CHAPITRE XIX

Ce matin-là, quand Lucas arriva, Greave avait les pieds sur le bureau et parlait au téléphone. Anderson vint le trouver :

– Un type de la criminelle à Madison a interrogé une personne du nom d’Abby Weed. Il a dit qu’elle avait confirmé avoir rencontré Joe Hillerod dans une librairie. Elle ne se souvient pas de la date précise où ça s’est passé, mais elle se souvient de la discussion qu’ils ont eue, et ça collait avec ce qu’il avait dit. Elle a déclaré qu’elle avait passé la nuit avec lui, et elle n’était pas contente qu’on la questionne là-dessus.

– Bon Dieu ! fit Lucas, sans y mettre beaucoup de chaleur.

Hillerod n’avait pas l’air d’être le coupable, et il n’attendait rien de plus de cette piste.

– Est-ce que vous avez vu Meagan Connell ?

Anderson secoua la tête, mais Greave, toujours au téléphone, leva un doigt, dit encore quelques mots, puis couvrit le microphone de sa paume.

– Elle a appelé, elle a dit qu’elle était malade. Elle viendra plus tard.

Il retourna à sa conversation téléphonique.

Malade. Connell avait l’air très abattue, quand Lucas l’avait quittée la nuit précédente. Il n’avait pas voulu la laisser comme ça – il lui avait proposé de rentrer avec lui, et de passer la nuit dans la chambre d’amis, mais elle avait prétendu que ça allait.

– Je n’aurais pas dû vous parler des questions posées par Beneteau à votre sujet, avait déclaré Lucas.

Elle lui avait pris le bras.

– Lucas, vous avez eu raison de m’en parler. C’est une des choses les plus agréables qui me soient arrivées depuis un an.

Mais ses yeux étaient ineffablement tristes, et il avait tourné la tête pour éviter son regard.

 

 

Greave raccrocha et soupira.

– Vous en êtes où, sur les délinquants sexuels ? demanda Lucas.

– Ça n’a pas beaucoup avancé. (Il détourna les yeux.) À dire vrai, j’ai à peine commencé. Je pensais avoir un élément nouveau dans mon enquête sur le meurtre de la vieille dame.

– Nom de Dieu, Bob, oubliez ça ! le rabroua Lucas sans ménagement. On a besoin de ces informations, et il nous faut le plus de monde possible pour faire avancer cette enquête.

Greave se leva, s’ébroua comme un jeune chien. Il était un peu plus petit que Lucas, avait les traits un peu plus fins.

– Lucas, je n’arrive pas à oublier cette histoire. J’essaie, mais je n’y arrive pas. Je vous le jure, je mangeais une glace hier soir, et je me suis mis à me demander s’ils n’avaient pas empoisonné sa glace à elle.

Lucas se contenta de le regarder, et Greave secoua la tête au bout d’une minute environ.

– Ils ne l’ont pas fait, bien sûr.

Et ils dirent simultanément :

– Pas de preuve toxicologique.

 

 

Jan Reed trouva Lucas dans son bureau. Elle a de très beaux yeux, pensa-t-il. Des yeux d’Italienne. Dans lesquels on pouvait plonger sans problème. Il eut une mini-vision d’elle très masculine : Reed sur un lit, l’oreiller sous les épaules, la tête en arrière, à une demi-seconde de l’orgasme. Elle ouvrait les yeux au dernier moment, les levait vers lui, la chose la plus sexy de l’univers, à cet instant précis…

– Rien de neuf, dit-il, troublé. Rien du tout.

– Et les gens que vous avez arrêtés au cours de ce raid dans le Wisconsin ?

Il y avait une pointe d’amusement dans ses yeux. Elle savait l’effet qu’elle lui faisait.

Et elle savait qu’il y avait eu un raid.

– Une affaire sans rapport avec celle qui nous occupe, mais une sacrée histoire, mentit Lucas. (Il débita :) C’est un groupe qu’on appelle les Bouseux – formé à partir d’un gang de motards baptisé les Mauvaises Graines, originaire du nord-ouest du Wisconsin, et qui s’est transformé en organisation criminelle. Les flics l’appellent la Mafia des Bouseux. Bref, ce sont les types qui pillaient les armureries de banlieue. On a récupéré beaucoup d’armes.

– C’est en effet une histoire intéressante.

Elle prit des notes sur son calepin, puis posa la gomme de son crayon contre ses dents, d’un air pensif, érotique. Il commençait à être obsédé par les présentatrices télé fellatrices.

– Les armes, c’est une question brûlante… en ce moment.

Elle ménageait des pauses dans la conversation, comme si elle l’invitait à les remplir.

Elle en marqua une nouvelle, et Lucas demanda :

– C’est un nom anglais, Reed, c’est bien ça ?

– Oui je suis anglaise par mon père. Pourquoi ?

– Je me disais que vous aviez de superbes yeux italiens, on vous l’a déjà fait remarquer ?

Elle sourit et se mordilla la lèvre inférieure avec les incisives avant de répondre :

– Eh bien, merci…

Quand elle partit, Lucas l’accompagna à la porte. Elle marchait un peu moins vite que lui, et il se retrouva presque devant elle, à lui ouvrir la porte. Elle sentait bon. Il la regarda descendre le couloir. Elle n’avait pas la démarche athlétique. Elle se déplaçait d’une façon trop douce, trop fluide pour cela. Elle tourna la tête au bout du couloir pour voir s’il la regardait et, alors qu’elles ne se ressemblaient pas du tout, elle lui rappela Weather.

 

 

Le reste de cette journée se déroula comme une bande de terre désolée, paperasses, vieux rapports et conjectures. Peu après deux heures, Connell fit son apparition, encore plus pâle que d’habitude. Elle avait travaillé sur les fichiers informatiques. Lucas lui parla du témoignage d’Abby Weed. Connell hocha la tête :

– Je les avais déjà rayés de la liste des coupables. Pincer les Hillerod, c’était notre bonne action de la journée, c’est tout.

– Comment vous sentez-vous ?

– Malade. (Puis, très vite :) Pas à cause de la nuit dernière. Non, à cause… du gros truc. C’est en train de revenir.

– Doux Jésus, Meagan !…

– Je savais que ça allait me retomber dessus. Écoutez, je vais aller discuter avec Anderson et aider Greave, pour les crimes sexuels. Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre.

Elle sortit, mais revint dix secondes plus tard.

– Il faut qu’on l’ait, Lucas. Cette semaine, ou la suivante.

– Je ne sais pas…

– C’est tout le temps dont je dispose, cette fois… Et la prochaine rémission sera encore plus courte.

 

 

Lucas rentra chez lui assez tôt, et trouva Weather sur le canapé occupée à lire The Robber Bride, les jambes repliées sous elle.

– C’est l’impasse ?

– On dirait. La femme de Madison a confirmé l’alibi donné par Joe Hillerod. On s’est replongés dans la paperasse.

– Dommage. Ça avait l’air d’être un beau salaud.

– On l’a coincé sur le coup des armes, au moins. Il les avait presque toutes manipulées, les types de l’identité judiciaire ont pu obtenir de bonnes empreintes. Ils ont retrouvé des tenailles et un pied-de-biche dans sa camionnette, et les experts ont établi que les marques sur la porte d’une armurerie de Wayzata correspondaient à ces outils.

– Alors, qu’est-ce qui reste ? Dans l’affaire de meurtre.

– Bon Dieu ! je n’en sais rien. Mais j’ai l’impression que ça avance.

Lucas passa la dernière partie de la soirée dans son bureau, à parcourir le dossier compilé par Anderson – tous les éléments connus de l’affaire, avec les antécédents de crimes sexuels que Greave avait fini par rassembler. Weather vint à la porte en chemise de nuit de coton.

– Surtout, ne fais pas de bruit quand tu viendras te coucher. J’ai une opération très délicate demain.

– Ouais. (Il leva les yeux, les cheveux en désordre, l’air découragé.) Tu sais, il y a des tas de trucs dans ce dossier, et énormément de foutaises. On pourrait enquêter dessus pendant quatre ans sans avancer d’un millimètre.

Elle sourit, s’approcha de lui, arrangea ses cheveux à petites tapes. Il l’entoura de ses bras et l’attira à lui, pour mettre sa tête entre ses seins. Il y avait dans ce geste quelque chose d’animal : c’était si bon, si naturel. Maman.

– Tu finiras par l’avoir.

 

 

Une heure plus tard, il fut dérouté par la note d’Anderson concernant les sourds. À première vue, tout paraissait coller : un type avec une barbe, en route vers la librairie, en camionnette. Comment avaient-ils pu se planter autant sur les plaques minéralogiques ? Il jeta un coup d’œil à sa montre : une heure du matin, trop tard pour appeler Saint Paul. Il s’enfonça dans son siège et ferma les yeux. Il lui viendrait peut-être quelque chose à l’esprit…