CHAPITRE XIV

– Qu’est-ce qu’on a, au juste ? demanda Connell pendant qu’ils attendaient la voiture.

Elle puisait dans un paquet de chips à l’oignon, acheté soixante cents au distributeur automatique.

– Une sacrée coïncidence ! répondit Lucas.

Il lui parla brièvement des déclarations faites par un Price extrêmement nerveux, des investigations de Del sur les lieux de l’incendie, du policier mort, des canons de fusil calibre .50.

– Ce qui veut dire que les Bouseux s’installent dans les Cités jumelles.

– Et ce Joe Hillerod a été condamné pour viol ?

– Price a parlé de crime sexuel. Je ne sais pas exactement de quoi il s’agissait. Que notre homme fasse partie du gang des Bouseux, ça expliquerait pas mal de choses… Donnez-moi des chips.

Elle lui passa le paquet.

– Qu’est-ce que ça explique ?

Cela croustilla sous les dents de Lucas : féculents et graisses. Excellent.

– Ça fait des années qu’ils ont maille à partir avec la loi, ils ont même lâché une provision à un avocat pour s’attacher ses services de façon permanente. Ils savent comment on fonctionne. Ils se déplacent sans arrêt, mais essentiellement dans le Midwest, dont font partie les États qui nous occupent. Quant aux intervalles irréguliers entre les meurtres – ce vieux Joe était peut-être sous les verrous.

– Hum. (Connell reprit le paquet de chips et le termina.) Ça paraît coller très exactement. Dieu sait qu’ils sont assez cinglés pour ça.

 

 

Connell passa un long coup de fil de l’aéroport, parla avec une femme de son bureau, prit quelques notes. Lucas était à côté, les yeux dans le vague, tandis que le pilote évitait son regard.

– Hillerod vit près de Superior, déclara Connell lorsqu’elle eut raccroché. Il a été condamné pour agression à Chippewa County en mars 86 et a purgé treize mois de prison. Il est sorti en août 87.

– Parfait. Il n’a pas fait d’autres séjours à l’ombre ?

– Si. Deux petites peines, jusqu’en janvier 90 où il a été condamné pour tentative de viol, a tiré vingt-trois mois. Il a été libéré un mois avant l’agression de Gina Hoff à Thunder Bay.

– Mais, et cette affaire dans le Dakota du Sud ?…

– Ouais. C’était en 91, pendant qu’il était derrière les barreaux. Mais ce meurtre était le plus étrange de ceux que j’ai découverts. La femme avait été lardée de coups de couteau, plus qu’éventrée. Peut-être que c’était quelqu’un d’autre.

– Qu’est-ce qu’il a fait depuis qu’il est dehors ? demanda Lucas.

Connell feuilleta rapidement ses notes.

– Il a été accusé de conduite en état d’ivresse, mais il a réussi à s’en sortir. Et de dépassement de limite de vitesse cette année. Son dernier domicile connu se trouvait aux environs du lac Supérieur, dans une ville appelée Two Horse. Son permis de conduire indique une adresse dans une ville appelée Stedman. Mon amie n’a pas réussi à la trouver sur la carte, mais elle a appelé le bureau du shérif de Carren County, et ils ont dit que Stedman est située à un carrefour à trois kilomètres de Two Horse.

– Est-ce que votre amie leur a parlé des Hillerod ?

– Non. Je pensais qu’il valait mieux ne pas le faire au téléphone.

– Très bien. Rentrons d’abord en ville. Je voudrais discuter le coup avec Del avant qu’on se coltine les Bouseux, déclara Lucas. (Il jeta un regard dans la pièce en direction du pilote, qui sirotait un café.) En supposant, bien sûr, qu’on parvienne à rentrer.

 

 

À mi-chemin, Lucas, les yeux fermés et la main crispée sur une poignée accrochée au plafond de l’appareil, dit :

– Vingt-trois mois. Ça ne devait pas être très grave, cette tentative de viol.

– Un viol est un viol, protesta Connell, d’une voix tendue.

– Vous voyez ce que je veux dire, continua Lucas en ouvrant les yeux.

– Je vois ce que les hommes entendent quand ils disent ça.

– Allez vous faire dorer !

Le pilote grimaça… faillit se baisser…, et Lucas ferma les yeux à nouveau.

– Certaines sortes de foutaises ne m’intéressent pas, poursuivit Connell sur le même ton. Les commentaires masculins sur le viol en font partie. Ça ne me dérange pas que le type de Waupun m’appelle fillette, parce qu’il est idiot et à côté de la plaque. Mais vous, vous n’êtes pas stupide, et quand vous laissez entendre…

– Je n’ai rien laissé entendre du tout. Mais j’ai connu des femmes violées qui ont dû réfléchir à deux fois pour se rendre compte de ce qui s’était passé. D’un autre côté, on tombe aussi sur des femmes qui ont été frappées à coups de batte de base-ball, on leur a cassé les dents, le nez, les côtes, il faut les opérer parce qu’elles ont le vagin déchiré. Elles n’ont aucun besoin de réfléchir. Si ça doit vous arriver, quelle est votre préférence ?

– Je ne veux pas que ça m’arrive du tout.

– Vous ne voulez pas non plus de la mort, ni des impôts.

– Le viol, ça n’est pas comme la mort et les impôts.

– Toutes les grosses tuiles sont comme ça. Le meurtre, le viol, le vol, l’agression. La mort et les impôts.

– Je ne veux pas me disputer avec vous. On a un travail à faire ensemble.

– Non, pas nécessairement.

– Quoi ?… Vous allez me laisser tomber parce que je ne suis pas d’accord avec vous ?

Lucas secoua la tête.

– Meagan, je ne veux tout simplement pas que vous me tombiez dessus quand je dis quelque chose comme « Ça ne devait pas être très grave comme tentative de viol », vous savez très bien de quoi je parle. Je veux dire que ça n’a pas été un viol accompagné de violences graves, sinon il aurait été condamné à une plus grosse peine. Notre tueur éventre ses victimes. Il se peut qu’il le fasse en grillant une cigarette. C’est un putain de monstre. S’il tente de violer quelqu’un, il ne va pas faire dans la dentelle. Je ne connais pas le détail de ce viol, mais vingt-trois mois seulement, ça ne ressemble pas à notre homme.

– C’est tout simplement parce que ça vous paraît trop facile.

– Foutaises.

– Je le pense vraiment. J’ai sans arrêt l’impression que rechercher le tueur n’est pour vous qu’une sorte de jeu. Pas pour moi. Je veux lui mettre la main au collet coûte que coûte. Si c’est facile, tant mieux. Si c’est dur, ça ne fait rien, du moment qu’on finit par le mettre en cage.

– Parfait ! Mais foutez-moi la paix, d’accord ?

 

 

Del était assis sur les marches de l’hôtel de ville, les coudes sur les genoux, occupé à fumer une Lucky Strike. Il contemplait les fourmis rouges qui surgissaient d’une fissure du trottoir. Il avait les cheveux trop longs, et plaqués au crâne par une substance quelconque, peut-être du saindoux. Il portait une chemise de l’armée vert olive avec des taches plus claires sur les manches, là où on avait enlevé les galons de sergent, et une étiquette délavée sur la poche de poitrine droite où l’on pouvait lire : « Halprin », ce qui n’était pas son nom. Il manquait des boutons, elle était ouverte sur un tee-shirt promotionnel faisant la pub d’une station de radio rock, qui disait : « KQ nous gonfle ». Un pantalon kaki déchiré, avec de la terre aux genoux, et des baskets noires en tissu complétaient la panoplie. Un trou à la base du gros orteil permettait de voir que la peau était aussi crasseuse que les chaussures.

– Mec…, marmonna-t-il, en faisant un signe de tête lorsque Lucas et Connell arrivèrent.

Il avait la docilité nerveuse des gens qui ont fait les poubelles pour manger pendant trop d’années.

Connell le dépassa en lui jetant un coup d’œil. Quand Lucas s’arrêta, elle dit :

– Allez !

Lucas, les mains dans les poches, hocha la tête en direction de Del.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– J’observe les fourmis.

– Et à part ça ?

Connell, qui était allée jusqu’à la porte, revint vers eux.

– Y a un enfoiré qui va sortir dans quelques minutes, je veux voir qui va venir le chercher. (Il jeta sa cigarette dans la rue et leva les yeux vers Lucas.) C’est qui, cette gonzesse ?

– Meagan Connell. Enquêteur de la police d’État, répondit Lucas.

Connell insista :

– On est pressés, Lucas, vous vous souvenez ?

– Meagan, je vous présente Del Capslock.

Elle baissa les yeux, Del leva les siens.

– Comment va ? dit-il.

– Vous êtes…

Elle n’arrivait pas à trouver ses mots.

– Officier de police, oui madame, mais les bureaucrates ont déconné, et ça fait quelques années que je n’ai pas touché ma paie.

– Il faut absolument que tu voies cet enfoiré ? lui demanda Lucas.

– Non.

– Alors, entre avec nous. On travaille sur une affaire…

– Ouais ?

– Les Bouseux sont apparus dans le tableau.

 

 

Del avait une banque de données sur les Bouseux, qu’il partageait avec la police du Wisconsin, celle du Minnesota, de l’Iowa et de l’Illinois. Joe Hillerod y avait droit à une vingtaine de lignes.

– Son frère Bob est impliqué jusqu’au cou dans les activités du gang, expliqua Del, qui puisait les informations gamin du pouce. L’homme à tout faire de l’immeuble à Eisenhower Docks.

Lucas fit un signe de tête.

– Ne racontez à personne que vous avez discuté avec moi, sinon ils vont me virer, demanda Greg à Lucas. J’ai besoin de ce boulot pour vivre.

– Greg dit que la veille de la mort de la vieille dame, la climatisation est tombée en panne et il s’est mis à faire vraiment chaud dans l’immeuble. Lui et Cherry ont passé la journée au sous-sol à tout démonter. Il dit qu’il a fait si chaud que presque tout le monde a ouvert les portes et les fenêtres.

– Ouais ?

– Ouais. (Greave lança une bourrade au gamin.) Raconte-lui.

– Ils ont tous ouvert en grand, confirma le môme. C’était la première journée vraiment chaude de la saison.

– Alors, ils sont peut-être entrés dans l’appartement de la vieille dame, Greave. Ils se sont servis d’une échelle et ont trouvé une façon d’ouvrir la fenêtre même quand elle est verrouillée. On sait que ça ne peut pas être la porte.

– Qu’est-ce qu’ils auraient fait après être entrés par la fenêtre ?

– Ils l’auraient étouffée.

– Le médecin légiste l’aurait vu. Et comment fait-on pour faire basculer une fenêtre quand elle est verrouillée ? Vous avez essayé ?

– Je n’ai pas encore trouvé la solution de cette énigme-là, admit Greave.

– On a essayé tant qu’on a pu, expliqua le gamin à Lucas. (Greave lui jeta un regard exaspéré.) C’est impossible.

– Il y a peut-être un moyen de le faire quand même, objecta Greave, sur la défensive. Rappelez-vous, Cherry s’occupe de l’entretien de l’immeuble, il a plus d’un tour dans son sac.

– Des tours de passe-muraille ? Écoutez, Cherry n’est pas plus malin que vous. S’il avait trouvé un moyen, vous l’auriez trouvé aussi. Quelle que soit la façon dont il s’y est pris, c’était silencieux. Le voisin n’a rien entendu. Il a dit que la nuit était d’un calme inquiétant.

– Je me disais que vous pourriez peut-être venir jeter un œil, proposa Greave. Voir si vous pensez à quelque chose.

– Je n’ai pas le temps, rétorqua Lucas en secouant la tête. Si on peut imaginer comment ils se sont introduits dans l’appartement et comment ils en sont sortis… Mais même si on y arrive, il faut découvrir comment ils l’ont tuée. C’était pas en l’étouffant.

– Ils ont dû l’empoisonner. Vous savez, à la façon dont les jockeys dopent les chevaux, et quand on les teste le résultat est négatif… Ça doit être comme ça qu’ils s’y sont pris – ils se sont procuré un poison indétectable, l’ont mis dans sa bière, et elle a passé l’arme à gauche.

– Impossible à prouver.

– Je sais bien. C’est ça, le truc. C’est indétectable, vous comprenez ?

– Non.

– Il n’y a pas d’autre solution.

Lucas sourit.

– Si c’est le cas, vous devriez vous allonger, vous mettre un chiffon mouillé sur le front et vous détendre, parce que vous ne réussirez jamais à faire condamner quelqu’un en vous fondant sur la théorie de la drogue indétectable.

– Peut-être. Mais je vais vous dire une autre chose à laquelle j’ai réfléchi : ça a forcément un rapport avec la bière. La vieille dame boit de la bière et prend des somnifères. Pour autant qu’on sache, c’est la chose qui saute le plus aux yeux, dans tout ce qu’elle a fait ce soir-là. Après, elle a été tuée. Cette merde était empoisonnée. D’une manière ou d’une autre.

– Peut-être qu’elle s’est masturbée, ce qui a fait battre le cœur en surrégime, et elle a claqué.

– J’y ai pensé.

– Ah bon ?

Lucas se mit à rire.

– Mais alors, comment expliquer que c’est Cherry qui a fait le coup ?

Lucas cessa de rire. Cherry était coupable.

– Vous m’avez eu, là, admit-il. (Il regarda le gamin.) Est-ce que tu crois que c’est Cherry ?

– Il est capable de le faire, affirma le môme. C’est un salopard. Il y avait un petit chien de l’autre côté de la rue, qui appartenait à un couple de vieux, et il faisait ses besoins sur la pelouse, alors Ray l’a attrapé avec un morceau de corde et l’a étranglé. Je l’ai vu faire.

– Vous voyez ! s’exclama Greave.

– Je sais qu’il est cruel, dit Lucas. (Puis à Greave :) Connell et moi, on va dans le Nord, demain matin, sur la trace d’un type.

– Je suis désolé, mon vieux. Je me rends compte que je ne vous aide pas beaucoup.

– Anderson fouille le fichier informatique pour faire des recoupements sur les délinquants sexuels récidivistes possédant une camionnette. Pourquoi ne jetteriez-vous pas un coup d’œil aux casiers judiciaires, pour chercher d’anciennes condamnations du même genre, et tout ce qui touche à un gang de motards appelés les Mauvaises Graines. Ou n’importe quel gang de motards, d’ailleurs. Signalez-nous tout ce que vous trouvez, même si c’est un peu éloigné de ce qui nous occupe.

 

 

Quand Lucas rentra chez lui, le téléphone sonnait : c’était Weather.

– J’en ai encore pour un moment.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Il était contrarié. Non. Il était jaloux.

– Un môme s’est coupé le pouce à l’école avec le massicot. On essaye de le recoller.

Elle était à la fois surexcitée et fatiguée, les mots se télescopaient dans sa bouche.

– C’est difficile ?

– On a passé deux heures à essayer de trouver une artère d’une taille décente pour faire une perfusion, et George est en train de s’attaquer à une veine en ce moment même. Bon Dieu ! elles sont si petites, c’est comme du papier hygiénique, mais, si on y arrive, on pourra lui rendre l’usage de sa main, à ce gosse… Il faut que j’y aille.

– Tu rentreras très tard ?

– Si la veine tient le coup, j’en ai encore pour deux heures. Sinon, il faudra en trouver une autre. Ça prendra du temps.

– À plus tard, alors.

 

 

Lucas avait déjà été amoureux, mais, avec Weather, c’était différent. Il était ébranlé, c’était un peu dur à maîtriser. Peut-être s’engageait-il trop profondément, songea-t-il. D’un autre côté, c’était une passion comme il n’en avait jamais vécu auparavant…

Et elle le rendait heureux.

Lucas se surprenait parfois à rire rien qu’en pensant à elle. Ça ne lui était jamais arrivé avant. Et la maison paraissait si vide, le soir, sans elle !

Il s’assit au bureau, remplit des chèques pour payer les factures de la maison. Quand il eut fini, il jeta les enveloppes timbrées dans un panier, sur la table dénichée chez un antiquaire, devant la porte d’entrée… la première chose qu’ils aient acheté ensemble.

– Doux Jésus !

Il se frotta le nez. Il était vraiment mordu. Mais l’idée de passer le restant de ses jours avec une seule femme…