6

Peter Hanson exerçait le métier de voleur.

Avec un succès mitigé. Mais en général, il s’acquittait des missions que lui confiait Morell.

Ce matin-là, veille de la Sainte-Walpurgis, il ne portait pourtant pas Morell dans son cœur. Il avait prévu de profiter de ce long week-end, comme tout le monde, et peut-être même de s’offrir le luxe d’une escapade à Copenhague. Mais la veille, tard dans la soirée, Morell l’avait appelé.

— Il me faut quatre pompes à eau. Modèle traditionnel. De celles qu’on trouve dans chaque cour de ferme.

— Ça peut peut-être attendre…

Hanson dormait quand le téléphone avait sonné, et il n’aimait pas être réveillé en sursaut.

— Tu plaisantes ? Le client habite en Espagne. Il part après-demain en voiture.

Classique. Le « client » revendait les pompes à d’autres Suédois de là-bas. Des sentimentaux, prêts à payer cher pour avoir une vieille pompe suédoise devant leur hacienda.

— Où veux-tu que je trouve quatre pompes ? Et tu oublies que c’est férié demain. Les maisons secondaires vont être surpeuplées.

— Tu t’y mets de bonne heure et tout ira bien.

Silence.

— Sinon, je serai obligé de vérifier dans mes registres combien ton frère me doit.

Peter Hanson avait raccroché brutalement. Morell, il le savait, interpréterait cela comme un oui. Sachant qu’il ne parviendrait pas à se rendormir, il se rhabilla, fit le trajet de Rosengård jusqu’au centre-ville, entra dans un pub et commanda une bière.

Peter Hanson avait un frère du nom de Jan-Olof. Ce frère était son malheur personnel. Jan-Olof jouait à Jägersro, et parfois aussi sur les autres champs de courses du pays. Il misait beaucoup et mal, perdait alors qu’il n’en avait pas les moyens, et il était tombé aux mains de Morell. Comme il n’était pas solvable, Peter Hanson était de facto devenu son garant.

Morell était en premier lieu receleur. Mais au cours des dernières années, en bon entrepreneur, il avait compris qu’il fallait choisir : ou bien réduire ses activités à une branche précise, ou bien les élargir. Il avait choisi la seconde solution. Outre son important réseau de commanditaires, aux désirs extrêmement pointus, il avait lancé un commerce de traiteur. Et il comptait bien multiplier son chiffre d’affaires.

Morell avait un peu plus de cinquante ans. Après une longue carrière d’escroc, il s’était reconverti à la fin des années 1970 pour construire un empire du recel dans le sud de la Suède. Une trentaine de voleurs et de chauffeurs figuraient sur sa liste salariale occulte. Chaque semaine, la marchandise était acheminée vers l’entrepôt qu’il possédait dans le port de Malmö, avant de rejoindre les clients à l’étranger. Chaînes stéréo, téléviseurs et téléphones portables affluaient du Småland ; des caravanes de voitures volées quittaient le Halland vers le sud, avant de trouver acquéreur en Pologne, et désormais aussi dans l’ex-RDA. Un nouveau marché non négligeable commençait à s’ouvrir dans les pays baltes, et il avait déjà livré quelques voitures de luxe en Tchécoslovaquie. Peter Hanson était l’un des rouages les plus insignifiants de cette organisation. Morell doutait encore de ses capacités, et l’utilisait avant tout pour des missions ponctuelles de caractère un peu spécial. Quatre pompes à eau, c’était un objectif taillé sur mesure pour lui.

Telles étaient les raisons pour lesquelles Peter Hanson se retrouvait à jurer tout haut au volant de sa voiture en ce petit matin de la veille de la Sainte-Walpurgis. Morell avait saboté son week-end. En plus, la mission lui déplaisait. Il y avait trop de gens qui circulaient ce jour-là.

Peter Hanson était né à Hörby ; il connaissait la Scanie comme sa poche. Il n’y avait pas une route, pas un chemin de traverse qu’il n’eût emprunté au moins une fois, et il avait bonne mémoire. Cela faisait maintenant quatre ans qu’il travaillait pour Morell, depuis ses dix-neuf ans. Il pensait parfois à tout ce qu’il avait chargé dans sa camionnette déglinguée. Un jour, il avait volé deux jeunes taureaux. À Noël, il n’était pas rare qu’on lui commande des porcs. Plusieurs fois aussi, il avait traîné des pierres tombales en se demandant qui pouvait bien être ce client complètement malade. Il avait démonté des portes d’entrée pendant que les occupants de la maison dormaient sur leurs deux oreilles. Il avait même volé une flèche d’église avec l’aide d’un grutier embauché pour l’occasion. Des pompes à eau, ça n’avait rien d’inhabituel. Mais le jour était mal choisi.

Il avait résolu de commencer par le secteur situé au nord de l’aéroport de Skurup. Il avait mis une croix sur l’Österlen. Chaque maison de cette campagne chic serait habitée ce jour-là.

Sa seule chance était le triangle compris entre Skurup, Hörby et Ystad. Il y avait pas mal de fermes abandonnées dans le coin. Avec un peu de veine, on lui ficherait la paix.

Ce fut peu après Krageholm, en direction de Sövde, sur une petite route serpentant à travers la forêt, qu’il découvrit sa première pompe, dans la cour d’une ferme en ruine protégée des regards. La pompe était rouillée, mais intacte. Il inséra son pied-de-biche. La ferrure se détacha d’un bloc ; pourrie jusqu’à la moelle. Puis il s’attaqua à l’assemblage de planches qui masquait l’ouverture du puits. Il ne serait peut-être pas impossible de procurer à Morell ses quatre pompes, tout compte fait. Encore trois fermes abandonnées… Il n’était que huit heures dix. Il serait de retour à Malmö en début d’après-midi. La soirée à Copenhague pouvait encore être sauvée.

D’un dernier effort, il arracha la pompe. Les planches s’écroulèrent. À tout hasard, il jeta un regard dans le puits Il y avait quelque chose au fond.

Des cheveux blonds. Une tête humaine.

Un corps compressé, écrasé, tordu.

Une femme.

Il lâcha la pompe, partit en courant, sauta dans sa voiture, démarra en trombe. Après quelques kilomètres, juste avant Sövde, il freina, ouvrit la portière et vomit.

Puis il tenta de réfléchir. Il n’avait rien inventé. Il y avait bien une femme dans ce puits.

Une femme recroquevillée dans un puits. Une femme assassinée.

Au même moment, il réalisa qu’il avait laissé ses empreintes sur la pompe.

Et ses empreintes étaient fichées.

Morell, pensa-t-il dans une confusion totale. Morell s’en chargera.

Il traversa Sövde, beaucoup trop vite, et prit à gauche vers Ystad. Sa seule idée était de revenir à Malmö et de s’en remettre à Morell. Le client repartirait en Espagne sans ses pompes.

Le voyage prit fin juste avant la sortie vers la décharge d’Ystad. Il avait voulu allumer une cigarette. Il tremblait trop. La voiture dérapa, percuta une clôture et démolit une rangée de boîtes aux lettres avant de s’immobiliser. Peter Hanson avait bouclé sa ceinture ; cela lui évita de traverser le pare-brise. Mais il était sonné.

Un voisin occupé à tondre sa pelouse avait tout vu. Il commença par s’assurer que le conducteur n’était pas blessé. Puis il retourna chez lui en courant pour appeler la police. Ensuite, il se posta à côté du véhicule pour empêcher toute tentative de fuite. Ivresse au volant. Pourquoi sinon perdrait-on le contrôle de sa voiture dans une ligne droite ?

 

La patrouille arriva un quart d’heure plus tard. Peters et Norén, deux policiers expérimentés, avaient reçu l’appel. Après s’être assuré qu’il n’y avait pas de blessés, Peters commença à diriger la circulation, pendant que Norén s’asseyait à l’arrière de la voiture de police avec Peter Hanson pour tenter de tirer l’histoire au clair. Il le fit souffler dans le ballon, sans résultat. L’homme paraissait en proie à une confusion totale et n’avait aucune envie de s’expliquer sur les circonstances de l’accident. Norén commençait à croire que le type était faible d’esprit. Il parlait de façon incohérente de pompes à eau, d’un receleur à Malmö, d’une maison abandonnée, d’un puits.

— Il y a une femme dans le puits, ajouta-t-il soudain.

— Ah bon. Une femme dans un puits ?

— Elle… elle était morte.

Norén sentit venir le malaise. Qu’était-il en train de lui dire, cet homme ? Qu’il avait trouvé une femme morte dans le puits d’une ferme abandonnée… ?

Norén lui dit de rester dans la voiture et rejoignit Peters, qui gesticulait un peu plus loin pour chasser les automobilistes curieux.

— Il dit qu’il a trouvé une femme morte dans un puits.

Les bras de Peters retombèrent.

— Louise Åkerblom ?

— Je n’en sais rien. Je ne sais même pas si c’est vrai.

— Appelle Wallander, dit Peters. Tout de suite.

 

Au commissariat d’Ystad, il régnait ce matin-là une atmosphère pleine d’expectative. Les enquêteurs s’étaient rassemblés à huit heures, et Björk avait mis le turbo. Pour l’heure, la femme disparue n’était pas son principal souci. La nuit de la Sainte-Walpurgis était traditionnellement l’une des plus agitées de l’année. Il fallait préparer la mobilisation.

La réunion fut entièrement consacrée à Stig Gustafson. Dès la veille, Wallander avait lancé ses troupes sur la piste de l’ex-machiniste. Après son compte rendu de l’entrevue avec le pasteur Tureson, tous avaient partagé son sentiment : c’était une percée. Le doigt coupé et l’incendie attendraient. Martinsson avait même suggéré qu’il pouvait bien s’agir d’une coïncidence, tout compte fait.

— C’est déjà arrivé. Qu’on soit à la recherche d’un bouilleur de cru et qu’on découvre que le voisin auquel on demandait son chemin est en fait un receleur.

Vendredi matin, ils n’avaient pas encore réussi à localiser Stig Gustafson.

— Il faut trouver son adresse, dit Wallander. Même s’il n’y est pas, on saura s’il est parti en toute hâte.

Le téléphone sonna. Björk décrocha, écouta un instant et se tourna vers Wallander.

— C’est Norén. Il s’occupe d’un accident de la route aux abords de la ville.

— Il croit qu’on n’a que ça à faire ?

Exaspéré, il prit le combiné. Martinsson et Svedberg, qui connaissaient bien les réactions de Wallander et savaient décrypter ses moindres changements d’humeur, comprirent immédiatement qu’il y avait du nouveau.

Wallander raccrocha lentement et regarda ses collègues.

— Norén est à la sortie vers la décharge municipale, dit-il. Un accident de la route sans gravité. Un homme prétend qu’il a trouvé une femme morte dans un puits.

Silence tendu.

— Si j’ai bien compris, ce puits est à cinq kilomètres de la maison que devait visiter Louise Åkerblom. Et plus près encore de l’étang où on a retrouvé sa voiture.

Le silence se prolongea. Puis tous se levèrent en même temps.

— Alerte maximale ? fit Björk.

— Non. Il nous faut d’abord une confirmation. Norén a dit que l’homme était dans un état de confusion totale.

— Je l’aurais été aussi à sa place, dit Svedberg. Si j’avais vu une femme morte dans un puits et que j’avais eu un accident juste après…

— Exactement.

 

Ils quittèrent la ville à bord de deux voitures de police ; Wallander avec Svedberg, et Martinsson seul, derrière, Wallander mit la sirène.

— Arrête, dit Svedberg. Il n’y a personne sur la route.

— Et alors ?

Parvenus sur les lieux, ils chargèrent le pâle Peter Hanson à l’arrière et suivirent ses indications.

— Ce n’est pas moi, répétait-il.

— Ce n’est pas moi qui quoi ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée.

— Qu’est-ce que tu faisais là-bas alors ?

— Je devais juste voler la pompe.

Wallander et Svedberg échangèrent un regard.

— Morell m’a appelé hier soir pour me commander quatre pompes. Mais je ne l’ai pas tuée.

Wallander ne comprenait rien. Mais Svedberg réagit.

— Il y a un receleur à Malmö qui s’appelle Morell. Il est connu comme le loup blanc, là-bas. Les collègues n’ont jamais réussi à mettre la main dessus.

— Mais pourquoi des pompes… ?

— Des antiquités, si tu préfères.

Ils s’engagèrent dans la cour de la ferme abandonnée et descendirent de voiture. Wallander eut le temps de penser que ce serait une belle fête de la Sainte-Walpurgis. Ciel limpide, pas un souffle de vent, seize ou dix-sept degrés dans l’air, alors qu’il n’était que neuf heures du matin.

Il considéra le puits et la pompe arrachée qui traînait dans l’herbe. Puis il prit une profonde inspiration, s’avança et jeta un regard dans le trou.

Martinsson et Svedberg attendaient à l’arrière-plan avec Peter Hanson.

C’était bien Louise Åkerblom.

Jusque dans la mort, elle avait gardé un sourire figé.

Wallander dut s’accroupir pour parer la nausée.

Martinsson et Svedberg s’avancèrent. Ils eurent le même mouvement de recul.

— Saloperie, murmura Martinsson.

Wallander déglutit et s’obligea à inspirer profondément. Il pensait aux deux petites filles. Et à Robert Åkerblom.

— C’est elle, dit-il. Aucun doute.

Martinsson courut jusqu’à sa voiture pour appeler Björk. Alerte maximale. Et des pompiers, aussi, pour dégager le corps. Wallander s’assit avec Peter Hanson dans la véranda pourrie et écouta son histoire. De temps à autre il posait une question ; mais il savait d’ores et déjà que Hanson lui disait la vérité. En réalité, la police aurait dû le remercier d’être parti ce matin-là pour voler de vieilles pompes à eau. Autrement, on aurait pu attendre longtemps avant de retrouver Louise.

— Note ses coordonnées et relâche-le, dit-il à Svedberg quand ce fut fini. Mais ce Morell devra confirmer son histoire.

Svedberg acquiesça.

— Qui est le procureur de garde ? poursuivit Wallander.

— Il me semble que Björk a parlé de Per Åkeson.

— Appelle-le. Dis-lui qu’on l’a retrouvée. C’est un meurtre. Je lui donnerai mon rapport dans l’après-midi.

— Et Stig Gustafson ?

— Tu vas t’en occuper seul pour l’instant. Je veux que Martinsson soit présent pour le premier examen du corps.

— Je serai content de ne pas être là, dit Svedberg avec simplicité.

Wallander inspira à fond plusieurs fois de suite avant de retourner au puits.

Il ne voulait pas être seul quand il raconterait à Robert Åkerblom à quel endroit ils avaient retrouvé sa femme.

 

Il fallut deux heures pour extraire le corps. Les jeunes pompiers qui avaient dragué l’étang deux jours plus tôt le hissèrent à l’aide d’un harnais de sauvetage et le déposèrent sous la tente dressée à côté du puits. Dès l’instant où il l’avait vue à la lumière du jour, Wallander n’avait plus eu de doute sur ce qui avait causé sa mort. Une balle en plein front. Une fois de plus, il fut rattrapé par l’intuition que rien dans cette enquête n’était naturel. Il n’avait toujours pas rencontré Stig Gustafson. Mais celui-ci l’aurait-il abattue, de face qui plus est ? Ça ne collait pas.

Il alla voir Martinsson.

— Donne-moi ta première réaction.

— Une balle dans le front, ça ne m’évoque pas un amant désespéré. Ça m’évoque une exécution de sang-froid.

— Je suis d’accord.

Les pompiers vidèrent l’eau du puits. Puis ils descendirent. En remontant, ils avaient le sac à main de Louise Åkerblom, son porte-documents et une chaussure. L’autre était restée à son pied. L’eau pompée avait été recueillie dans une cuve en plastique montée à la hâte. L’eau fut filtrée ; Martinsson n’y trouva rien de remarquable.

Les pompiers retournèrent au fond du puits, mais leurs puissantes lampes torches n’éclairèrent que le squelette d’un chat.

La légiste était toute pâle lorsqu’elle sortit de la tente.

— C’est épouvantable, dit-elle à Wallander.

— Oui. On sait déjà le plus important, la cause du décès, Deux choses m’intéressent : la balle, premièrement, et en deuxième lieu, s’il y a des traces indiquant qu’elle ait été maltraitée ou détenue, tout ce que tu pourras trouver. Et bien entendu, s’il y a eu des violences sexuelles.

— La balle est restée à l’intérieur. Je ne vois pas de point de sortie.

— Il faut aussi examiner ses poignets et ses chevilles. Je veux savoir si on lui aurait passé des menottes.

— Des menottes ?

— C’est ça. Des menottes.

 

Björk s’était tenu à l’arrière-plan pendant le travail. Lorsque l’ambulance eut emporté le corps, il prit Wallander à part.

— Nous devons annoncer la nouvelle à son mari.

Nous ? pensa Wallander. Moi, tu veux dire.

— Je vais demander au pasteur Tureson de m’accompagner, dit-il.

— Il faudra lui dire de prévenir rapidement les proches, poursuivit Björk. On ne pourra pas garder le secret très longtemps. D’autre part, je ne comprends pas comment vous avez pu relâcher ce voleur dans la nature. Qu’est-ce qui l’empêche d’aller vendre la nouvelle à un tabloïd ?

Ce ton critique exaspéra Wallander. Mais Björk avait raison. Le risque était réel.

— C’était une erreur. J’en prends la responsabilité.

— Je croyais que c’était Svedberg qui l’avait relâché.

Non. C’est moi, et j’en prends la responsabilité.

— C’est pas la peine de te mettre en rogne.

— Je suis en rogne contre celui qui a fait ça à Louise Åkerblom. Et à ses filles. Et à son mari.

Un périmètre avait été dressé autour de la ferme ; le ratissage se poursuivait. Wallander appela le pasteur Tureson, qui décrocha aussitôt. Il lui dit ce qu’il en était. Le pasteur resta longtemps silencieux.

— Je vous attends devant le temple, dit-il enfin.

— Vous pensez qu’il va s’effondrer ?

— Robert met sa confiance en Dieu.

On verra bien si ça suffira, pensa Wallander. Mais il ne dit rien.

 

Le pasteur Tureson, voûté, l’attendait dans la rue.

Sur le chemin du retour, Wallander avait eu du mal à rassembler ses pensées. Rien n’était plus difficile que d’annoncer aux proches un décès brutal. Accident, suicide ou meurtre, cela ne faisait pas de réelle différence. Ses paroles étaient sans pitié, peu importe la délicatesse de la formulation. Il était le messager de la tragédie. Il se rappela un propos de Rydberg, son collègue et ami, quelques mois avant sa mort. Il n’y aura jamais une bonne manière de présenter ce genre de nouvelle. C’est pourquoi nous devons continuer à le faire, et ne jamais déléguer cette mission à d’autres. Nous sommes sans doute plus résistants, nous qui avons vu tant de fois ce que nul ne devrait voir.

Il avait pensé aussi que cette inquiétude qui le taraudait, cet insaisissable qui caractérisait toute l’enquête, devait bientôt trouver une explication. Il poserait la question sans détour à Martinsson et à Svedberg. Avaient-ils le même sentiment que lui ? Y avait-il un lien entre la maison brûlée, le doigt coupé et la mort de Louise Åkerblom ? Ou n’était-ce qu’une série de coïncidences ?

Il y avait aussi une troisième possibilité. Une confusion délibérément orchestrée par quelqu’un.

Mais pourquoi cette mort ? Le seul mobile qu’on ait envisagé jusqu’à présent, c’est l’amour malheureux. Mais de là à tuer, il y a de la marge. Avec un tel sang-froid, en plus… Dissimuler le corps à un endroit, et la voiture à un autre…

On n’a peut-être rien trouvé du tout. Que fait-on si la piste de Stig Gustafson se révèle sans intérêt ?

Il pensa aux menottes. Au sourire perpétuel de Louise Åkerblom. À la famille heureuse qui n’existait plus.

Qu’est-ce qui s’était fissuré ? L’image parfaite ? Ou la réalité ?

Le pasteur Tureson monta à l’avant. Il avait les larmes aux yeux. Wallander sentit immédiatement sa gorge se serrer.

— Nous l’avons retrouvée près d’une ferme abandonnée à quelques dizaines de kilomètres d’Ystad. Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant.

— Comment est-elle morte ?

Wallander réfléchit très vite avant de répondre.

— Elle a été tuée par balle.

— Pensez-vous qu’elle ait beaucoup souffert ?

— Même si je le savais, je dirais à son mari que la mort a été instantanée.

Il freina devant la villa. Avant de se rendre au temple méthodiste, Wallander était passé au commissariat récupérer sa propre voiture. Il ne voulait pas débarquer chez Robert Åkerblom dans un véhicule de la police.

Robert Åkerblom ouvrit immédiatement. Il nous a vus, pensa Wallander. Dès qu’une voiture freine dans la rue, il se précipite.

Il les fit entrer dans le séjour. Wallander tendit l’oreille. Les deux petites semblaient absentes.

— Je dois malheureusement vous annoncer le décès de votre femme, commença-t-il. Nous l’avons trouvée près d’une ferme abandonnée à une dizaine de kilomètres de la ville. Elle a été assassinée.

Robert Åkerblom le regardait. Inexpressif, figé. Comme s’il attendait une suite.

— Je suis désolé, poursuivit Wallander. Mais je ne peux que vous dire ce qu’il en est. Je dois malheureusement aussi vous demander de l’identifier. Mais ça peut attendre. D’ailleurs, le pasteur Tureson peut le faire à votre place.

Robert Åkerblom le dévisageait toujours sans ciller.

— Vos filles sont-elles à la maison ? demanda doucement Wallander.

Silence. Il jeta un regard implorant au pasteur.

— Nous allons nous entraider, déclara Tureson.

— Merci d’être venu me le dire, dit soudain Robert Åkerblom. Toute cette incertitude… Ça a été terrible.

— Je suis désolé, dit Wallander. Sincèrement. Tous les enquêteurs qui ont travaillé avec moi espéraient trouver une explication naturelle à l’absence de votre femme.

— Qui ? demanda Robert Åkerblom.

— Nous allons le découvrir. Je vous le promets.

— Vous n’y arriverez pas.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Personne n’a pu vouloir tuer Louise. Alors comment pourrez-vous trouver le coupable ?

Wallander ne sut que répondre. Robert Åkerblom venait de mettre le doigt sur leur principal souci.

Quelques minutes plus tard, il se leva pour prendre congé. Le pasteur Tureson le raccompagna dans le vestibule.

— Vous disposez de deux heures pour contacter la famille, dit Wallander. Appelez-moi si vous n’avez pas fini d’ici là. Nous ne pourrons pas garder le secret très longtemps.

— Je comprends.

Soudain, le pasteur Tureson baissa la voix.

— Stig Gustafson ?

— Nous le cherchons encore. Nous ne savons pas si c’est lui.

— Avez-vous d’autres pistes ?

— Peut-être. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus.

Wallander vit qu’il avait encore une question.

— Oui ?

Le pasteur Tureson baissa encore le ton. Wallander comprit à peine ce qu’il disait.

— Est-ce que c’est un crime sexuel ?

— On n’en sait rien encore. Mais ce n’est évidemment pas exclu.

 

Wallander ressentait un curieux mélange de faim et d’oppression en quittant la villa des Åkerblom. Il s’arrêta à un kiosque d’Österleden et avala un hamburger. Quand avait-il mangé pour la dernière fois ? Au commissariat, il fut accueilli par Svedberg, qui lui annonça que Björk avait dû improviser en toute hâte une conférence de presse. Vu qu’il ne voulait pas déranger Wallander chez Robert Åkerblom, il s’était adjoint les services de Martinsson.

— Tu devines d’où vient la fuite ?

— Oui, dit Wallander. Peter Hanson.

— Non.

— L’un d’entre nous ?

— Pas cette fois. C’est Morell. Le receleur de Malmö. Ce type est manifestement une ordure. Mais du coup, les collègues vont enfin pouvoir l’épingler. Demander à quelqu’un de voler quatre pompes à eau, c’est puni par la loi.

— Il n’aura qu’une peine avec sursis.

Ils allèrent à la cafétéria.

— Comment Robert Åkerblom a-t-il pris la nouvelle ? demanda Svedberg.

— Je ne sais pas. Je crois qu’on ne peut pas imaginer ce que c’est tant qu’on ne l’a pas vécu. Moi en tout cas, je ne peux pas. Tout ce que je sais, c’est qu’on doit se réunir tout de suite après la conférence de presse. D’ici là, je vais essayer de faire une synthèse.

— Je pensais de mon côté faire le point des appels qu’on a reçus jusqu’à présent. Il se peut que quelqu’un ait vu Louise Åkerblom vendredi en compagnie d’un homme qui pourrait être Stig Gustafson.

— Fais-le. Et donne-nous tout ce que tu pourras trouver sur lui.

 

La conférence de presse s’éternisait. Une heure et demie plus tard, alors qu’elle s’achevait enfin, Wallander avait rédigé un mémo en plusieurs parties et tenté de formuler une stratégie pour l’étape suivante de l’enquête.

Björk et Martinsson étaient épuisés en arrivant dans la salle de réunion.

— Maintenant je comprends l’état dans lequel ça te met, dit Martinsson en se laissant tomber dans un fauteuil. La seule question qu’ils n’ont pas posée, c’est quelle était la couleur de ses sous-vêtements.

— Tu aurais pu t’épargner ce commentaire.

Martinsson eut un geste d’excuse.

— Bon, dit Wallander. Je résume. Le début de l’histoire, on le connaît, je passe. Nous avons donc retrouvé Louise Åkerblom. Elle a été abattue d’une balle dans le front. Je devine qu’elle a été tuée presque à bout portant. Nous le saurons bientôt avec certitude. Nous ne savons pas si elle a été victime d’un crime sexuel. Nous ne savons pas si elle a été maltraitée ou détenue. Nous ne savons pas non plus à quel endroit elle a été tuée, ni à quel moment. Mais nous pouvons être sûrs qu’elle était morte quand on l’a enfouie dans le puits. Il nous faut le rapport préliminaire de l’hôpital le plus rapidement possible. S’il s’agit d’un crime sexuel, il va falloir s’occuper de tous les candidats notoires.

Wallander vida son gobelet de café.

— Pour ce qui est du mobile et d’un auteur éventuel, nous n’avons jusqu’à présent qu’une seule piste. Le machiniste Stig Gustafson, qui l’a harcelée de déclarations d’amour sans espoir. Nous ne l’avons pas encore localisé. On a lancé un appel au public ; Svedberg va nous faire un point là-dessus tout à l’heure. D’autre part, on a le mystère du doigt coupé et de la maison incendiée. Cela ne s’arrange pas du fait que Nyberg a retrouvé dans les ruines de l’incendie les restes d’un émetteur radio professionnel, ainsi que le barillet d’une arme qui est en usage principalement en Afrique du Sud, si j’ai bien compris. De ce point de vue, l’arme et le doigt coupé pourraient avoir un rapport. Mais cela ne rend pas les choses plus claires pour autant. Surtout s’il existe un lien avec la mort de Louise Åkerblom.

Wallander fit signe à Svedberg, qui feuilletait ses papiers perpétuellement en désordre.

— Bon, dit Svedberg, je commence par les appels. Un jour, je ferai un livre qui s’intitulera Les gens qui veulent aider la police et il me rendra riche. Comme d’habitude, nous avons reçu des malédictions, des bénédictions, des mensonges, des aveux, des rêves, des hallucinations, et une ou deux informations raisonnables. D’après moi, il n’y en a qu’une qui peut se révéler intéressante dans l’immédiat. L’intendant de la ferme de Rydsgård affirme avoir vu Louise Åkerblom passer en voiture vendredi après-midi. Les horaires coïncident. Cela signifie que nous savons quelle route elle a prise. Pour le reste, il n’y a presque rien. Comme on le sait, les meilleures infos nous parviennent en général au bout de quelques jours seulement. Les gens qui ont un peu de jugeote hésitent avant de nous contacter. Pour ce qui est de Stig Gustafson, nous n’avons pas réussi à découvrir sa nouvelle adresse. Mais il aurait une tante à Malmö. Malheureusement nous ne connaissons pas son prénom. On peut chercher les Gustafson dans l’annuaire de Malmö. Il y en a un sacré paquet. Il faudra se répartir la tâche. C’est tout ce que j’ai à dire.

Wallander garda le silence. Björk lui jeta un regard impérieux.

— Nous devons nous concentrer, dit Wallander. Nous devons retrouver Stig Gustafson, c’est le plus important. Si notre seule possibilité est de rechercher la tante à Malmö, alors on le fait. Toute personne capable de soulever un combiné dans cette maison devra nous aider. Je vais m’y atteler moi-même. Avant cela, il faut juste que j’appelle l’hôpital pour les bousculer un peu.

Il se tourna vers Björk.

— On continue toute la soirée. On n’a pas le choix.

— Très bien. Je suis ici s’il y a du nouveau.

Svedberg commença à organiser la recherche de la tante, pendant que Wallander retournait dans son bureau. Avant d’appeler l’hôpital, il composa un autre numéro. Il attendit longtemps. Son père devait être dans l’atelier. Lorsqu’il répondit enfin, Wallander perçut d’emblée sa mauvaise humeur.

— Salut, c’est moi.

— Qui ?

— Ton fils.

— Ah. J’avais oublié le son de ta voix.

Wallander réprima de justesse l’impulsion de raccrocher.

— Je travaille, dit-il. J’ai trouvé une femme morte dans un puits aujourd’hui. Je n’ai pas le temps de passer te voir. J’espère que tu le comprends.

À sa grande surprise, son père changea de ton.

— Je comprends. Ça paraît désagréable.

— Ça l’est, dit Wallander. Je voulais juste te souhaiter une bonne soirée. J’essaierai de passer demain.

— Si tu en as le temps. Bon, il faut que je te laisse.

— Pourquoi ?

— J’attends de la visite.

Wallander resta assis le combiné à la main. Son père avait déjà raccroché.

Une visite… Gertrud Anderson venait donc le voir en dehors de ses heures de travail.

Il secoua la tête, plusieurs fois. Il faut que je m’occupe de lui. Ce serait une catastrophe s’il se mariait.

Après avoir appelé l’hôpital — aucun résultat pour l’instant —, il se rendit dans le bureau de Svedberg, qui lui donna une liste de noms et de numéros de téléphone. De retour dans son bureau, il commença par le premier de la liste, en pensant qu’il devait aussi contacter le procureur dans l’après-midi.

À seize heures, on n’avait toujours pas trouvé la tante.

À seize heures trente, Wallander réussit à joindre Per Åkeson à son domicile. Il lui résuma les derniers événements et l’informa que l’enquête se concentrait maintenant sur Stig Gustafson. Åkeson n’avait pas d’objection. Il demanda à Wallander de le rappeler dès qu’il y aurait du nouveau.

À dix-sept heures quinze, Wallander alla chercher sa troisième liste dans le bureau de Svedberg. Toujours aucun résultat. C’était bien leur veine de faire ce boulot à la veille de la Sainte-Walpurgis, alors que les gens étaient tous partis pour le week-end.

Deux numéros. Sonnerie dans le vide. Troisième numéro. Une vieille dame affirmant avec beaucoup de détermination qu’elle n’avait pas de neveu prénommé Stig.

Wallander ouvrit la fenêtre. Il commençait à avoir mal au crâne. Puis il composa le quatrième numéro. Il allait raccrocher lorsqu’on lui répondit enfin. Une jeune femme, à juger par la voix. Il se présenta.

— Bien sûr, dit la femme, qui se prénommait Monika. J’ai un demi-frère qui s’appelle Stig. Oui, il travaille comme machiniste. Il lui est arrivé quelque chose ?

Wallander sentit la fatigue le quitter d’un coup.

— Non. Mais on aurait besoin d’entrer en contact avec lui. Vous savez peut-être où il habite ?

— Bien entendu. À Lomma. Mais il n’est pas chez lui.

— Où est-il alors ?

— À Las Palmas. Mais il revient demain. Il atterrit à Copenhague à dix heures. Avec la Scanair, je crois.

— Parfait, dit Wallander. Si vous pouviez me donner son adresse et son téléphone.

Il prit note et s’excusa pour le dérangement. Puis il se précipita dans le bureau de Svedberg, attrapant Martinsson au passage. Personne ne savait où était passé Björk.

— On va à Malmö, dit Wallander. Les collègues nous aideront. Surveillance des terminaux et contrôle des passeports à tous les ferries. Björk se chargera de les prévenir.

— A-t-elle dit depuis combien de temps il était parti ? demanda Martinsson. S’il a pris une semaine de vacances, ça veut dire qu’il serait parti samedi dernier.

Ils échangèrent un regard. L’importance de la remarque de Martinsson était manifeste.

— Je propose que vous rentriez chez vous, dit Wallander. Qu’il y ait au moins deux personnes reposées demain. On se retrouve ici à huit heures.

 

Wallander réussit à joindre Björk, qui promit d’appeler son homologue de Malmö pour mettre en place la surveillance. À dix-huit heures quinze, Wallander rappela l’hôpital. La légiste lui donna des réponses vagues.

— Il n’y a pas de lésions visibles sur le corps. Pas d’ecchymoses, aucune fracture. Au terme de l’examen superficiel, il ne semble pas s’agir d’un crime sexuel. Mais ce n’est pas encore une certitude. Je n’ai pas trouvé de marques aux chevilles ou aux poignets.

— Bien, dit Wallander. Merci. Je vous rappelle demain.

Il quitta le commissariat et prit la route de Kåseberga. II resta un moment assis au sommet de la colline, à regarder la mer.

Peu après vingt et une heures, il était de retour chez lui.