26
Le parfum acidulé des pommes d’hiver.
Ce fut sa première pensée au réveil. Mais ensuite, lorsqu’elle ouvrit les yeux dans le noir, il n’y eut plus rien. Rien que la terreur. Elle était étendue sur le sol. Odeur de terre humide. Aucun bruit, bien que la peur écarquillât tous ses sens. Avec précaution, elle tâta la surface autour d’elle. Un assemblage de dalles irrégulières. Elle comprit qu’elle se trouvait dans une cave. Le cellier de la maison de son grand-père avait un sol semblable.
Lorsqu’il n’y eut plus rien à enregistrer avec ses sens, elle réalisa qu’elle avait terriblement mal au crâne. Combien de temps ? Sa montre était restée sur la table de chevet. Pourtant il lui semblait qu’il s’était écoulé plusieurs heures.
Ses bras étaient libres. Mais en essayant de se redresser, elle s’aperçut qu’elle avait des chaînes aux chevilles. Ses doigts rencontrèrent un cadenas. La sensation d’être captive d’un cadenas de fer lui donna brusquement froid. Est-ce qu’on ne ligotait pas plutôt les gens avec des cordes ? Les chaînes appartenaient à un passé lointain, à l’esclavage et aux procès d’hérétiques.
Mais le pire, c’étaient les vêtements. La forme, les couleurs qu’elle ne pouvait voir mais qu’elle croyait sentir sous ses doigts, la forte odeur de détergent… ce n’était pas ses vêtements à elle, et quelqu’un les lui avait enfilés. Quelqu’un lui avait enlevé sa chemise de nuit et l’avait rhabillée de force, des sous-vêtements aux chaussures. Cette intrusion lui donnait la nausée. Elle se prit la tête dans les mains, oscillant d’avant en arrière. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai… Si pourtant. Elle se souvenait même de la manière dont cela s’était passé.
Elle avait été brutalement réveillée, en plein rêve, parce qu’on lui couvrait le nez et la bouche avec un torchon imbibé de produit. Elle avait perçu une odeur écœurante, puis la sensation cotonneuse de l’anesthésie. Dans la chambre vaguement éclairée par la lampe du perron, elle avait vu le visage d’un homme tout contre le sien. Elle se rappela soudain qu’il puait l’après-rasage, alors qu’il n’était même pas rasé. Il n’avait rien dit. Mais elle avait vu ses yeux. Elle ne les oublierait jamais. Puis un grand trou jusqu’au réveil sur la pierre humide.
Elle comprenait, bien sûr. Les yeux de cet homme étaient ceux de Konovalenko. L’homme qui avait tué Mabasha. L’homme qui voulait la peau de son propre père. C’était lui qui s’était glissé dans sa chambre, qui l’avait déshabillée, rhabillée et enchaînée.
Lorsque la trappe s’ouvrit, elle sursauta. La lumière était très forte. Exprès pour l’aveugler ? Elle crut voir une échelle, une paire de chaussures marron, un pantalon qui approchait. Puis, en dernier, le même visage et les mêmes yeux. Elle détourna la tête. Elle était terrifiée. Mais elle eut tout de même la présence d’esprit de constater que la cave était plus grande qu’elle ne l’avait cru, dans le noir. Peut-être occupait-elle tout le sous-sol d’une maison.
L’homme masquait à présent la lumière. Il avait apporté une lampe torche. Dans l’autre main, il tenait un objet métallique qu’elle n’identifia pas tout de suite.
Puis elle comprit.
Elle poussa un hurlement. Suraigu, prolongé. Il était descendu pour la tuer, et il allait le faire… avec des ciseaux ! Éperdue, elle tritura violemment ses chaînes, comme si elle espérait pouvoir les arracher par la seule force de sa volonté. La lampe torche l’éclairait ; le visage de l’homme n’était qu’une ombre découpée par la forte lumière à l’arrière-plan.
Soudain, il retourna la torche vers lui, à hauteur du menton. Son visage éclairé de bas en haut ressemblait à une tête de mort. Elle se tut d’un coup. Les hurlements ne faisaient qu’amplifier sa terreur. En même temps, elle ressentait un épuisement étrange. Il était trop tard, toute résistance était inutile.
Le crâne prit la parole à voix basse.
— Tu cries pour rien. Personne ne t’entend. Et ça risque de m’énerver. Je pourrais te faire mal. Alors il vaut mieux te taire.
Ces derniers mots n’étaient qu’un chuchotement.
Papa, pensa-t-elle. Aide-moi.
Tout alla très vite. Sans lâcher la torche, il l’attrapa par les cheveux et la tira vers le haut. Elle tressaillit, de douleur et de surprise. Mais il la tenait fermement, impossible de bouger. Elle entendit le bruit sec des ciseaux qui lui coupaient les cheveux juste sous l’oreille, tout autour de la nuque. Puis il la lâcha. La nausée revint, mêlée d’un soulagement confus.
Konovalenko roula les mèches en une boule qu’il rangea dans sa poche.
Il est malade, pensa-t-elle. Malade, fou et sadique.
Avec sa lampe, il éclairait maintenant son cou et la fine chaîne ornée d’un bijou en forme de luth qu’elle avait reçu de ses parents pour ses quinze ans.
— Le bijou, dit Konovalenko. Enlève-le.
Elle obéit en faisant attention à ne pas toucher ses mains lorsqu’elle le lui tendit. Il la quitta sans un mot, remonta l’échelle, ferma la trappe et l’abandonna dans le noir.
Elle rampa au sol jusqu’à rencontrer un mur. À tâtons elle chercha le recoin le plus proche et essaya de s’y cacher.
Dès la veille au soir, après l’enlèvement réussi de la fille du policier, Konovalenko avait fait sortir Tania et Sikosi Tsiki de la cuisine. Il avait besoin d’être seul, et il voulait être dans la cuisine. C’était la plus grande pièce de la maison. On avait conservé le style d’origine, avec poutres apparentes, vaisselier et fourneau à bois. Des chaudrons de cuivre étaient suspendus au mur. Pour Konovalenko, c’était une réminiscence de sa propre enfance à Kiev, la grande cuisine du kolkhoze où son père avait été commissaire politique.
C’était la dernière maison louée par Rykoff avant de mourir… Il avait constaté avec surprise que Vladimir lui manquait ; à la longue, les réactions affectives avaient presque complètement disparu. Or la mort de Rykoff l’affectait. Cela renforçait sa haine à l’encontre du policier qui s’obstinait à lui barrer la route. Sa fille se trouvait maintenant sous ses pieds. Elle était l’appât qui le ferait sortir de sa tanière. Mais la vengeance anticipée ne le délivrait pas entièrement de la mélancolie. Il buvait sa vodka, lentement pour ne pas être trop ivre, et se contemplait de temps à autre dans le miroir fixé au mur. Son visage lui parut brusquement laid. Se faisait-il vieux ?
À deux heures du matin, alors que Tania dormait ou feignait de dormir et que Sikosi Tsiki s’était enfermé dans sa chambre, il appela Jan Kleyn. Il avait soigneusement préparé son rapport. Il n’avait aucune raison de lui cacher que l’un de ses collaborateurs était mort. Cela ne lui ferait pas de mal de comprendre que Konovalenko ne travaillait pas sans risque. Alors il décida de lui mentir une fois de plus. Il lui dirait que le policier récalcitrant avait été enfin neutralisé. Il était tellement persuadé de réussir, maintenant qu’il avait la fille sous clé à la cave, qu’il pouvait se permettre de prendre ce petit acompte sur la mort de Wallander.
Jan Kleyn l’écouta sans commentaire particulier. Konovalenko savait que son silence était le plus grand des éloges. Puis Jan Kleyn l’informa que Sikosi Tsiki devait être rapatrié rapidement. Konovalenko avait-il un doute quant à ses capacités ? Il répondit par la négative. Là encore, il s’avançait un peu. Il n’avait pas eu beaucoup de temps à consacrer à Sikosi Tsiki. Celui-ci lui faisait avant tout l’impression d’un homme à la sensibilité pétrifiée. Il ne riait pour ainsi dire jamais, et son comportement était aussi maîtrisé, aussi irréprochable que sa mise vestimentaire. Une fois qu’il aurait réglé le problème Wallander, il suffirait de quelques jours de formation accélérée pour que le candidat soit au point. Il se déclara donc satisfait de Sikosi Tsiki. Jan Kleyn se contenta de cette réponse. Il conclut la conversation en demandant à Konovalenko de le rappeler trois jours plus tard. Il lui donnerait alors les instructions exactes pour le retour de Sikosi Tsiki.
L’échange avec Jan Kleyn lui avait rendu un peu de l’énergie entamée par la mort de Rykoff. L’enlèvement de la fille avait été une opération d’une facilité presque embarrassante. Après la visite de Tania au commissariat, il avait rapidement localisé la maison de Wallander père. Il avait appelé là-bas en personne ; une femme de ménage lui avait répondu. Il s’était présenté comme un employé des Télécoms chargé d’établir l’annuaire de l’année suivante. Y avait-il un changement de domicile en vue ? Tania avait acheté une carte détaillée de Scanie à la librairie d’Ystad. Après l’avoir étudiée, il se rendit à Löderup pour surveiller la maison à distance. La femme de ménage était partie en fin d’après-midi. Deux heures plus tard, une voiture de police s’immobilisait au bord de la route. Quand il fut certain qu’il n’y avait pas d’autre dispositif de surveillance, il improvisa rapidement la manœuvre de diversion. De retour à la maison de Tomelilla, il prépara le jerrycan déniché dans la remise et donna ses instructions à Tania. À bord de deux voitures — dont une louée à une station-service des environs — ils retournèrent à Löderup en fin de soirée et se mirent à l’œuvre. Tania avait fait brûler le feu correctement et, comme prévu, elle avait réussi à disparaître avant l’arrivée des policiers. Konovalenko savait qu’il disposait de très peu de temps. Mais c’était un défi supplémentaire. Il avait rapidement forcé la porte d’entrée, bâillonné et ligoté le grand-père dans son lit, anesthésié la fille. Puis il l’avait transportée jusqu’à la voiture. Le tout ne lui avait pris que dix minutes. Lorsque les deux policiers revinrent, il était déjà loin. Dans la journée, Tania avait acheté des vêtements pour la fille, et elle l’avait habillée pendant qu’elle était encore inconsciente. Il l’avait traînée ensuite dans la cave et lui avait enchaîné les jambes. Tout s’était passé sans encombre. La suite serait-elle aussi simple ? En découvrant le bijou à son cou, il avait d’abord cru que cela suffirait à son père pour l’identifier. En même temps, il voulait donner à Wallander une autre image de la situation, une image menaçante qui ne lui laisserait aucun doute quant au sérieux de ses intentions. Il avait alors décidé de lui couper les cheveux et d’envoyer les mèches en même temps que le bijou. Les femmes tondues, cela sentait la déchéance et la mort. Wallander était policier, il comprendrait.
Konovalenko se versa un autre verre de vodka et regarda par la fenêtre. L’aube pointait. Il faisait presque chaud déjà. Bientôt, il vivrait sous un soleil permanent, loin de ce climat où l’on ne savait jamais à quoi s’attendre d’un jour sur l’autre…
Il s’allongea pour dormir quelques heures. Au réveil, il regarda sa montre. Neuf heures et quart, le lundi 18 mai. Wallander devait déjà savoir que sa fille avait été enlevée. Il attendait maintenant des nouvelles de Konovalenko.
Je le laisse attendre. À chaque heure qui passe, le silence sera plus insoutenable, et son angoisse plus forte que sa capacité à la contrôler.
La trappe de la cave se trouvait juste derrière la chaise où il était assis. Il guettait le moindre bruit. Mais tout était silencieux.
Il resta encore un moment à regarder par la fenêtre. Puis il se leva, prit une grande enveloppe et glissa à l’intérieur les cheveux coupés et le bijou.
La nouvelle de l’enlèvement de Linda parvint à Wallander comme un accès de vertige.
Sten Widén qui se trouvait par hasard dans la cuisine quand le téléphone avait sonné, et qui avait décroché avant de lui passer le combiné, fut stupéfait de le voir arracher l’appareil du mur et le balancer de toutes ses forces par la porte ouverte du bureau. Puis il vit la peur sur son visage. La peur nue, atroce. Il comprit qu’il s’était passé quelque chose de terrible. La compassion lui paraissait en général un sentiment assez suspect. Mais pas cette fois. Le désespoir de Wallander le touchait de plein fouet. Il s’accroupit près de lui et lui tapota l’épaule.
Pendant ce temps, Svedberg avait déployé une énergie enragée. Après s’être assuré que le père de Wallander n’était pas blessé — à vrai dire, il ne semblait pas même sous le choc —, il appela Peters chez lui. Sa femme lui, expliqua que son mari dormait après sa longue nuit de garde. Svedberg rugit qu’il fallait le réveiller sur-le-champ. Lorsque Peters prit le téléphone en bâillant, Svedberg lui donna une demi-heure pour trouver Norén et se pointer devant la maison qu’ils étaient censés surveiller. Peters blêmit et promit de se dépêcher. Vingt minutes plus tard, Svedberg leur apprenait l’effroyable nouvelle.
— Je vais te dire la vérité, dit Norén, qui s’était déjà douté la veille que ce jerrycan n’était pas orthodoxe.
Peters, qui était le vrai responsable de l’excursion dans le sous-bois, ne dit rien. Mais Norén ne lui fit pas porter le chapeau. Dans le compte rendu qu’il fit à Svedberg, ils avaient pris la décision à deux.
— J’espère pour vous qu’il n’arrivera rien à la fille de Wallander, dit Svedberg. Maintenant, écoutez-moi bien. Vous allez prêter un serment, ici devant moi. Si vous le respectez, j’essaierai d’oublier que vous avez transgressé les ordres hier soir. Si la fille s’en sort, personne ne saura rien. C’est clair ?
Les deux policiers hochèrent la tête.
— Vous n’avez rien vu hier soir. Il n’y avait pas de feu. La fille de Wallander n’a pas été enlevée. Rien n’est arrivé.
Peters et Norén écarquillèrent les yeux.
— Je suis absolument sérieux, dit Svedberg. Il ne s’est rien passé. C’est cela que vous devez garder en tête. Rien d’autre. C’est capital, je vous demande de me croire.
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose ? demanda Peters.
— Oui. Rentrez chez vous et dormez.
Ensuite Svedberg chercha en vain un indice dans la cour et dans la maison. Il fouilla le bosquet où se trouvait encore le jerrycan. Des traces de pneus y conduisaient, c’était tout. Il retourna à la maison et parla encore une fois au père de Wallander, qui buvait un café dans la cuisine.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Linda a disparu…
— Je ne sais pas, répondit Svedberg sincèrement. Mais ça va sûrement s’arranger.
— Tu crois ? — La voix du père était pleine de doute. J’ai bien entendu que Kurt était bouleversé, au téléphone. Où est-il, au fait ? Qu’est-ce qui se passe au juste ?
— Il vous l’expliquera mieux que moi, dit Svedberg en se levant. Je vais le voir.
— Salue-le de ma part. Dis-lui que je vais bien.
— Vous pouvez compter sur moi.
Wallander l’attendait, pieds nus dans la cour de Sten Widén. Il était près de onze heures, Svedberg lui expliqua en détail la manière dont les choses avaient dû se passer. Il ne lui cacha pas avec quelle facilité Peters et Norén avaient été éloignés pendant les quelques minutes nécessaires à l’enlèvement. Pour finir, il transmit les salutations paternelles.
Wallander l’avait écouté sans broncher. Mais il paraissait absent. En général, on pouvait toujours capter le regard de Wallander quand on lui parlait. Là, son regard errait comme s’il n’avait nul endroit où se poser. Svedberg pensa qu’il était auprès de sa fille, où qu’elle fût.
— Pas de traces ? demanda-t-il pour finir.
— Aucune.
Ils entrèrent dans la maison.
— J’ai essayé de réfléchir, dit Wallander lorsqu’ils furent assis à la cuisine.
Svedberg vit que ses mains tremblaient.
— C’est évidemment Konovalenko qui l’a fait. C’est ce que je redoutais. Tout est de ma faute. J’aurais dû être là. Maintenant il se sert de ma fille pour me retrouver. Et il n’est pas seul.
— Non, dit Svedberg doucement. Si j’ai bien compris Norén et Peters, il n’aurait pas eu le temps d’allumer le feu lui-même avant de s’introduire dans la maison.
— Le feu a été allumé par Tania, dit Wallander après un instant de réflexion. La femme de Rykoff. Ils sont au moins deux, autrement dit. On ne sait pas où ils se cachent. Sans doute dans une maison des environs d’Ystad. Une maison très isolée. Que nous aurions pu localiser si la situation avait été différente. Maintenant c’est impossible.
Sten Widén entra sans bruit et posa une cafetière sur la table. Wallander leva la tête vers lui.
— Il me faudrait un truc plus fort, Sten.
Widén revint avec une bouteille de whisky entamée. Wallander dévissa distraitement la capsule et but une rasade au goulot.
— Il va prendre contact avec moi, dit-il. Il va se servir de la maison de mon père. C’est là que je dois attendre les nouvelles. Je ne sais pas quelle sera sa proposition. Dans le meilleur des cas, ma vie contre celle de Linda. Dans le pire des cas, quelque chose que je préfère ne pas imaginer.
Il regarda Svedberg.
— J’ai raisonné comme ça. Je me trompe ?
— Non, sans doute. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Personne ne va faire quoi que ce soit. Pas de policiers autour de la maison, rien du tout. Konovalenko flairera le moindre danger. Je dois être seul avec mon père. Ta mission à toi sera de veiller à ce que personne n’approche.
— Tu n’y arriveras pas sans aide, Kurt.
— Je ne veux pas que ma fille meure, dit Wallander simplement.
La discussion était close. Il avait pris sa décision, il n’en changerait pas.
— Bon. Alors je te conduis à Löderup.
— Ce n’est pas nécessaire, dit Sten Widén. Kurt peut prendre ma voiture.
Wallander hocha la tête. En se levant, il faillit tomber et dut se raccrocher au bord de la table.
— Tout va bien, dit-il.
Ils sortirent dans la cour. Svedberg et Widén le virent disparaître au volant de la Duett.
— Comment ça va finir ? demanda Svedberg.
Sten Widén ne répondit pas.
Lorsque Wallander arriva à Löderup, son père était à l’atelier.
Pour la première fois de sa vie, Wallander vit qu’il avait abandonné son éternel motif. Ce paysage-ci était différent, plus sombre, plus chaotique. Aucune unité de composition. La forêt semblait pousser hors du lac, les montagnes à l’arrière-plan basculaient vers le spectateur.
Au bout d’un moment il posa ses pinceaux. Lorsqu’il se retourna, Wallander vit la peur sur son visage.
— On rentre, dit-il. J’ai renvoyé Gertrud chez elle.
Dans la cour, son père posa une main sur son épaule. Il ne pouvait se rappeler quand le vieux avait eu pour la dernière fois un geste semblable.
Dans la cuisine, Wallander lui raconta tout. Son père paraissait perdu dans cette multitude d’événements enchevêtrés. Mais il voulait tout de même lui donner une image de ce qui s’était passé au cours des trois dernières semaines, lui dire qu’il avait tué un homme et que sa fille était en danger.
Lorsqu’il se tut, son père regarda longuement ses mains.
— Je vais nous sortir de là, reprit Wallander. Je suis un bon flic. Maintenant je vais attendre ici que cet homme prenne contact avec moi. Ça peut se produire d’un instant à l’autre. Mais, à mon avis, pas avant demain.
L’après-midi s’écoula. Aucun signe de Konovalenko. Svedberg appela à deux reprises, mais Wallander n’avait rien de neuf à lui communiquer. Il envoya son père à l’atelier en lui disant de continuer à peindre. Il n’avait plus la force de le voir ainsi immobile, assis, à regarder ses mains. En temps normal, le vieux aurait réagi à un tel ordre par un accès de rage. Là, il se leva simplement et sortit.
Wallander fit les cent pas, s’assit un instant, se releva aussitôt. Il sortit dans la cour et scruta l’horizon par-dessus les champs. Puis il retourna à l’intérieur et se remit à tourner en rond. À deux reprises il essaya de manger quelque chose. Impossible. L’angoisse, l’impuissance, la rage lui brouillaient l’esprit. Robert Åkerblom fit plusieurs apparitions dans ses pensées. Mais il le chassa, de peur que cette image n’agisse comme une malédiction sur le sort de sa fille.
La soirée passa. Toujours aucune nouvelle de Konovalenko. Svedberg l’appela pour lui dire qu’il serait maintenant joignable à son domicile. Wallander téléphona à Sten Widén, sans raison particulière. À vingt-deux heures, il envoya son père se coucher. La nuit était très claire. Il resta un moment assis sur les marches de la cuisine. Lorsqu’il fut certain que son père donnait, il appela Baiba Liepa à Riga. Le téléphone sonna dans le vide. Il réessaya une demi-heure plus tard. Elle répondit. Très calmement, il lui raconta que sa fille avait été enlevée par un homme excessivement dangereux. Il lui dit qu’il n’avait personne à qui parler. C’était la pure vérité. Puis il lui demanda pardon une nouvelle fois pour la nuit où il l’avait réveillée. Il essaya de lui décrite ce qu’il éprouvait pour elle, mais c’était difficile. Les mots anglais étaient trop lointains. Avant de raccrocher, il lui dit qu’il la rappellerait. Elle n’avait presque rien dit pendant leur échange, se contentant de l’écouter. Après coup, il se demanda s’il lui avait même réellement parlé.
La nuit passa très lentement. De temps à autre, il s’asseyait dans l’un des vieux fauteuils râpés de son père et fermait les yeux. Mais chaque fois, au bord du sommeil, il se réveillait en sursaut. À nouveau, il se mit à marcher dans la maison, et ce fut comme un voyage à travers toute sa vie.
À l’aube, il contempla un lièvre solitaire assis immobile au milieu de la cour.
Mardi 19 mai.
Peu après cinq heures, il se mit à pleuvoir.
Le taxi arriva à huit heures. C’était une voiture de Simrishamn. En l’entendant approcher, il était sorti sur le perron. Le chauffeur lui remit une épaisse enveloppe.
Elle était adressée à son père.
— D’où vient-elle ? demanda Wallander.
— Une dame l’a laissée chez nous à Simrishamn, dit le chauffeur qui ne souhaitait pas s’attarder sous la pluie. Elle a payé. Tout est OK. Pas besoin de récépissé.
Wallander hocha la tête. Tania avait repris les tâches de son mari.
Le taxi disparut. Wallander était seul dans la maison. Son père travaillait déjà à l’atelier.
Une enveloppe matelassée. Il l’examina soigneusement avant de l’ouvrir. Tout d’abord, il ne comprit pas ce qu’il avait sous les yeux.
Comme pétrifié, il regardait fixement les mèches répandues sur la table. Puis il fondit en larmes. La douleur passa un nouveau cap. Il n’avait plus la force d’y résister. Qu’avait-on fait à Linda ? Tout était de sa faute, lui qui l’avait entraînée dans cette histoire, lui qui n’avait pas su la protéger.
Serrant dans sa main le petit bijou en forme de luth, il s’obligea à lire le court message qui accompagnait l’envoi.
Douze heures plus tard exactement, Konovalenko reprendrait contact avec lui. Ils devaient se voir pour régler leur problème, écrivait-il. D’ici là, Wallander devait attendre, rien d’autre. Tout contact avec la police mettrait en danger la vie de sa fille.
La lettre n’était pas signée.
À nouveau, il contempla les mèches de cheveux de Linda. Le monde était impuissant face à ce type de mal. Comment croire alors qu’il puisse avoir la moindre chance contre Konovalenko ?
C’était sans doute précisément le genre de pensée que souhaitait lui inspirer le Russe. Il lui avait d’ailleurs laissé douze heures de réflexion, pour lui ôter tout espoir quant à une solution autre que celle dictée par lui.
Wallander était prostré sur sa chaise.
Il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait faire.