CHAPITRE XXVI

– On a des photos de lui, dit Connell.

Lucas la trouva sur le seuil d’un petit appartement au cinquième étage, s’éloignant d’une femme aux cheveux gris. Connell était plus survoltée que jamais, un rouleau de pellicule trente-cinq millimètres dans le poing.

– Des photos de lui et de la camionnette.

– On m’a dit qu’on avait un film.

– Ah ! mon vieux, vous allez voir…

Connell l’emmena au bas des marches.

Au quatrième, deux flics parlaient à un homme mince en robe de chambre.

– Pourriez-vous passer la bande ? demanda Connell.

L’un des flics jeta un coup d’œil à Lucas et haussa les épaules.

– Comment ça va, patron ?

– Ça va. Alors, qu’est-ce qu’on a ?

– Mr. Hane a filmé l’agression avec sa caméra vidéo, répondit le plus âgé des deux flics, désignant l’homme en robe de chambre de son stylo.

– Je n’ai pas réfléchi, expliqua l’homme. Je n’ai pas eu le temps.

Le plus jeune flic appuya sur le bouton du magnétoscope. L’image apparut, claire et nette : l’image d’une clarté violente inondant la fenêtre. Au bas de l’écran, ce qui avait l’air d’être deux paires de jambes en train de danser.

Ils se levèrent tous et regardèrent en silence. La bande se dévidait : ils ne pouvaient rien voir de l’autre côté de la fenêtre, sauf les jambes.

– Si on ramène ça au labo, on devrait pouvoir obtenir une estimation de la taille du type, déclara Lucas.

L’homme en robe de chambre, l’air lugubre, comme un chien policier rentré bredouille, s’excusa.

– Je suis désolé.

Le plus vieux des flics tenta d’expliquer :

– Vous voyez, la lumière se reflétait presque directement dans l’objectif, du coup, où qu’il l’oriente, ce qu’il voulait filmer se trouvait derrière.

– J’étais bouleversé…

Dans le couloir, Lucas demanda :

– Comment sait-on qu’on n’a pas exactement la même chose sur la pellicule photo ?

– Parce qu’elle est sortie les prendre sur la terrasse, répondit Connell. Il n’y avait pas de fenêtre entre elle et le tueur pour renvoyer la lumière… Il y a un labo, où ils développent les photos dans l’heure à Midway, ouvert toute la nuit.

– Il y a peut-être un meilleur…

Elle secoua la tête.

– Non. On m’a dit que le développement automatique était ce qu’il y avait de plus fiable pour la pellicule Kodak. C’est à peu près partout la même qualité.

– La femme assassinée, dans la rue, vous l’avez suffisamment regardée ?

– Beaucoup trop. (Elle leva les yeux vers Lucas.) Il est sorti de ses gonds. C’était un tueur sournois, furtif, et maintenant, c’est Jack l’Éventreur.

– Et vous ?

– Il y a très longtemps que je suis sortie de mes gonds.

– Je voulais dire… Vous tenez le coup ?

– Je tiens le coup.

 

 

L’employé était tout seul, occupé à développer de la pellicule. Il pouvait tout arrêter, disait-il, et avoir des tirages en un quart d’heure, gratuitement.

– Vous êtes sûr que vous n’allez pas les bousiller ? demanda Lucas.

L’employé, un étudiant osseux en tee-shirt « Stone Temple Pilots », haussa les épaules.

– Une chance sur mille, peut-être moins. Vous n’aurez rien de mieux ailleurs.

Lucas lui tendit la pellicule.

– Allez-y.

 

 

Dix-sept minutes plus tard, le gamin dit :

– Le problème, c’est qu’elle a essayé de prendre une photo à cinquante ou soixante mètres, en pleine nuit, avec ce tout petit flash. Ce genre de flash est censé éclairer le visage de quelqu’un à trois ou quatre mètres.

– Il n’y a rien, là-dessus ! vociféra Connell, en postillonnant.

– Si, il y a quelque chose – vous pouvez voir, là ! protesta le gamin, indigné, en examinant l’un des tirages, presque noir.

La photo présentait une traînée jaune au milieu, sans doute un réverbère, au-dessus de ce qui était peut-être le toit d’un camion.

– C’est exactement ce qu’on obtient quand on prend des photos la nuit avec ces putains d’appareils photos.

Il se passait quelque chose sur ces images, mais ils ne pouvaient dire quoi au juste. C’étaient de simples traînées de lumière qui étaient peut-être une femme que l’on tuait à coups de couteau.

– Je n’en reviens pas ! s’exclama Connell.

Elle s’écroula sur le siège de la voiture, malade.

– Je n’ai confiance ni dans les témoins oculaires ni dans les photos, déclara Lucas.

Trois rues plus loin, Connell demanda précipitamment :

– Arrêtez-vous, s’il vous plaît. Là, au coin.

– Quoi ?

Lucas s’arrêta.

Connell sortit et se mit à vomir. Lucas sortit du véhicule à son tour, s’avança vers elle. Elle leva les yeux tant bien que mal, tenta de sourire.

– Ça s’aggrave. Il faut faire vite, Lucas.

 

 

– Ils vont se déchaîner, prévint Roux.

Elle avait allumé deux cigarettes en même temps, celle qui était restée sur le rebord de la fenêtre se consumait toute seule.

– On l’aura, affirma Lucas. On maintient la surveillance chez Sara Jensen. Il y a beaucoup de chances qu’il essaie de pénétrer dans l’appartement.

– Cette semaine, reprit Roux. Il faut que ça soit cette semaine.

– Très bientôt.

– Promis ?

– Non.

 

 

Lucas passa la journée à mener l’enquête de routine liée à l’assassinat d’Eloïse Miller, à lire les rapports, et à appeler d’autres flics. Connell fit de même, ainsi que Greave. Les résultats des investigations menées sur les lieux du crime arrivèrent dans la journée. Le type était costaud et puissant, la femme s’était effondrée sous ses coups comme une poupée de chiffon.

Il y avait trois témoins oculaires : l’un d’eux disait que le tueur portait la barbe, et les autres, non. Deux témoins déclaraient qu’il avait une casquette, l’autre prétendait qu’il avait les cheveux noirs. Tous les trois étaient sûrs qu’il roulait en camionnette, mais ils étaient incapables d’en préciser la couleur exacte. Quelque chose et blanc. Il n’y aurait pas eu assez de poussière dans la rue pour relever les empreintes des pneus, même si deux voitures de flics et une ambulance n’étaient pas passées dessus.

Puis il y eut le rapport d’autopsie. Rien d’intéressant. Pas d’ADN possible. Pas d’empreintes digitales. Le labo était encore à la recherche de poils ou de cheveux.

 

 

À quatre heures, il abandonna la partie. Il rentra chez lui, fit une sieste. Weather rentra à six heures.

À sept heures, ils étaient tous deux étendus, la sueur séchait sur leurs épidermes. Au-dehors, par la fenêtre entrouverte de quelques centimètres, ils entendaient les voitures passer dans la rue, à cinquante mètres à peine, et, parfois, le murmure de voix tranquilles.

Weather se redressa sur un coude.

– Ta faculté de recul par rapport à ce que tu fais m’épate. (Elle traça un cercle sur sa poitrine du bout du doigt.) Si j’étais dans une impasse avec un problème comme celui que tu dois résoudre, je serais incapable de penser à quoi que ce soit d’autre. De faire ce qu’on vient de faire.

– Attendre fait partie du jeu. Ça a toujours été comme ça. Bien obligé d’attendre que le gâteau ait fini de cuire pour le manger.

– Pendant ce temps-là, des gens se font assassiner.

– Il y a toujours des gens qui meurent pour de mauvaises raisons. Quand on était dans le bois, l’hiver dernier, je t’ai suppliée de ne pas m’accompagner. Tu as refusé de rester derrière, du coup, je suis encore vivant. Si tu n’avais pas été là…

Il toucha la cicatrice sur sa gorge.

– Ça n’est pas la même chose, objecta-t-elle. (Elle toucha la cicatrice à son tour. Pour l’essentiel, c’était elle qui l’avait tracée.) Les gens meurent par hasard. Deux voitures se rentrent dedans, et quelqu’un meurt. Si le conducteur de l’une d’entre elles avait hésité cinq minutes supplémentaires au feu précédent, les véhicules ne seraient pas entrés en collision, et personne ne serait mort. C’est la vie. La chance ou la malchance. Mais ce que tu fais, toi… quelqu’un va peut-être mourir, parce que tu n’arrives pas à venir à bout d’un problème dont les solutions existent. Ou bien, comme l’hiver dernier, tu te surpasses, tu résous un problème insoluble et beaucoup de gens qui auraient dû mourir vivent…

Il ouvrit la bouche pour lui répondre, mais elle l’en empêcha avec de petites tapes sur la poitrine.

– Je ne critique pas. Je constate. Ton boulot est vraiment… bizarre. Ça ressemble plus à de la magie, ou bien à de la divination qu’à une science. Je suis une scientifique. Comme tous les gens avec qui je travaille. C’est routinier, la science. Ce que tu fais toi, c’est… fascinant.

Lucas émit un gloussement proprement stupéfiant, aigu, qui ne ressemblait à rien de ce à quoi elle était habituée, venant de lui. Pas un rire, ni un ricanement. Un gloussement. Elle baissa les yeux sur lui.

– Bon Dieu ! je suis content que tu vives avec moi, Karkinnen. Des conversations comme celle-ci me tiendraient éveillé pendant des semaines, tu es meilleure que les amphés.

– Je suis désolée…

– Non, non. (Il se dressa sur un coude pour lui faire face.) J’en ai besoin. Personne n’a jamais regardé au fond de moi auparavant. Je crois qu’on peut vieillir et se rouiller beaucoup plus vite s’il n’y a jamais quelqu’un d’autre pour se donner la peine de regarder au fond de soi.

 

 

Quand Weather se leva pour aller dans la salle de bains, Lucas se leva et déambula dans l’appartement, à la recherche de quelque chose, sans savoir quoi au juste. Une photo d’Eloïse Miller, morte, s’était gravée dans sa mémoire : une femme sortie pour nourrir le chien d’un ami en voyage. Elle n’avait fait le chemin qu’une fois, tard le soir. Une fois de trop.

Lucas entendit Weather faire couler l’eau dans la salle de bains, et eut une pensée coupable pour les charmes de Jan Reed. Il soupira et écarta la journaliste de ses préoccupations. Il n’était pas censé penser à ça.

Ils en savaient si long, sur le tueur, songea-t-il. Son aspect général, sa taille, sa force, ce qu’il faisait, le genre de véhicules dans lesquels il roulait, s’il se servait effectivement d’une Taurus verte en plus de la camionnette. En ce moment même, Anderson tentait de faire des recoupements entre des listes de propriétaires de deux types distincts de véhicules, Taurus vertes et camionnettes.

Mais il y avait trop d’éléments contradictoires, dans ce qu’ils savaient. En procès, ça ne pardonnait pas.

Suivant ce qu’on croyait ou non, le tueur était un Blanc ou un Noir à peau claire, grand ou petit, un policier (ou peut-être un taulard), un usager de la cocaïne qui roulait en camionnette bleue et blanche, ou peut-être rouge et blanche, ou encore en berline Taurus de couleur verte. Il mettait des lunettes, ou non, et, bien qu’il soit à peu près acquis qu’il portait la barbe à un moment donné, il se pouvait très bien qu’il l’ait à présent rasée. Ou non.

Super.

Et même si ces détails étaient éclaircis, ils n’avaient pas l’ombre d’une preuve pour le faire condamner. Peut-être que le labo découvrirait quelque chose, songea-t-il. Peut-être parviendraient-ils à trouver l’ADN grâce à une cigarette, et peut-être qu’il y aurait un code génétique correspondant dans la banque de données. Ça s’était déjà vu.

Et peut-être aussi que les cochons allaient se mettre à voler.

Lucas entra dans la salle à manger, joua quelques notes au piano. Weather lui avait offert de lui apprendre à jouer – elle avait donné des leçons quand elle était étudiante –, mais il lui avait répondu qu’il était trop vieux.

– On n’est jamais trop vieux, avait-elle rétorqué. Tiens, reprends un peu de vin.

– Je suis trop vieux. Je ne peux plus assimiler ce genre de truc. Mon cerveau n’enregistre pas, avait insisté Lucas, en prenant son verre. Mais je sais chanter.

– Tu sais chanter ? s’était-elle étonnée. Quoi, par exemple ?

– J’ai chanté I love Paris en concert au lycée, avait-il répondu, sur la défensive.

– Est-ce que je dois te croire ?

– Comme tu veux, mais c’est vrai.

Il avait bu une gorgée de vin.

Elle aussi, puis elle avait posé son verre sur une petite table, et fouillé, légèrement ivre, dans les partitions, avant de lancer :

– Ha ! ha ! elle le prend au mot. Voici la musique de I love Paris.

Elle s’était mise au piano, et il avait chanté ; remarquablement bien, lui avait-elle dit.

– Tu as une jolie voix de baryton.

– Je sais. Mon professeur de musique disait que j’avais un organe vibrant, et puissant.

– Ah !… Elle était jolie ?

– C’était un homme. Tiens, reprends un peu de vin.

 

 

Lucas pianota encore un peu, puis s’en fut dans la chambre à coucher, repensant aux témoins oculaires. Ils en avaient plus d’une douzaine, maintenant. Un certain nombre se trouvaient trop loin, au moment des faits, pour avoir vu grand-chose ; deux d’entre eux avaient eu si peur qu’ils aggravaient la confusion, plus qu’ils n’étaient utiles ; deux hommes avaient vu le visage du tueur pendant l’attaque perpétrée contre Evan Hart. L’un disait qu’il était blanc, l’autre que c’était un Noir à peau claire.

Et d’autres avaient vu le tueur trop longtemps auparavant pour s’en souvenir…

 

 

Weather était nue, penchée au-dessus de l’évier, les cheveux pleins de shampooing.

– Si tu me touches les fesses, j’attends que tu dormes et je te défigure, prévint-elle.

– Tu seras bien avancée, quand tu m’auras coupé le nez…

– Je ne parlais pas de te couper le nez !

Il s’appuya contre le chambranle.

– C’est quelque chose que les femmes ne comprendront jamais. Un cul vraiment bien fait, c’est une beauté tellement sublime qu’il est presque impossible de se retenir d’y toucher.

– Oui, eh bien, résiste à la tentation.

Lucas l’observa un moment, avant de poursuivre :

– À propos, il y a des sourds qui croient avoir vu la camionnette du tueur. Ils en étaient certains. Mais ils ont donné une immatriculation qui n’existe pas – CUL.

Il lui toucha les fesses.

– Je te jure, Lucas, que ce n’est pas sous prétexte que je ne peux pas me défendre pour l’instant que tu vas… !

– Comment se fait-il qu’ils soient si sûrs d’eux, et qu’ils aient donné un mauvais numéro ?

Weather cessa de se savonner la tête.

– Beaucoup de sourds ne savent pas lire l’anglais.

– Quoi ?

Elle le regarda par-dessous son aisselle, la tête toujours dans le lavabo.

– Ils ne savent pas lire l’anglais. C’est une langue très difficile à apprendre, si on ne l’entend pas. Des tas de sourds ne prennent pas la peine de le faire. Ou n’apprennent que le strict nécessaire, juste assez pour lire les menus et reconnaître les arrêts d’autobus.

– Et comment font-ils pour communiquer ?

– Ils communiquent par signes.

– Je voulais dire : avec le reste du monde.

– Très souvent, ça ne les intéresse pas. Les sourds ont une culture à eux, ça leur suffît, ils n’ont pas besoin du reste du monde.

– Ils ne savent ni lire, ni écrire ? s’étonna Lucas.

– Pas l’anglais. Il y en a beaucoup qui ne savent pas, en tout cas. C’est très important ?

– Je ne sais pas. Mais je le saurai bientôt.

– Ce soir ?

– Tu avais d’autres projets ?

Il toucha de nouveau les fesses de Weather.

– Pas vraiment. Il faut que j’aille me coucher.

– Je vais peut-être passer un coup de fil. Il n’est même pas dix heures.

 

 

Annalise Jones était sergent dans la police de Saint Paul. Lucas réussit à la joindre chez elle.

– C’est un interne qui s’est chargé de la traduction. Un étudiant de St. Thomas. Il avait l’air de savoir ce qu’il faisait.

– Vous n’avez pas d’interprète permanent ?

– Si, mais il était absent.

– Comment est-ce que je pourrais obtenir leurs noms ? Ceux des sourds, je veux dire ?

– À cette heure-ci ? Il faudrait que je téléphone.

– Ça vous serait possible ?

 

 

À onze heures il avait un nom et une adresse dans St. Paul Avenue. À environ trois kilomètres. Il prit sa veste. Weather, couchée, l’appela d’une voix ensommeillée.

– Tu sors ?

– Juste un petit moment. Il faut que j’en aie le cœur net.

– Sois prudent…

Les maisons, sur St. Paul Avenue, étaient pour la plupart des pavillons construits durant l’après-guerre, auxquels on avait ajouté des éléments ou qu’on avait transformés, avec de petites cours bien tenues, et des garages situés derrière le bâtiment principal. Lucas descendit l’avenue en lisant les numéros, jusqu’à ce qu’il trouve le bon. Il y avait de la lumière aux fenêtres. Il fit quelques pas sur le trottoir, et appuya sur la sonnette. Au bout d’un moment, il entendit des voix, puis une ombre passa devant les rideaux des fenêtres, la porte d’entrée s’ouvrit de trente centimètres, une chaîne de sécurité tendue dans l’intervalle. Un petit homme âgé passa la tête.

– Oui ?

– Lucas Davenport, de la police de Minneapolis. (Il montra son insigne et la porte s’ouvrit plus largement.) Est-ce que Paul Johnston habite ici ?

– Oui. Il a des ennuis ?

– Non, il n’a pas d’ennuis. Mais il a fait une déposition aux policiers de Saint Paul concernant une affaire en cours, et j’ai besoin de lui parler.

– À cette heure-ci ?

– Je suis désolé, mais c’est assez urgent.

– Eh bien, je pense qu’il est chez les Warren. (Il se tourna et appela quelqu’un à l’intérieur de la maison.) Shirley ? Est-ce que Paul est chez les Warren ?

– Je crois.

Une femme en robe d’intérieur rose s’avança dans l’entrée, la main serrée sur les pans de la robe.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– C’est un policier. Il cherche Paul…

 

 

Les Warren étaient une famille de sourds de Minneapolis, et leur domicile était une sorte de lieu de rassemblement pour leurs semblables. Lucas se gara à deux maisons de là, au bout d’une longue file de voitures, toutes groupées autour de chez les Warren. Un homme et une femme étaient assis sur le perron ; ils buvaient de la bière et le regardèrent s’approcher. Il traversa la largeur du trottoir, et dit :

– Je cherche Paul Johnston.

Les deux échangèrent un coup d’œil, puis l’homme lui répondit par signes, et Lucas secoua la tête. L’homme haussa les épaules, émit un coassement étranglé ; alors Lucas sortit son insigne, le leur montra, pointa l’index vers la maison et répéta :

– Paul Johnston ?

La femme soupira, leva un doigt et disparut à l’intérieur. Elle revint un peu plus tard, suivie d’une adolescente blonde, longue et mince comme un fil, au visage étroit et aux yeux gris. La femme se rassit, tandis que la blonde demandait :

– Est-ce que je peux vous aider ?

– Je suis un policier de Minneapolis et je cherche Paul Johnston, qui a contacté la police de Saint Paul au sujet d’une affaire sur laquelle nous travaillons.

– Les meurtres. On en a parlé ensemble. Ça n’a jamais eu de suite.

– D’après ce que j’ai compris, Saint Paul a enregistré une déposition.

– Ouais, mais on n’en a plus jamais entendu parler… Attendez, je vais le chercher.

Elle retourna à l’intérieur et Lucas attendit, en évitant de poser les yeux sur les deux sourds assis devant la maison. Ils le sentaient et paraissaient trouver ça drôle. De temps en temps, il croisait tout de même leurs regards, et leur faisait un signe de tête ou bien levait les sourcils, il se sentait alors particulièrement stupide.

L’adolescente tout en longueur revint avec un homme trapu aux cheveux foncés, qui examina Lucas de près, et poussa un grognement inarticulé, empreint de mauvaise humeur. Des lunettes trop grandes aux verres épais donnaient à ses yeux un aspect lunaire. Il se tenait au-dessous de la lampe du porche, et l’éclairage nimbait ses longs cheveux d’un halo de lumière.

– Je ne sais pas parler par signes, signala Lucas.

La blonde :

– Sans blague ? Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

– Ce qu’il a vu. On a un numéro minéralogique, mais il s’agit forcément d’une erreur. L’État n’autorise pas la vulgarité ou ce qui pourrait y ressembler, alors, il n’existe Aucune plaque avec CUL.

La fille ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se tourna vers Johnston, ses mains se mirent à fendre l’air. Une seconde plus tard, Johnston secoua la tête, l’air exaspéré, et lui répondit par signes.

– Il dit que le type du poste de police était un incapable.

– Je ne le connais pas.

La blonde employa à nouveau le langage des signes et Johnston lui répondit.

– Il avait peur qu’ils aient mal lu, mais ce crétin du poste de police ne savait pas communiquer par signes, traduisit-elle, en regardant ses mains.

– Ça n’était pas CUL ?

– Oh si ! C’est pour ça qu’ils s’en sont souvenus. Le mec les a presque renversés, Paul a vu la plaque, et s’est mis à rire, parce qu’il y avait marqué CUL et que le type était un trou-du-cul.

– Des plaques avec CUL, ça n’existe pas.

– Et dans l’autre sens ?

– Dans l’autre sens ?

Elle hocha la tête.

– Pour Paul, que ce soit écrit dans un sens ou dans l’autre, ça ne fait pas beaucoup de différence. Il connaît à peine quelques mots, et ce CUL lui a sauté aux yeux. C’est pour ça qu’il s’en est souvenu. Il savait bien que c’était dans l’autre sens. Il a essayé d’expliquer tout ça, mais je suppose que tout n’a pas été compris. Paul dit que le type du poste de police était un nul illettré.

– Doux Jésus ! Alors la plaque, c’était LUC ?

– C’est ce que dit Paul.

Lucas regarda Paul, le sourd hocha la tête.