles. Je voulais être sûr que ce n’était pas toi.

– J’ai découpé des femmes, il y a longtemps. Il y en avait une, elle avait des beaux… tu vois ce que je veux dire. J’ai fait une gravure, dessus.

– Ouais, je sais.

– Il y a longtemps. Elles aimaient ça.

Lucas secoua la tête.

– Il y a un mec qui découpe des bonnes femmes ? demanda Junky.

– Ouais, il découpe des bonnes femmes.

Après un temps de silence, Greave demanda à Junky :

– Pourquoi est-ce qu’ils font ça ? Pourquoi est-ce qu’il découpe les bonnes femmes ?

Par-dessus le bruit des camions qui roulaient vers la décharge, on entendait le bruit lointain d’une sirène. Le gros homme avait dû préciser qu’il s’agissait d’une urgence.

– C’est nécessaire, répondit solennellement Junky à Greave. Si on les découpe pas, surtout les belles, elles font n’importe quoi. On peut pas laisser les femmes faire n’importe quoi.

– Ah bon ?

– Ouais. Quand on les plante, elles restent tranquilles, ça c’est sûr. Elles restent tranquilles.

– Alors, pourquoi tu es resté longtemps sans les planter, et puis tu t’es mis à en planter des tas ?

– J’ai pas fait ça ! se récria Junky.

Il jeta un regard de défiance à Greave.

– Non, c’est le type qu’on cherche qui l’a fait.

Lucas les observa d’un œil curieux : l’homme au costume italien couleur lavande bavardait avec l’homme auquel manquaient les doigts de pied, comme s’ils étaient en train de boire un cappuccino au café.

– Il vient de s’y mettre ?

– Ouais.

Junky réfléchit un moment, se passant la main valide sur le visage, avant de dodeliner de la tête, comme s’il était enfin arrivé à une conclusion.

– Parce que les bonnes femmes font exprès de t’exciter, voilà pourquoi. Peut-être tu vois une femme, et elle t’excite. Elle te prend par la queue. Tu te balades la queue en l’air pendant quelques jours, et il faut que tu fasses quelque chose. Il faut que tu découpes des bonnes femmes.

– Une femme t’a excité ?

– Ouais.

– Alors tu l’as plantée.

– Eh bien… (Junky avait l’air en pleine introspection.) Peut-être pas elle exactement. Des fois, tu peux pas planter celle-là. Il y en avait une… (Il parut se perdre en réminiscences. Puis :) Mais il faut que tu découpes quelqu’un, tu vois ? Si tu ne le fais pas, ta queue reste en l’air.

– Et alors ?

– Et alors ? Tu peux pas te balader tout le temps la queue en l’air.

– Je voudrais bien, pourtant, plaisanta Greave.

Junky s’énerva, son visage tremblait de colère.

– Tu peux pas. Tu peux pas te balader comme ça.

– D’accord…

L’ambulance s’arrêta devant la décharge, suivie quelques secondes plus tard par une voiture de shérif.

– Allez, Junky, on t’emmène à l’hôpital, dit Lucas.

Junky poursuivit ses réflexions, à l’intention de Greave, en tirant sur sa jambe de pantalon de sa main valide.

– Mais il faut que tu l’aies, tôt ou tard. Tôt ou tard, il faut que tu retrouves celle qui t’a fait lever la queue. Tu vois si elle se trimballe comme ça et qu’elle te fait lever la queue quand ça lui plaît, c’est qu’elle fait n’importe quoi. Elle fait n’importe quoi et il faut la planter.

– D’accord…

Lucas porta plainte auprès du shérif adjoint qui suivait l’ambulance, et ils emmenèrent Junky.

– Je suis content d’y être allé avec vous, reconnut Greave. Il faut voir ça une fois dans sa vie. Une décharge, et un mec qui se coupe en rondelles comme du salami.

Lucas secoua la tête.

– Vous vous êtes bien débrouillé là-bas. Vous avez un baratin assez au point.

– Ah ouais ?

– Ouais. Parler avec les gens, vous savez, ça compte pour une bonne moitié du boulot, à la criminelle.

– Le baratin, ça d’accord, il est au point. C’est le reste qui déconne, insista Greave, l’air lugubre. Écoutez, vous voulez pas vous arrêter et faire un saut à mon appartement mystère sur le chemin du retour ?

– Non.

– Allez, un petit effort…

– Il y a trop à faire pour l’instant, expliqua Lucas. Une autre fois, peut-être.

– Ils me font une vie infernale, à la criminelle. Je trouve des petits mots, du genre : « L’enquête avance ? » Je les emmerde.

 

 

Greave s’en fut signaler sa présence à la criminelle, pendant que Lucas allait au bureau de Roux. Il passa sa tête à la porte.

– On a ramassé Junky Doog. Il est en dehors du coup, c’est quasiment sûr.

Il lui raconta comment Junky s’était mutilé. Roux lui demanda en se mordillant la lèvre :

– Et si je parle de lui au Strib ; qu’est-ce qui risque de se passer ?

– Ça dépend comment vous vous y prenez, répondit Lucas en s’appuyant contre la porte et en croisant les bras. Si vous faites ça bien, si vous vous contentez de leur donner l’information d’une manière très officieuse… ça peut relâcher un peu la pression. Ou, au moins, les faire courir dans une autre direction. Quel que soit le cas de figure, c’est un calcul assez cynique.

– Je m’en fous. Ses arrestations précédentes ont eu lieu à Hennepin, c’est ça ?

– La plupart, je pense. Les mandats d’amener ont été émis ici. Si vous les tuyautez assez tôt, ils peuvent aller consulter le dossier de l’autre côté de la rue.

– Même si c’est du pipeau, c’est une exclusivité. Un reportage à sensation, se justifia Roux. (Elle se frotta les yeux.) Lucas, ça ne me plaît pas de faire ça. Mais ça se gâte, pour moi. Il me reste deux semaines de répit. Après ça, je ne suis pas sûre de pouvoir encore m’en sortir.

 

 

De retour dans son bureau, il y avait un message sur le répondeur : « Ici Connell. J’ai trouvé quelque chose. Appelez-moi sur le récepteur. »

Lucas composa le numéro du récepteur, laissa retentir le bip, et raccrocha. Junky avait constitué une perte de temps, bien qu’il s’agît d’un os qu’ils pouvaient jeter en pâture aux médias. Pas grand-chose à ronger dessus…

N’ayant rien de mieux à faire, il se mit à feuilleter une fois de plus le rapport de Connell, essayant d’assimiler autant de détails que possible sur ces meurtres.

Il y avait plusieurs indices permettant de relier les affaires entre elles, mais celui qui l’alarmait vraiment, c’était la simplicité de l’ensemble. Le tueur choisissait une femme, lui réglait son compte, s’en débarrassait. On ne les avait pas toutes trouvées tout de suite – dans un ou deux cas, Connell suggérait qu’il était possible qu’il les ait séquestrées plusieurs heures, voire toute une nuit –, mais, une fois, dans le Dakota du Sud, le cadavre d’une des femmes avait été découvert quarante-cinq minutes après qu’un témoin eut assuré l’avoir vue en vie. Il ne prenait pas le risque de les garder avec lui ; ils n’avaient aucune chance de le coincer comme ça.

Il ne laissait aucun indice derrière lui. Les endroits où avaient été perpétrés les meurtres se résumaient peut-être à l’arrière de son véhicule – Connell pensait qu’il s’agissait probablement d’une camionnette, bien qu’il ait pu se servir d’un motel, s’il le choisissait avec soin.

À Thunder Bay, il se pouvait qu’il y ait eu du sperme sur la robe, mais la tache avait été détruite au cours d’un effort infructueux pour obtenir un groupe sanguin. Un flic signalait qu’il pouvait aussi s’agir d’une tache de vinaigrette. À cette époque-là, on ne faisait pas encore de test pour déterminer l’ADN.

Les examens vaginaux et anaux s’étaient révélés négatifs, mais certaines traces de contusions à la bouche semblaient indiquer que quelques-unes des femmes avaient été violées oralement. Le contenu des estomacs n’avait rien montré, ce qui ne signifiait pas qu’il n’éjaculait pas, il pouvait le faire en dehors de la bouche, ou peut-être que les victimes avaient vécu assez longtemps encore pour que les fluides digestifs détruisent les preuves.

Le système pileux posait un problème totalement différent. Des échantillons de poils d’origine inconnue avaient été prélevés sur certains cadavres, mais, quand on en trouvait, il y en avait de plusieurs sortes. On ne pouvait pas savoir laquelle venait du tueur – ni affirmer avec certitude que la sienne figurait dans le lot. Connell avait essayé de les faire comparer entre eux, mais certains avaient été détruits ou égarés, ou bien encore l’embrouillamini bureaucratique était tel que rien n’avait été fait. Lucas rédigea une note pour demander qu’on compare les poils et cheveux retrouvés sur Wannemaker et sur Joan Smits. Il s’agissait d’affaires assez récentes et d’autopsies pratiquées par des médecins légistes de premier ordre.

Il ferma le dossier et se leva pour aller regarder dans le vague par la fenêtre, tout en réfléchissant. Le tueur ne laissait jamais rien d’identifiable derrière lui. Le poil, jusque-là, était leur seule chance : il leur fallait établir une similitude à tout prix. Rien d’autre ne pouvait permettre de rattacher un homme en particulier à l’un de ces cadavres. Rien.

Le téléphone sonna.

– Meagan à l’appareil. J’ai trouvé quelqu’un qui se souvient du tueur…