CHAPITRE XXII

Ils retrouvèrent Sara Jensen à l’hôpital Hennepin, bouleversée, qui faisait les cent pas dans la salle d’attente de l’antenne chirurgicale. Un flic en uniforme était assis sur une chaise en plastique et lisait Road & Track. Ils emmenèrent Jensen dans une salle de consultation, fermèrent la porte, et l’obligèrent à s’asseoir.

– Il était temps que quelqu’un commence à prendre cette histoire au sérieux, commença Jensen. Il a fallu qu’Evan se fasse poignarder pour que vous vous décidiez… (Elle parlait d’une voix mesurée, mais où la peur transparaissait, et suggérait qu’elle était à bout de nerfs.) C’est ce bon Dieu de cambrioleur. Si vous le retrouviez…

– Quel cambrioleur ? demanda Lucas.

La pièce sentait l’alcool à quatre-vingt-dix degrés, la peau et le sparadrap.

– Quel cambrioleur ? (La colère la fit élever la voix, presque hurler.) Quel cambrioleur ? Quel cambrioleur ? Le type qui a cambriolé mon appartement !

– On n’est pas au courant, expliqua rapidement Connell. On travaille à la criminelle. On cherché un homme qui tue des femmes depuis des années. Il a gravé les initiales SJ sur les deux dernières. On n’est pas sûrs qu’il s’agisse des vôtres, mais c’est une possibilité. La technique de l’attaque perpétrée contre Mr. Hart ressemble à celle dont il s’est servi contre les victimes. Il semble qu’il ait utilisé une arme du même type. Il correspond aux descriptions qu’on nous a faites de l’assassin…

– Oh ! mon Dieu ! s’exclama Jensen, la main sur la bouche. J’ai vu le reportage sur TV3, l’homme à la barbe. Le type qui a attaqué Evan avait une barbe.

Lucas hocha la tête.

– C’est lui. Connaissez-vous quelqu’un qui ressemble à ça ? Quelqu’un avec qui vous êtes sortie, quelqu’un avec qui vous êtes en relation. Peut-être quelqu’un que vous avez éconduit. Ou bien peut-être simplement quelqu’un qui vous observe, quelqu’un dont vous sentez la présence au bureau.

– Non. (Elle réfléchit de nouveau.) Non. Je connais un ou deux types qui portent la barbe, mais je ne suis jamais sortie avec eux. Et ils ont l’air d’être tout à fait ordinaires… De toute façon, ça n’est pas eux. C’est ce bon Dieu de cambrioleur ! Je crois qu’il est revenu dans mon appartement.

– Parlez-nous de ce cambrioleur, lui demanda Lucas.

Elle leur raconta tout : le cambriolage initial, la disparition de ses bijoux et de sa ceinture, l’odeur de salive sur son front. Elle leur parla de l’impression qu’elle avait eue qu’on avait fait des visites dans son appartement depuis – et qu’il s’agissait du même homme.

– Mais je n’en suis pas sûre. Je croyais que je devenais folle. Mes amis pensaient que c’était dû au cambriolage, que j’imaginais des choses qui n’existaient pas. Mais je ne crois pas : l’appartement n’était pas comme d’habitude, il y avait quelque chose de bizarre dans l’atmosphère. Je crois qu’il vient dormir dans mon lit. (Elle rit, un jappement bref, à peine amusé.) On dirait les sept nains, dans Blanche Neige : on a mangé mon porridge. On a dormi dans mon lit.

– Vous dites que la première fois qu’il est venu, il vous a touchée – embrassée sur le front.

– Léchée, plutôt, rectifia-t-elle en frissonnant. Je m’en souviens vaguement, comme d’un rêve.

– Et comment est-il entré ? demanda Lucas. Est-ce qu’il a forcé la porte ?

Il n’y avait eu aucun bruit, expliqua-t-elle, et la porte était intacte, il devait donc avoir une clé. Mais elle était la seule à en posséder une, avec le gérant de l’immeuble, bien sûr.

– Comment est-il ? Le gérant ?

– Un vieillard…

Ils firent la liste : qui avait la clé, qui pouvait l’obtenir, qui pouvait en faire un double. Ça faisait plus de monde qu’elle ne l’aurait cru. Les employés de l’immeuble, la femme de ménage. Et les endroits où l’on confiait le trousseau de clés au portier pour qu’il gare la voiture ? Il y avait eu quelques portiers.

– Mais j’ai changé les serrures après le cambriolage. Il aurait fallu qu’il ait le trousseau au moins deux fois.

– C’est quelqu’un de l’immeuble, alors, dit Connell à Lucas.

Elle lui avait pris le poignet pour attirer son attention. Elle était malade, mais c’était une force de la nature, et elle le serrait avec l’énergie du désespoir.

– Si quelqu’un est vraiment retourné dans l’appartement, objecta Lucas. En tout cas, le voleur était un pro. Il savait ce qu’il voulait et où ça se trouvait. Il n’a pas saccagé l’appartement pour découvrir le butin. Un monte-en-l’air.

– Un monte-en-l’air ? demanda Jensen, dubitative.

– Je vais vous dire une chose : le cinéma a tendance à les montrer sous un jour romantique, mais les véritables monte-en-l’air sont cinglés. Ce qui les excite, c’est de se faufiler dans un appartement pendant que ses occupants y sont. La dernière chose que souhaitent la plupart des cambrioleurs, c’est de tomber sur les propriétaires. Les monte-en-l’air adorent ça. Ils se défoncent tous, héroïne, cocaïne, amphétamines, PCP. Un bon nombre d’entre eux ont des viols à leur actif. Beaucoup finissent par tuer quelqu’un. Je ne veux pas vous effrayer, mais c’est comme ça.

– Oh ! mon Dieu !…

– La façon dont s’est déroulée l’agression semble indiquer que le type était au courant de ce qui s’est passé entre vous et Mr. Hart, intervint Connell. Est-ce que vous avez parlé de lui à qui que ce soit dans l’immeuble ?

– Non, je n’ai aucun ami proche dans l’immeuble. Mes rapports avec les voisins se réduisent à leur dire bonjour dans le couloir. Evan est resté chez moi pour la première fois hier soir. C’était la première fois qu’on dormait ensemble. Ça ne s’était jamais produit auparavant. Qui que ce soit, l’agresseur savait, pour nous deux.

– Avez-vous dit qu’il allait vous rendre visite à quelqu’un au boulot ?

– J’ai un ou deux amis qui savaient qu’il y avait quelque chose entre nous.

– Il nous faudra leurs noms, dit Lucas. (S’adressant à Connell :) Une personne travaillant dans le même bureau a peut-être eu occasionnellement accès à son sac à main ; elle aurait pu se procurer les clés de cette façon. Il faut également examiner les appartements voisins. Les gens qui vivent à l’étage. (À Jensen :) Est-ce que vous avez l’impression d’être l’objet de l’attention de quelqu’un dans votre immeuble ? Une petite sensation de malaise ? Quelqu’un qui aurait l’air désireux de vous croiser le plus souvent possible, ou bien de vous parler, ou encore quelqu’un qui ne perdrait pas une occasion de vous détailler ?

– Non, non, je ne vois pas. Le gérant est un très chic type. Quelqu’un de vraiment droit. Pas une personne refoulée ou bizarre, ni un chef scout, ni rien de ce genre. Pour moi, c’est comme mon père. Mon Dieu, ça me fout la trouille, de penser qu’on m’espionne !

– Et quelqu’un d’extérieur ? demanda Lucas. Est-ce qu’il y a un immeuble en face de chez vous, d’où on pourrait vous observer ? Un voyeur quelconque ?

Elle secoua la tête.

– Non. Il y a un immeuble en face – celui où cette femme s’est fait tuer la semaine dernière –, mais je suis au dernier étage, plus haut que leur toit. J’ai une vue plongeante sur le parc au-delà de cet immeuble, et l’autre côté du parc est une zone résidentielle. Aucun bâtiment ne s’élève à la hauteur du mien là-bas. D’autre part, c’est à plus d’un kilomètre et demi.

– D’accord…

Lucas l’étudia un petit moment. Elle était très différente des autres victimes. En la regardant, un petit doute l’envahit. Elle était à la mode, elle était intelligente, elle était coriace. Elle ne leur témoignait aucune déférence particulière, n’avait pas l’air mélancolique, ne donnait pas l’impression de gâcher sa vie.

– Il faut que je m’absente de cet appartement, reprit Jensen. Est-ce qu’un policier pourrait m’accompagner pour aller chercher quelques affaires ?

– Vous pouvez avoir la protection d’un flic jusqu’à ce qu’on attrape ce type, la rassura Lucas. (Il tendit la main pour lui toucher le bras.) Mais j’espère que vous ne partirez pas. On peut vous loger dans un autre appartement de l’immeuble, et vous faire escorter : des policiers femmes armées, en civil. On voudrait prendre ce type au piège, pas l’effrayer et le perdre dans la nature.

Connell s’en mêla :

– Nous n’avons aucune piste, madame Jensen. On en est presque réduits à attendre qu’il tue quelqu’un d’autre, dans l’espoir de trouver quelque chose de concluant. C’est la première embellie qu’on ait eue dans cette affaire.

Jensen se leva et se détourna d’eux, frissonna, regarda Lucas :

– Quelles sont ses chances de parvenir jusqu’à… moi ?

– Je ne vous raconterai pas d’histoires : il y a toujours un risque. Mais il est très mince. Et si on ne lui met pas la main dessus, il peut attendre qu’on ne puisse plus vous escorter et recommencer à vous traquer. Il y a quelques années nous avons eu une affaire comme ça, un type d’environ vingt-cinq ans qui s’en est pris à une femme qui avait été son professeur en seconde. Il avait pensé à elle pendant tout ce temps-là.

– Oh ! mon Dieu !… (Puis, soudain :) D’accord, allons-y. Piégeons-le.

Le flic en uniforme qui se trouvait dans la salle d’attente frappa à la porte, passa sa tête à l’intérieur, et dit à Jensen :

– Le Dr Ramihat vous demande.

Jensen saisit l’avant-bras de Lucas, y enfonça les ongles, tandis qu’ils sortaient dans le couloir pour se rendre à la salle d’attente. Ils y trouvèrent le chirurgien occupé à tirer avidement sur une cigarette et à manger un Twinkie.

– Il y a pas mal de dégâts, expliqua-t-il avec un léger accent indien. On ne peut rien garantir à l’heure qu’il est, mais son état s’est stabilisé et on a arrêté l’hémorragie. À moins d’un imprévu, il a d’assez bonnes chances de s’en sortir. Il y a un risque d’infection, mais il est en assez bonne forme et il devrait pouvoir en venir à bout.

Jensen s’effondra sur une chaise, la tête dans les mains, et se mit à pleurer. Ramihat lui tapait sur l’épaule d’une main, en mangeant un second Twinkie avec la main qui tenait la cigarette. Il fit un clin d’œil à Lucas. Connell entraîna celui-ci à l’écart :

– Si on arrive à la contrôler, il est à nous, affirma-t-elle tranquillement.

 

 

Ils passèrent le restant de la matinée à tout organiser. Sloan vint travailler avec Lucas, Connell et Greave, à faire les vérifications nécessaires sur tous les gens ayant eu accès aux clés de Jensen.

Après quelques discussions, Jensen décida qu’elle voulait bien rester dans l’appartement, si son escorte y séjournait avec elle. De cette façon, elle n’avait pas besoin de déménager quoi que ce soit, et évitait, dans le cas où il vivait dans l’immeuble, que le tueur ne la voie le faire.

Hart sortit du bloc opératoire à trois heures de l’après-midi. Il s’accrochait toujours à la vie.