CHAPITRE XX

Koop apporta sur le toit des tacos achetés dans un restaurant de la chaîne Taco Bell, jeta le sac au sommet du climatiseur, et s’y hissa. Il y avait encore assez de lumière pour que Sara Jensen puisse le voir si elle regardait par la fenêtre et il marcha en canard pour traverser la surface de l’abri jusqu’à ce qu’il se trouve derrière le conduit de ventilation du système.

Écartant les tacos, il sortit le télescope Kowa de sa boîte, et examina l’appartement. Où était le type, le blond ? Est-ce qu’il était revenu ? Son cœur tremblait…

Les rideaux des deux chambres étaient ouverts, comme d’habitude.

Pour le moment satisfait, Koop s’installa, ouvrit le sac de tacos, les dévora. Il renversa de la crème fraîche sur sa veste : merde ! Il l’essuya avec une serviette en papier mais ça allait faire une tache de graisse. Il jeta la serviette par-dessus le rebord du climatiseur, se dit : je ne devrais pas faire ça, et nota, dans un coin de son cerveau, qu’il lui faudrait aller la ramasser avant de partir.

Elle arriva dix minutes plus tard. Sara sortit – se précipita – hors de la salle de bains. Elle était nue et la vue de son corps le secoua comme une décharge électrique, comme un sniff d’amphétamines. Il braqua le télescope sur elle quand elle s’assit devant la coiffeuse, et se mit à se maquiller. Il adorait assister à ça, le travail méticuleux sous les yeux, le lissage des cils, la sensuelle peinture de ses lèvres pleines. Il en rêvait, de ses lèvres…

Et il adorait regarder son dos nu. Elle avait des épaules au dessin fluide, les crêtes de sa colonne vertébrale ondulaient du sommet de son cul rond jusqu’à la naissance du cou. Elle avait la peau fine et claire – un petit grain de beauté foncé sur l’omoplate gauche, le long cou si pâle…

Elle se leva, se tourna face à lui, l’air déterminé, les seins ballottants, le splendide triangle pubien… Elle fouilla dans la commode, elle cherchait quoi ? Des sous-vêtements ? Elle enfila une culotte, la retira, la jeta dans le tiroir, en sortit une autre beaucoup plus succincte, se contempla dans le miroir. Regarda une deuxième fois, recula, tira l’élastique, le laissa claquer contre ses hanches, se retourna pour examiner ses fesses.

Et Koop recommença à s’inquiéter.

Elle dénicha un soutien-gorge qui allait avec la culotte, un soutien-gorge à baleines peut-être : il avait l’air de lui remonter la poitrine. Elle n’en avait pas vraiment besoin, mais ça avait de l’allure. Elle se tourna encore une fois pour se regarder, tira de nouveau l’élastique de sa culotte.

Elle posa.

Elle était satisfaite de ce qu’elle voyait.

– Qu’est-ce que tu fais, Sara ? (Il la suivit avec le télescope.) Qu’est-ce que tu peux bien foutre ?

Elle disparut dans un placard et revint avec une robe foncée toute simple, d’un bleu très sombre, ou noire. Elle la tint devant ses seins, secoua la tête, retourna dans le placard. Revint avec un jean et une tunique blanche, les tint devant elle, les enfila. Se contempla, fit la grimace au miroir, secoua la tête, retourna au placard, réapparut avec la robe. Elle retira le jean, se déshabillant de nouveau pour lui, l’excitant cette fois encore. Elle prit la robe, la passa par-dessus sa tête, la lissa de la main.

– Tu sors, ce soir, Sara ?

Elle se contempla une nouvelle fois dans le miroir, une main sur le cul, puis enleva la robe, la jeta sur le lit et regarda sa commode d’un air pensif. Elle se dirigea droit dessus, ouvrit le tiroir du bas, et en sortit un survêtement bleu pâle en coton. Elle l’enfila, passa les bras dans les manches du sweat-shirt, retourna au miroir.

Koop fronça les sourcils : un survêtement ?

La robe était simple, mais élégante. Le jean décontracté, mais passable, presque partout dans les Cités jumelles. Mais le survêtement ? Peut-être était-elle simplement en train d’essayer sa garde-robe. Mais pourquoi avait-il une impression d’urgence ?

Koop se détourna, s’accroupit derrière la ventilation, alluma une Camel, puis pivota sur les genoux et retourna à son poste d’observation. Elle était debout devant le miroir, arrangeant ses cheveux avec la main, les recoiffait, leur redonnant la forme qu’ils avaient dans la journée.

Hum.

Elle s’arrêta soudain, se baissa vivement vers la glace, mettant la dernière touche à sa coiffure, puis se dépêcha – sautillant, même – de sortir de la chambre pour aller dans le salon, jusqu’à la porte d’entrée. Elle dit quelque chose avant d’ouvrir, un sourire aux lèvres.

Nom de Dieu !

Le blond était là. Il avait un menton à fossettes. Il portait un jean et une chemise de toile, et avait l’air aussi ébouriffé qu’elle. Elle recula d’un pas, tira sur la jambe du survêtement comme si elle allait faire la révérence.

Menton-à-fossettes se mit à rire, entra et se pencha en avant comme pour l’embrasser sur la joue, mais le chaste baiser s’enflamma, et ils restèrent un moment dans les bras l’un de l’autre, la porte toujours ouverte derrière eux. Koop se redressa, puis, à demi courbé, regarda son grand amour dans les bras d’un autre homme. Il grogna et balança sa cigarette dans leur direction, vers la fenêtre. Ils ne virent rien. Ils étaient trop occupés.

– Salopards !…

Ils ne sortirent pas. Koop les regarda s’approcher du canapé, en souffrant. Brusquement, il réalisa pourquoi elle avait rejeté le jean et hésité entre la robe et le survêtement : la facilité d’accès.

Un type ne peut pas glisser ses mains dans un jean serré. Pas sans un tas de préliminaires. Avec un pantalon de survêtement et un sweat-shirt, il n’y avait pas d’obstacle. Aucun problème pour passer les mains. Et c’était bien là qu’étaient les mains du blondinet, dans le pantalon lâche, le sweat-shirt flou de Sara, et elle frémissait sous ses caresses… avant qu’ils ne mettent le cap sur la chambre à coucher.

Le blondinet resta toute la nuit.

Koop fit de même, recroquevillé derrière la ventilation, sur l’abri du climatiseur, passant tour à tour de la conscience à l’inconscience – pas exactement le sommeil, quelque chose d’autre, qui ressemblait à un coma. À l’aube, avec sa veste légère, il eut très froid. Quand il bougeait, ça lui faisait mal. Vers quatre heures et demie, les étoiles s’estompèrent. Le soleil s’éleva dans un ciel d’un bleu sans défaut et brilla sur Koop, dont le cœur s’était changé en pierre.

Il le sentait : un roc dans la poitrine. Et pas la moindre pitié.

 

 

Il lui fallut attendre une heure en plein jour avant qu’il y ait du mouvement dans l’appartement de Sara Jensen. Elle se réveilla la première, roula sur elle-même, dit quelque chose au tas qu’on devinait de l’autre côté du lit. Puis il dit quelque chose à son tour – du moins Koop le pensa-t-il –, et elle se rapprocha de lui. Ils bavardèrent, tous les deux sur le flanc.

Deux ou trois minutes plus tard, le blondinet se leva en bâillant et en s’étirant. Il s’assit sur le lit, tout nu, le dos tourné à Koop, et baissa brusquement les couvertures. Sara était aussi peu vêtue que lui, et il s’abattit sur elle, plongeant la tête entre ses seins. Koop se détourna, les paupières pressées l’une contre l’autre avec violence. Il ne pouvait pas regarder.

Et il ne pouvait pas ne pas regarder. Il se retourna. Le blondinet suçotait l’un des tétons de Sara Jensen, et, le dos cambré, les mains dans les cheveux de l’homme, elle savourait chaque seconde. La pierre qu’il y avait dans le cœur de Koop s’effrita, remplacée par une colère froide, inextinguible. Cette putain se donnait à un autre homme. Putain !…

Mais il l’aimait quand même.

Ne pouvait s’en empêcher.

Ne put s’empêcher de regarder quand elle poussa le blondinet sur le lit, et que sa langue descendit de sa poitrine jusqu’à son nombril…

Le blondinet finit par s’en aller à sept heures.

Koop avait cessé de réfléchir bien avant. Il s’était contenté d’attendre une heure durant le couteau à la main. Il passait le fil le long de sa barbe de temps en temps, comme s’il se rasait. En fait, il se mettait au diapason de l’acier, de la lame…

Quand la porte se referma derrière le blondinet, Koop eut à peine une pensée pour Sara Jensen. Il aurait du temps à lui consacrer plus tard. Elle revint en vitesse à la chambre pour se préparer à aller au boulot.

Koop, affublé de ses lunettes et de sa casquette de baseball, sauta à bas de l’abri du climatiseur. Il se maîtrisait juste assez pour jeter un coup d’œil au couloir de l’étage avant de s’y engouffrer. Il y avait un homme devant l’ascenseur. Koop se mit à jurer, mais soudain l’homme fit un pas en avant et disparut. Koop courut dans le couloir et prit l’escalier.

Il descendit comme s’il tombait, une longue course circulaire, sans avoir conscience ni des marches ni des paliers, une chute continue, ses jambes se détendaient, ses semelles crépitaient comme une rafale de mitraillette sur le béton.

Tout en bas, il examina le rez-de-chaussée par la porte vitrée de l’escalier. Trois ou quatre personnes, et la note qui signalait l’arrivée d’un ascenseur retentit, d’autres allaient sortir. Découragé, furieux ; il regarda autour de lui, puis descendit encore un étage jusqu’au sous-sol. Et trouva une sortie de secours qui menait à l’arrière du bâtiment. Juste avant d’arriver à la porte, il vit une pancarte, lut les premiers mots de l’inscription, NE PAS, et il fut dehors. Quelque part derrière lui, l’alarme se déclencha, une sonnerie stridente comme le téléphone de King Kong.

Est-ce qu’il y avait une caméra ? Cette possibilité lui traversa l’esprit, avant de s’évanouir. Il s’inquiéterait de ça plus tard. Qu’il n’ait pas été vu dans l’immeuble, c’était ce qui comptait. Qu’il intercepte le blondinet dans la rue – c’était encore plus important.

Koop courut dans l’allée qui faisait le tour du bâtiment. Il y avait une douzaine de personnes dans la rue, en vêtements de bureau, certaines marchaient dans sa direction, d’autres s’éloignaient, avec des porte-documents, des sacs à main. Une canne.

Il plongea la main dans sa poche, serra le manche du couteau. Examina les visages, à plusieurs reprises. Celui du blondinet n’en faisait pas partie. Où pouvait-il se… ?

Koop releva sa casquette, regarda à droite et à gauche, se dirigea vers l’immeuble de Sara Jensen. Était-il déjà descendu ? Ou bien descendait-il lentement ? Ou encore, lui avait-elle donné une carte d’abonnement au parking et s’était-il garé là ? Il obliqua vers la sortie du parking, mais si le type était en Lexus ou en Mercedes, qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire, poignarder la bagnole ? Il s’en sentait capable.

Une voiture apparut, conduite par une femme. Koop se retourna vers la porte – et le vit.

Le blondinet venait de sortir. Il avait les cheveux mouillés, les traits du visage adoucis, l’air comblé. Sa cravate, une bande de soie très classique, était enroulée autour de son col, mais dénouée. Il portait un imperméable sur le bras.

Koop se précipita sur lui. S’élança de la sortie du parking, bondissant jusqu’au trottoir. Il ne pensait pas, n’entendait rien, ne percevait rien ; il n’avait conscience que de la présence du blondinet devant lui.

Ne se rendait pas compte du bruit qui s’échappait de sa bouche, pas tout à fait un cri, plutôt un grincement, comme des freins en mauvais état…

N’avait pas conscience des gens qui se retournaient.

Le blondinet le vit venir.

L’expression de douceur quitta ses traits, remplacée par un froncement de sourcils abasourdi, puis par l’inquiétude quand Koop se rapprocha.

Koop cria « Salopard ! » et fondit sur lui, la lame sortant du poing, son long bras décrivant un arc de cercle, pour un puissant coup de pointe remontant vers le haut. Mais, à une vitesse qui stupéfia Koop, le blondinet fit un pas vers la droite, balança le bras et l’imperméable, heurta le poignet de son agresseur, écartant la main armée loin de son flanc gauche. Ils entrèrent en collision, et chancelèrent tous les deux : le type était plus lourd que Koop ne l’avait pensé, et en meilleure forme. Le cerveau de Koop se remit à fonctionner, mis en action par une étincelle de crainte. Il était là, en pleine rue, tournant autour d’un type qu’il ne connaissait pas…

Koop cria de nouveau et fondit sur sa proie. Il entendait le type crier « Attendez ! attendez !… » mais c’était lointain, comme si ça venait de la rive opposée d’un lac. Le couteau semblait faire son boulot tout seul et, cette fois, il blessa le blondinet à la main, son sang éclaboussa le visage de Koop. Il avança encore, puis tituba : on l’avait frappé. Il n’en revenait pas. L’homme l’avait frappé.

Il continua sa marche en avant, et le blondinet reculait sans cesse, en envoyant des crochets. Koop s’y attendait, désormais, et il les bloqua.

Et l’atteignit.

L’atteignit pour de bon.

Sentit le couteau s’enfoncer, remonter…

On le frappa encore, mais derrière la tête. Il pivota, il y avait un autre homme devant lui, et un troisième s’approchait, balançant sa serviette comme une matraque. Koop sentit que le blondinet, derrière lui, tombait par terre avec un long gémissement déchirant ; il faillit trébucher sur le corps en esquivant la serviette, fit un moulinet en direction du nouvel attaquant, le manqua, entailla le deuxième, celui qui lui avait tapé sur la tête, et manqua le coup suivant.

Ses agresseurs avaient tous les deux les cheveux foncés. L’un d’eux portait des lunettes, les deux montraient les dents, et il ne voyait rien d’autre : les cheveux, les lunettes, les dents. Et la serviette.

Le blondinet était à terre, Koop fit un faux pas, et regarda vers le bas, vit le sang écarlate sur la chemise, un quatrième homme hurla, et Koop s’enfuit à toutes jambes.

Il les entendait crier : « Arrêtez-le ! arrêtez-le !… » Il traversa la rue entre les voitures. Une femme sur le trottoir sauta hors de sa trajectoire. Son visage effrayé était blanc comme un linge ; elle portait une cravate rouge, un chapeau de la même couleur, elle avait de grosses dents chevalines. Il la dépassa.

Un des hommes le poursuivit seul pendant cinquante mètres. Koop s’arrêta brusquement et fit mine de marcher sur lui, alors il fit demi-tour et se mit à courir. Koop retourna vers le parc au pas de course, y pénétra, l’enfonça dans les allées herbeuses et ombragées.

Lancé à toute allure, saignant du nez, le couteau se repliant comme par magie dans son poing, disparaissant dans sa poche. Il s’essuya le visage, retira la casquette et les lunettes, ralentit, se mit à marcher.

Et s’évanouit dans la nature.